La fin concomitante de la plus grande série télé et de la plus grande série cinématographique de la décennie nous amène à nous pencher sur la vision de l’humanité qu’offrent ces deux géants de la pop culture. Et force est de constater que s’y déploie un tropisme vers la collapsologie. Explications.
[Attention, ce texte contient des spoilers]
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C’est un dialogue qui pourrait passer inaperçu, au début de End Game. Lors d’une réunion au siège des Avengers à New-York, en compagnie de ses collègues ayant survécu à la « Décimation » (l’élimination, d’un claquement de doigts, de la moitié des êtres vivants dans l’Univers, par le tout-puissant Thanos à la fin de Infinity War), Captain America fait remarquer qu’il a aperçu, en arrivant, des baleines dans l’Hudson. « L’eau étant désormais moins polluée« , fait remarquer l’éternel optimiste, elles ont pu recoloniser le fleuve. Et de fait, de ce qu’on voit de ce monde expurgé de la moitié de ses habitants, la nature ne semble pas s’y porter si mal (même si, techniquement, elle aussi a été divisée par deux). Alors, Thanos, meilleur ministre de l’environnement que Nicolas Hulot ? Roi de la décroissance ? Empêcheur de la sixième extinction de masse ?
Thanos, Malthus, et Kant sont dans un bateau
Si l’on met de côté l’aspect arbitraire et cruel de son geste — pourquoi la moitié des êtres vivants ? Et pourquoi de l’Univers entier et pas seulement des planètes ou des espèces les plus gloutonnes ? —, et les conséquences intolérables sur la psyché des survivants (culminant avec les nouvelles coupes de cheveux de Scarlett « Black Widow » Johansson et Jeremy « Hawkeye » Renner), sa « Décimation » semble avoir quelques avantages. L’objectif de Thanos, il ne l’a jamais caché, était de revenir à l’équilibre écologique (même si le mot écologique n’est pas prononcé), afin d’éviter que d’autres planètes ne subissent le destin de la sienne, Titan, détruite pour cause de surpopulation et d’exploitation abusive de ses ressources. « L’univers est fini, ses ressources sont finies, et si la vie n’est pas limitée, elle cessera simplement d’exister« , explique-t-il à sa fille Gamora, reprenant en fait à son compte la philosophie de Thomas Malthus, et son Essai sur le principe de population de 1798. Largement invalidées par les faits lors des deux précédents siècles (du fait de la croissance économique et de l’innovation technique), les théories du prélat britannique n’ont toutefois jamais disparu du paysage intellectuel, devenant néomalthusianisme au XXe siècle, et regagnant ces temps-ci une certaine popularité à la faveur du réchauffement climatique. La pertinence du claquement de doigts de Thanos a pu ainsi être sérieusement débattue, entre kantiens d’un côté et utilitariens de l’autre (là, là, ou là).
Nous étions team Thanos
Bien sûr, Thanos est le super-vilain par excellence, et il ne fait aucun doute pour les scénaristes du Marvel Cinematic Universe qu’il doit être vaincu, son génocide annulé. Ceux-ci prennent d’ailleurs soin d’insister, au début de End Game, sur le fait que d’équilibre, il n’y a point, et que l’Univers reste un sacré foutoir requérant toute l’attention de la première de la classe, Captain Marvel. Mais il y a pourtant là un non-dit, un point aveugle : et si, au fond, Thanos avait eu raison ? L’hypothèse est sur la table, et elle n’est jamais vraiment battue en brèche. On a beau savoir de quel côté, en fin de compte, le film penchera (ne serait-ce qu’en raison de ça), on espère jusqu’au bout qu’un twist nous contredira. C’est la clé d’un bon suspens : nous faire douter d’une fin certaine. Aussi, peut-être est-ce la fatigue cumulée de ces onze années de super-héroisme vengeur qui nous pousse au crime de lèse-majesté, mais avouons-le, pendant la grande bataille finale, nous étions team Thanos. Tant pis pour Iron Man et ses potes.
