Rencontre avec Arnaud Desplechin, auteur du très substantiel Les Fantômes d’Ismaël, avec Marion Cotillard et Charlotte Gainsbourg, l’une des attractions majeures du 70e Festival de Cannes, dont il fera l’ouverture.
On sort d’une campagne présidentielle. Comment avez-vous vécu cette période ?
Arnaud Desplechin – Avec intensité. Pour ce qui est du comportement électoral, j’aime à penser que je suis un mauvais citoyen. Souvent, je n’ai voté qu’au second tour. Cette fois, j’ai traversé beaucoup d’états contradictoires, dominé par la terreur de Fillon.
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Terrifié par les idées qu’il portait ou par les délits qu’il est soupçonné d’avoir commis ?
Non, pas les délits. J’ai beaucoup de tolérance pour la corruption (rires). J’aime beaucoup Talleyrand, Roland Dumas me faisait rigoler… Ce qui m’effrayait, c’est qu’il porte des mouvements extrémistes au pouvoir, comme La Manif pour tous. On sentait chez lui un désir de rupture de droite. Si la rupture de gauche peut être désirable, ce qu’on préfère chez un homme de droite, comme par exemple Juppé, c’est plutôt la continuité (rires). Chacun sa charge. La colère et la rupture sont des vertus de gauche.
Du coup, qui emportait votre adhésion ?
C’était vraiment compliqué de se déterminer. La campagne de Benoît Hamon était assez belle, mais pas très lisible. Le paysage à gauche est quand même très fractionné. Quoi qu’on en pense, Macron a su développer une vision dans le dépassement du bipartisme droite/gauche, de façon plus convaincante que ne l’avait fait Bayrou. Mais Mélenchon a aussi une vraie vision de ce que doit être un nouveau champ politique. C’est bien, ça change.
Avez-vous envisagé, à un moment donné, que le prochain Festival de Cannes se déroulerait dans une France gouvernée par le Front national ?
Gouvernée non, je n’y ai jamais cru. Mais même si le score avait été de 48/52 en faveur de Macron, qui aurait eu le cœur de se déplacer, tout de suite après, pour un festival ? Je me souviens qu’entre les deux tours, en 2002, mon père, qui a été enfant pendant l’Occupation, puis jeune homme pendant la guerre d’Algérie, me disait : “C’est un pays de collabos, un pays de colons… Le score va être de 45/55.” J’essayais de le rassurer. Emmanuel Todd l’a dit en son temps, avant de devenir complètement fou : la France n’est pas un pays raciste. Ce n’est pas pour ça que les gens votent Front national.
Quinze ans plus tard, j’ai pu douter, me dire un temps que les choses avaient changé. Alors le score de ce second tour me rassure un peu. Dans l’ensemble, j’ai assez mal vécu cette campagne, j’étais envahi par les informations, les discours, j’ai lu trop de journaux. Mais j’ai lu dans Le Monde un texte de Nicolas Hulot qui m’a paru porté par une grande force d’utopie. Il disait ne pas être contre la mondialisation, à partir du moment qu’on se posait la question de ce qu’on fait des gens qui n’en bénéficient pas. C’est formidable qu’on construise l’Europe, mais qu’est-ce qu’on fait des gens qui en sont victimes ? Et qu’est-ce qu’on fait de la nature, de l’écologie ? Le texte posait un ensemble de conditions et parvenait à transformer la colère en quelque chose d’autre. J’aurais aimé entendre cette parole chez Mélenchon.
Lors d’un entretien, quelques semaines après les attentats du 13 novembre, vous nous disiez que vous étiez bloqué dans l’écriture des Fantômes d’Ismaël, qu’il vous semblait que quelque chose s’était modifié, mais que vous ne saviez pas encore ce que ça changerait à votre film.
Je n’étais pas à Paris, au moment des attentats, mais en Grèce, dans un festival de cinéma. J’ai vécu l’événement à distance. Quand je suis rentré, j’ai dû me remettre à l’écriture de ce film d’imagination, de divertissement. Et j’ai effectivement rencontré un blocage. Tout ce que j’écrivais me semblait obsolète. Je me suis dit que Paris avait changé, qu’on ne pouvait plus filmer les gens dans la rue de la même façon. Il y a une vulnérabilité nouvelle des personnages, c’est possible qu’ils se fassent tirer dessus. C’est une hypothèse peu probable, mais possible, que j’ai essayé, à ma mesure, d’inclure.
