Cinéaste rageur et activiste, Avi Mograbi plante une fois encore sa caméra désobéissante au c’ur des zones de conflit de la société israélienne. Mais plus qu’aux vertus du cinéma, il croit surtout à celles du dialogue.
Une route sèche, deux jeeps militaires israéliennes en son milieu, une Palestinienne malade accrochée au bras d’un homme, entourée de sa famille : un check point entre territoire israélien et terre palestinienne. Sans poser le pied hors de son véhicule, un soldat leur interdit le passage en hurlant dans un haut-parleur, mais doit se résoudre à les laisser avancer quand deux ambulances arrivent, alertées par un appel téléphonique. La patiente franchira le barrage, mais sans ses proches. Et la seconde équipe médicale ne sera pas autorisée, elle, à dépasser la barrière.
Des scènes de frontières et d’humiliations filmées en temps réel, Pour un seul de mes deux yeux, le documentaire de l’Israélien Avi Mograbi, en regorge : marchandises bloquées, paysans coupés de leurs champs, enfants tenus éloignés de leur école, vieille femme restée assise quatre heures durant dans l’attente hypothétique de l’ouverture d’un point de passage. Images brutales d’arbitraire et de domination qui, arrivant sur nos écrans en cette fin d’automne, prennent une résonance particulière, exacts inverses des reportages de l’été dernier sur les jeunes soldats de Tsahal, en pleurs, lors de l’évacuation des colons juifs de Gaza.
Un film à destination des salles de cinéma a-t-il vocation à servir de mass media alternatif ? « Plus qu’être une alternative à la presse, ce que je ne pourrai jamais vraiment représenter j’agis à un tout petit niveau , ce qui compte pour moi, c’est exprimer mon point de vue, une voix unique, donner une interprétation subjective, explique le réalisateur. Je ne travaille pas contre les médias. Je ne crois pas que mes films changent quoi que ce soit au réel. Quand je tourne, je ne m’attends pas à un retour sur investissement, sur le plan artistique ou politique. Je le fais parce que je me sens obligé de le faire. »
Constat serein du cinéaste, exécution parfois plus houleuse pour le caméraman. Vers la fin du film, Avi Mograbi prend à partie des soldats qui refusent de laisser passer un groupe d’enfants palestiniens. « De quel tas d’ordures sortez-vous ?! », hurle-t-il, à son tour enragé, le bras tendu dans le champ de la caméra qu’il tient toujours à l’épaule. Sur les visages de ses interlocuteurs se lisent l’indignation, la stupeur et l’incompréhension. « Les soldats qui pleurent de compassion pour les colons expulsés de Gaza sont les mêmes qui perdent leur humanité face à des enfants palestiniens attendant des heures à un check point. Leur compassion ne se fonde pas sur la situation humaine qu’ils expérimentent, mais sur leur affiliation ethnique. Quand je vois quelqu’un qui a besoin d’aide, moi, je ne lui demande pas son ADN. » Le film est dédié à son fils Shaul, 19 ans, emprisonné déjà à cinq reprises pour refus d’effectuer son service militaire.
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Avi Mograbi, 49 ans, est l’auteur d’une uvre singulièrement narcissique pour un esprit si gourmand de politique et si avide de raconter l’histoire, les ridicules et les douleurs de son pays. Bavard pince-sans-rire, il apparaît souvent dans ses films, assis face caméra dans ce qu’on imagine être son bureau, pour y raconter d’interminables anecdotes qui finissent par prendre force de paraboles, et téléphoner pendant des heures à un ami palestinien cloîtré chez lui dans Bethléem sous couvre-feu, ou à l’épouse qui vient de le plaquer parce qu’il est définitivement trop obsédé par Ariel Sharon.
A Tel-Aviv, où il vit depuis qu’il est né « J’ai passé la plupart de ma vie dans un périmètre de 1 kilomètre carré » , il présente chaque mois à la cinémathèque un programme de films palestiniens : « The Occupation Club », appellation à la fois atroce et hilarante. Il apprend à parler arabe depuis trois ans, sait dire « foie gras » en français mais concède ne parler vraiment bien que l’hébreu, d’une voix gutturale que l’anglais plombe encore un peu plus dans les basses.
