Depuis début décembre, les files d’attente ne désemplissent pas pour aller voir “Kurak günler” (“Burning days”) au cinéma. Il est bardé de récompenses, mais ce qui fait parler de lui en ce moment, c’est que le ministère de la Culture turc a demandé le remboursement des aides accordées au film, arguant de changements au scénario, notamment d’évocation de romance homosexuelle. L’équipe du film a appelé à la solidarité et à se rendre en salles pour les aider à payer.
Emre, pop corn à la main, discute avec ses amies, Tamara et Busra, avant de s’engouffrer dans la salle de ce cinéma indépendant de la rive asiatique d’Istanbul. “C’était important pour moi de soutenir le film, explique-t-il. Bien sûr, il y a de bonnes critiques, mais c’est aussi un geste politique”. Car depuis sa sortie, le 9 décembre en Turquie, il est difficile de trouver une place sans réserver au préalable, pour Kurak Günler (Burning Days). “Nous en sommes à environ 200 000 entrées ! Pour mes films, j’étais plutôt habitué à 30 000 places, s’étonne Emin Alper, son réalisateur. Certaines personnes ont acheté des dizaines de billets, et les ont mis à disposition des spectateurs sur les réseaux sociaux. Il s’est créé un engouement que nous ne maîtrisons plus”.
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“Pervers LGBT”
Lui-même publie chaque semaine sur son compte Instagram la liste des séances du film, projeté dans une centaine de salles à travers le pays. Sélectionné à Cannes dans la catégorie Un Certain Regard, Burning Days raconte l’histoire d’Emre, jeune procureur muté dans une ville du centre de la Turquie, où, confronté au conservatisme des élites locales, il trouve de l’aide auprès d’un journaliste. Une tension sexuelle, jamais concrétisée, se forme entre les deux hommes. Et c’est principalement cette relation qui a scandalisé le ministère de la Culture, qui est allé jusqu’à demander le remboursement des aides accordées à l’équipe, arguant des changements au scénario. “Mais tous ces changements ont été présentés”, réplique le réalisateur. La somme, environ 100 000 euros à l’époque, est réclamée avec intérêts. L’œuvre est aussi violemment attaquée par la presse pro-gouvernementale.
“Quelle hypocrisie !”, écrit par exemple le quotidien pro-gouvernemental Sabah dans un édito repéré par Courrier international. “Le réalisateur se permet un discours vomissant sa haine contre le système et l’État alors même qu’il a pu bénéficier de subventions publiques”. Un autre quotidien vilipende “la propagande” faite “aux pervers LGBT”.
Mais Emin Alper n’en à que faire. Il préfère se concentrer sur les prix accordés au film (neuf au festival du film d’Antalya cet automne). “Il n’y a pas de critique dans ces médias jusqu’à présent. Juste des discours politiques”.
Suspense haletant
Il reste que l’annonce est sans précédent. ”Ce qui nous est arrivé, alors même qu’Emin est un réalisateur connu en Turquie, risque d’en décourager d’autres et de mener à une autocensure très préoccupante, de peur de ne pas recevoir de financements“, analyse Nadir Öperli, son producteur, qui précise que l’aide du ministère de la Culture est cruciale en Turquie, pour convaincre des investisseurs privés.
Et pour ne rien arranger, la productrice associée, Çiğdem Mater, est en prison depuis le mois d’avril. Accusée de faire partie d’une conspiration contre le gouvernement au moment du soulèvement du parc Gezi, en 2013, elle a été condamnée à 18 ans de prison “dans un procès sans aucune preuve”, se désole Emin Alper. Depuis, l’équipe du film n’oublie jamais de prononcer son nom à chaque festival dans lequel elle est invitée. “Nous lui envoyons des nouvelles à travers ses avocats, indique Nadir Öperli. C’est très important pour les gens emprisonnés de savoir qu’on pense à eux”.
Des polémiques qui masqueraient presque l’intérêt du film. Car bien plus qu’une romance entre deux hommes, c’est surtout un thriller subtil qui aborde des problématiques cruciales en Turquie comme la corruption des élites, l’inefficacité de la justice, les violences contre les femmes, ou encore l’écologie. Le film se déroule dans une ville fictive confrontée à des problèmes de sécheresse, qui créent des dolines, des cratères géants dans les champs. Les sols, trop secs, s’effondrent. “Le film est bien sûr relié aux problèmes que traversent mon pays. Je voulais critiquer le climat politique actuel à travers ces éléments”, détaille Emin Alper.
Le milieu du cinéma turc dans la tourmente
Le milieu paie cher sa volonté d’être engagé, encore plus pour les documentaristes. Sibel Tekin est en prison depuis deux semaines, accusée de faire partie d’une organisation terroriste. Arrêtée au petit matin, la police a également saisi des images et des caméras lors de sa descente chez elle. Les réalisateurs Çayan Demirel et Ertuğrul Mavioğlu ont fait appel de leur peine de cinq ans de prison après leur documentaire Bakur, sur les militants kurdes. Çayan Demirel, réalisateur primé, avait été transporté en soins intensifs lors de son procès. Quant à Oktay Ince, il s’est enchaîné au ministère de la Culture pour récupérer ses archives, confisquées pendant trois ans par la police.
Projeté en Turquie jusqu’à mi-janvier, le film sortira le 5 avril prochain en France.
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