L’Hollywood nihiliste
Le cinéma hollywoodien contemporain est coutumier de ce pessimisme anthropologique, de cette tentation anti-humaniste, le faisant toujours incarner par les méchants, mais prenant soin de le montrer sous un jour acceptable, voire sexy — n’est-ce pas ce qu’on attend d’un bon méchant, d’ailleurs, qu’il ait lui aussi ses raisons ? On peut citer The Dark Knight (et son Joker), Kingsman (et son Richmond Valentine) ou Man of Steel (et son général Zod), qui récemment semblèrent parfois pencher du côté nihiliste, avant que la morale finalement ne l’emporte. Mais c’est aussi une idée qui court dans Game of Thrones. La fin concomitante de la plus grande série télé et de la plus grande série cinématographiques de la décennie rend la comparaison d’autant plus intéressante — et pas seulement parce que dans les deux, les héros s’appellent Stark.
https://www.youtube.com/watch?v=0dytVjCWhPw
Idem dans GoT
Depuis qu’on a appris, dans la saison 6, que les Marcheurs blancs avaient été créés par les Enfants de la forêt pour repousser les premiers humains coupables de détruire leurs arbres sacrés, de nombreux commentateurs ont dressé un parallèle entre les royaumes de Westeros, incapables de s’unir face à un danger existentiel, et nos Etats-Nations immobiles devant le réchauffement climatique. Ce qu’a confirmé George R.R. Martin. Ainsi, « winter is coming » signifierait en fait « il faut chaud, il fait de plus en plus chaud » (ou ça, ou encore ça, et pourquoi pas ça). Cette interprétation a ceci d’intéressant qu’elle brise le manichéisme, faisant des Marcheurs blancs des êtres potentiellement bienfaiteurs. On suppose depuis le début, par usage, qu’ils sont mauvais, mais on ne sait au fond rien de leurs motivations, d’autant que George R.R. Martin comme Benioff/Weiss ont prévenu qu’ils étaient plus subtils que de simples incarnations du Mal. Peut-être sont-ils la solution, et les humains le problème ? Quoi qu’il en soit, Game of Thrones est une autre de ces fictions où l’annihilation de tout ou d’une partie de l’humanité est envisagée comme potentiellement salvatrice. C’est un signe du temps.
Apocalypse et labyrinthe
Ce qui l’est également, c’est la forme labyrinthique qu’empruntent ces récits. Game of Thrones est à première vue un récit, certes touffu, mais somme toute classique, linéaire, aristotélicien, avec un début, un milieu et une fin. Mais son allégeance croissante aux règles du soap opera (ses invraisemblables twists et incohérences assumées) d’une part, et surtout l’arc narratif de plus en plus étrange du petit Bran Stark d’autre part, ont rendu la chose plus complexe. On le sait depuis l’épisode La Porte de la saison 6, ce dernier a en effet la capacité de modifier, par la pensée, le tissu temporel. Dès lors, tous les scénarios deviennent possibles. Et si l’on ignore, à l’heure d’écrire ces lignes, comment sera résolue la bataille pour Westeros, il y a fort à parier que celle-ci impliquera d’une façon ou d’autre, un bricolage temporel — et si non tant pis, ce texte sera à jamais boiteux…
L’invention d’une mémoire de poche
La situation est similaire avec les Avengers dans End Game, dès lors qu’Ant Man leur révèle les lois bizarroïdes du monde quantique, et qu’Iron Man, en deux temps trois mouvements, leur conçoit une machine à remonter dans le temps. C’est par cette astuce qu’ils tentent de vaincre Thanos, et cela donne la plus belle heure de toute la série, lorsque, retournant sur leurs pas, ils se confrontent à leur propre image passée, ou à leurs proches disparus. Soudain, ces vingt-deux films qui, en dix ans, ont créé si peu de souvenirs (combien de scènes, de plans mémorables, en près de 50 heures de fiction ?), s’inventent une mémoire de poche, ludique et navigable, comme un précipité. Et c’est très émouvant.
Remonter le temps pour nous sauver du désastre
Finalement, dans ces deux séries, tout se passe comme si, face à cette apocalypse qui vient, irrésistible, seule une modification du passé pouvait nous sauver du désastre. Le récit linéaire est bouché, il aboutit sur un mur, et c’est intolérable. Il est déjà trop tard, semblent nous dire les Stark (Tony comme Bran), en bons collapsologues ; il est trop tard pour éviter la catastrophe, mais peut-être pas pour l’affronter. A condition d’avoir un bon scénariste de son côté. Ou bien un designer. De machine à voyager dans le temps, par exemple. Voilà qui pourrait nous être utile. Quelqu’un a le 06 de Philippe Starck ?
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