Pour un seul de mes deux yeux tire son titre d’une chanson d’un groupe de rock d’extrême droite qui, en référence à un épisode du mythe de Samson, crie son désir de vengeance contre la Palestine et ses habitants. Il y a, en règle générale, beaucoup de musique dans les film d’Avi Mograbi, essentiellement d’ailleurs dans le même registre : les festivités institutionnelles, les concerts d’avant meeting, les chants de rastas en hommage à la mythologie biblique… rythmes ringards, dureté tranchante de l’idéologie qu’ils emballent. Dans Comment j’ai appris à surmonter ma peur et aimer Ariel Sharon (1997), le cinéaste, au bout du rouleau, perclus par l’échec annoncé de son film sur le futur Premier ministre israélien, craque, et se met à danser, rouge, bouffi, sur une atroce reprise de No Woman No Cry jouée à la guitare électrique par un Juif orthodoxe militant de Benjamin Netanyahou (autre leader du Likoud, la droite israélienne). Autodérision délirante pour mieux mettre en scène un ridicule, lui, collectif.
Dans Pour un seul…, de jeunes touristes sont filmés pendant un jeu de rôle qui leur fait revivre le siège de Massada, révélant en eux une fibre belliqueuse insoupçonnée. « Ce que j’essaie de faire, c’est du documentaire historique. Ces étudiants étrangers suivent un programme pour les encourager à devenir israéliens. A Massada, on leur raconte une histoire d’Israël très empreinte d’idéologie : « nous » sommes encerclés, et nous devons décider si nous voulons vivre soumis ou mourir libre. C’est blanc ou noir. C’est ainsi que ce genre de mythe joue dans nos vies. Israël est une étrange création au Moyen-Orient qui, au lieu d’essayer de s’y intégrer, essaie de s’en distinguer. Cela entretient chez les Israéliens une mentalité d’assiégés. Comme si, si tu ne faisais pas l’armée, tu ne méritais pas d’être citoyen israélien. »
Israël, victime de ses mythes fondateurs ? « Chaque pays a sa manière d’enseigner à sa population ses fondamentaux idéologiques. En France aussi on vous endoctrine, comme l’a rappelé l’année dernière la folie des mesures prises contre les jeunes filles voilées. Comment votre pays, République éclairée, enseigne-t-il l’histoire de sa colonisation ? Je n’apprécierais pas que des Européens cherchent à se laver de leur passé en stigmatisant Israël. Israël est un pays complexe où l’on endoctrine les enfants, où les Palestiniens supportent le poids d’une horrible dictature, mais où la démocratie sait aussi être merveilleuse. Je ne crois pas que vous pourriez hurler sur un policier français comme je peux gueuler sur un soldat israélien. »
Pas de voix off surplombante, pas de démonstration de thèses dans les films de Mograbi. Refus du didactisme. Parti pris de l’image forte, de la scène balancée à la figure du spectateur, dans toute sa rudesse, sa folie, son grotesque, son horreur. La subjectivité comme point d’accroche d’une histoire et d’un conflit dont les termes même dressent parfois protagonistes et commentateurs irrémédiablement les uns contre les autres.
Fils d’un responsable de salle de cinéma d’origine syrienne, qui fut dans sa jeunesse militant de l’Irgoun (mouvement de résistance contre l’occupation britannique avant 1948), et d’une mère née en Allemagne, Avi Mograbi fait de son rapport à l’engagement un tableau volontairement lacunaire. Signataire en 1982, à 26 ans, d’une pétition de soldats réfractaires alors qu’éclatait la guerre du Liban (« Pendant des mois mon père a refusé de me dire bonjour »), porte-parole du Yesh Gvoul, une association de soutien aux objecteurs, il est aujourd’hui membre actif du Forum des parents des réfractaires.
« A l’époque, nous refusions d’être impliqués dans des activités immorales. Les jeunes objecteurs d’aujourd’hui refusent de servir dans l’armée, point barre. Ils croient à la non-violence, à la collaboration avec les Palestiniens. Ils ne parlent pas de coexistence entre Israéliens et Palestiniens, mais de vivre ensemble. C’est un changement important. » Ouverture d’un nouvel espace d’engagement après des années d’interruption ou manière de faire avancer une histoire familiale ? « Toute ma vie, j’ai fait des films politiques. Pas besoin d’appartenir à une organisation pour mener des luttes. Mais maintenant que nos enfants sont en prison, nous devenons leurs porte-parole. »
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