Entre le conte de fées musical, l’érotisme gay et la fable politique, le Portugais a choisi de ne pas choisir, pour notre plus grand bonheur.
Il y a longtemps que la maison Cinéma est en feu, mais étrangement pour cause d’assèchement. La canicule a sévi, les sources de vie se sont taries : panique et ennui devant un septième art qui arrive moins souvent qu’autrefois à s’inventer. Et puis soudain tombe un film, comme tombent les ovnis quand ils sont attirés vers la Terre irrésistiblement, qui ne ressemble à rien de connu, arrive à dire des choses essentielles, vitales, tout cela en commençant par ressembler à du grand cinéma classique d’auteur (on pense à Oliveira), puis à un Pasolini en extase devant un tableau de Mantegna, puis à un clip de Pierre Bachelet (lol) et, surprise, à un porno straubien.
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Le tout se révèle être une fantaisie musicale (Baz Luhrmann bricolo) et s’en sort quand il veut, comme il peut, par une évidence qu’il convient toujours de rappeler : le monde n’est qu’un petit théâtre de poche. Leçon apprise devant les plus beaux films de Jean Renoir, ceux qui nous faisaient encore bidonner de rire, une dernière fois, avant la catastrophe. Ça tombe bien, elle est là, la catastrophe : et cette fois ça n’est pas un film.
Des tableaux humains inspirés des grands maîtres
La maison brûle et Il était une fois un petit prince. Il n’est pas encore monarque, mais déjà il étouffe. Ses parents ne sont plus que des grand·es bourgeois·es boomers tout juste bon·nes à balancer des horreurs toxiques devant le journal télévisé de leur royaume ruiné, cramé.
Le petit prince leur récite à table quelques piqûres de rappel, des mots qu’un·e ado de 16 ans pourrait adresser à une assemblée de vieux et vieilles con·nes pyromanes. Mais les parents n’entendent pas, alors le prince demande qu’on lui permette d’être comme les garçons de son âge qui ont le feu sacré : un volontaire. Sa demande est prise pour un caprice, et le petit prince en demande de soufre est affecté à une caserne de pompiers.
Le petit prince, qui connaît les arts sur le bout des doigts, doit apprendre à les reconnaître. Il apprend vite
En attente de départ de feu, les garçons apprennent à s’allumer. Bouche-à-bouche, exercice physique, ils inventent même une forme de bizutage arty où, nus aux vestiaires, ils composent des tableaux humains inspirés des grands maîtres du pinceau, et le petit prince, qui connaît les arts sur le bout des doigts, doit apprendre à les reconnaître. Il apprend vite. De tableau en tableau, ça chauffe pas mal et l’attirance pour un jeune instructeur racisé prend feu.
L’attelage pourrait donner un couple idéal si le garçon en question n’était pas un étudiant dans le civil qui cite Guy Hocquenghem sur le bout des doigts et balance à ce conte de fées pédé une dose lysergique d’autocritique, critique de la situation telle qu’elle est, critique du fantasme qui en découle (racial, donc pas exempt de colonialisme renversé en générosité désirante : paye ton érection si tu veux qu’elle soit révolutionnaire !). Si tout doit être remis à niveau, commençons par nous-même.
Une grâce traverse le film
Question mise en scène, João Pedro Rodrigues met de l’huile sur le feu : avec son chef opérateur de génie Rui Poças (l’un des trois meilleurs au monde, tout simplement), il appose des cadres au cordeau, d’un équilibre classique, picturaux, donc quelque chose qui pourrait ressembler à une mise en scène de fer, mais pour que le rire y résonne plus fort encore, en sa cage.
C’est la beauté sidérante de cette comédie-là, elle est à la fois divine et impie, elle vise la rigueur et provoque ce qu’elle peut de vertige, elle est pauvre mais semble découler d’un ruissellement de richesses formelles : les princes et les mendiant·es y sont filmé·es comme des rois et reines, ou comme des porn stars, ce qui est à peu près la même chose – les porn stars sont moins cruelles, c’est à peu près tout ce qui les différencie des puissant·es.
C’est à la fois un film urgent et un éden où tout se confond : un royaume, une principauté, une majesté
Il y a dans ce film l’idée d’une liberté possible, retrouvée, ou tout simplement à inventer. Celle de notre envie à chacun·e, aux cinéastes, aux comédien·nes, aux spectatrices et spectateurs, de jouir des codes et de renouer avec l’inattendu : que les choses adviennent au regard, qu’on les laisse respirer, que la beauté reprenne sa marche, et que tout ce qui est politiquement rangé du côté de l’impossible par celles et ceux qui sont censé·es nous représenter (et qui ne sont que des incendiaires) redevienne la base même du principe de filmer, le lieu de son désir.
De Feu follet, on a pu croire à un moment qu’il devait tout à Flammes d’Adolfo Arrieta ou au Roi des roses de Werner Schroeter, avant de sortir heureux·euse et convaincu·e qu’il ne doit qu’à lui-même, tellement il est notre contemporain. C’est à la fois un film urgent (composez le 15) et un éden où tout se confond : un royaume, une principauté, une majesté. Le royaume, c’est le cinéma portugais (un des derniers à faire les choses comme si la guerre n’avait pas été perdue), la principauté, c’est le royaume des enfants non encore corrompu·es, et la majesté, c’est la grâce qui traverse ce film, quand il rit comme quand il bande.
Feu follet de João Pedro Rodrigues, avec Mauro Costa, André Cabral, Margarida Vila-Nova (Port., Fr., 2022, 1 h 07). En salle le 14 septembre.
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