L’orfèvrerie visuelle du cinéaste masque mal un rapport au monde et aux humains de plus en plus réifié et morbide.
D’un point de vue strictement formaliste, on ne peut pas dire que l’œuvre de Wes Anderson faiblisse, ni même qu’elle ronronne ou qu’elle tourne en rond. On peut dire qu’elle ne fait en réalité que se bonifier, certes pas comme un vin qui gagne en corps, mais plutôt comme une technologie, un artisanat rétrofuturiste qui atteindrait à chaque nouveau prototype des degrés inédits de sophistication créative, géométrique, texturale, référentielle.
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Et ce d’autant plus que The French Dispatch n’a à vrai dire plus d’autre projet que d’offrir à cette avidité créative une opportunité d’exploser ses performances, un bac à sable orgiaque enfin débarrassé des contraintes d’un quelconque récit classique, et libre d’explorer dans un climat de totale furie ses propres étendues imaginaires et ses possibilités de représentation.
C’est la première fois que Wes Anderson fait aussi peu mine de raconter une histoire : pour toute “intrigue”, quelque chose qui en mérite difficilement le nom, et qui consiste à traduire en images animées le contenu d’un magazine fictif évoquant un supplément francophile du New Yorker (stories rocambolesques, lifestyle raffiné).
L’arrière-garde d’Instagram
On est de prime abord saisi par la maestria absolue du miniaturiste qui, en radicalisant son geste, prouve plus que jamais ses qualités d’orfèvrerie – en même temps certes qu’une platitude manifeste au niveau de ses goûts : vénérer les lifestyles japonais (L’Île aux chiens, 2018) et français, ça devient franchement l’arrière-garde d’Instagram. On l’est ensuite par la façon presque terrifiante dont Anderson fait usage de cette maîtrise, sans le moindre surmoi, presque comme s’il ne se souvenait plus de ce qu’il racontait cinq minutes plus tôt, et s’abandonnait à une espèce de voracité prédatrice en fondant sur le moindre détail, bibelot, plat cuisiné ou tout simplement mot ; aucun sous-ensemble physique ou narratif du film n’est à l’abri de voir son aiguillon lui plonger dedans et y bâtir une nouvelle maison de poupées.
Tout faire défiler pour tout ranger
Mais alors, que reste-t-il de ce palais mental kaléidoscopique qui n’en finit plus de se construire de nouvelles pièces dans toutes les dimensions ? Rien, ou sinon quelque chose de totalement mortifère – une espèce de packaging définitif du monde, un empaquetage parfait et luxueux de tout ce que peut contenir un imaginaire (en l’occurrence français, mais il eût pu s’agir de n’importe quel autre).
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Tout faire défiler pour tout ranger, tout ordonner, tout parfaire, dans une sorte d’hystérie additive de représentations harmonieuses qui élimine le récit, élimine l’acteur et l’actrice (il y en a environ 12 000, donc il n’y en a plus aucun·e, réduit·es à de la figuration de luxe, voire à quelque chose de plus morbide encore, une espèce de buffet hall of fame de têtes réduites), s’abandonnant totalement à la psychose andersonienne. Captivant de sophistication, le film marque l’extrémité d’un art qui donne plus que jamais à voir sa part macabre, détachée d’une certaine manière du vivant, et (ou donc) du cinéma.
The French Dispatch de Wes Anderson, avec Timothée Chalamet, Léa Seydoux, Bill Murray, Lyna Khoudri (É.-U., 2020, 1 h 48). En salle le 27 octobre.
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