Dans le film, ça prend le tour de cette scène où Ismaël (Mathieu Amalric) drague Sylvia (Charlotte Gainsbourg), et où trois militaires passent dans la rue. Ces hommes armés font partie désormais de notre environnement. Il y a aussi l’intervention de la sécurité dans la scène de l’avion, sur le mode de la comédie. J’ai une admiration inconditionnelle pour le cinéma de Philippe Faucon (La Désintégration, Fatima) mais je ne sais pas faire ce qu’il fait : expliquer, démontrer. Moi, je peux juste embrasser le monde dans lequel on vit.
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Le film comporte plusieurs étages narratifs. Lequel est venu en premier ?
L’idée de départ était qu’il y ait plusieurs étages. J’ai d’abord imaginé un personnage de diplomate dont parlent des hommes dans un café et qu’on ne voit pas. Puis, j’ai eu l’idée de raconter l’histoire d’un metteur en scène qui s’enfuit d’un tournage. Quand j’ai vu que Miguel Gomes l’avait fait dans Les Mille et Une Nuits, j’ai eu super peur. Heureusement, la scène est très brève. ça me laissait de la marge. Puis, un jour, j’ai écrit la scène de la plage, où une femme dit à une autre : “Ismaël n’aime toujours pas nager ?” Réponse : “Comment savez-vous ça ?” “Parce que je suis sa femme, Carlotta.” Là, j’ai vu le film se dessiner. Tous les récits enchâssés trouvaient leur vérité de fond dans cette femme disparue qui revient, Carlotta.
Quelle est cette vérité de fond ?
C’est un mystère pour moi. ça engage l’idée que le cinéma est fait pour filmer des gens qui reviennent d’entre les morts. Et je ne peux pas séparer ça de l’actrice qui interprète Carlotta. Marion Cotillard ne joue pas le personnage comme un fantôme mais comme une vraie fille. Elle fait tomber le mythe de son piédestal. Elle est aujourd’hui l’actrice française la plus notoire qui joue à Hollywood, elle est une star, mais on voit bien, par exemple chez les Dardenne, qu’elle peut se débarrasser de ce vernis à toute vitesse.
Vous êtes presque le premier cinéaste à avoir filmé Marion Cotillard, dans une brève scène de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), où elle débutait. Ce retour du personnage dans la vie du héros, c’est aussi celui dans votre cinéma de cette actrice qui a fait beaucoup de chemin entre-temps.
J’ai eu la chance de filmer Marion à ses tout débuts, un peu par hasard. Mais ça n’a pas compté. Je l’ai suivie très fidèlement comme spectateur, dans les Taxi, chez Jeunet, dans La Môme, où elle m’impressionnait par son appétit de jeu, sa façon déchaînée de vouloir tout jouer d’extrême, la maladie, l’alcoolisme, des concerts, comme si rien n’était au-dessus de ses forces. Si elle a ce trajet hollywoodien, c’est parce qu’elle possède ce trait bien américain qui consiste à s’inventer soi-même, à s’inventer tous les jours un nouveau moi.
Un peu comme dans cette chanson de Lou Reed que j’adore, Trade in : “Me and my old self, each days he vanishes more and more.” C’est un thème très américain. Autant Trois souvenirs de ma jeunesse est le portrait d’un homme qui se bat pour garder quelque chose du passé, autant Les Fantômes d’Ismaël parle de personnages qui ont le devoir de se réinventer. C’est un film contre la nostalgie.
Votre cinéma a créé dans un premier temps ses propres stars (Mathieu Amalric, Emmanuelle Devos…), avant d’en accueillir de préexistantes comme Catherine Deneuve, Benicio Del Toro… Mais il n’y en a jamais eu autant que dans ce nouveau film.
Sur Trois souvenirs…, j’avais un trac fou de me confronter à des acteurs très jeunes, des absolus new comers. J’ai eu envie d’enchaîner avec l’inverse. Mais très vite, je ne les perçois plus comme des stars. Louis (Garrel), j’admire son travail depuis longtemps et j’ai enfin trouvé le rôle qui m’offrait l’opportunité de travailler avec lui. En plus, il sortait de son rôle de Godard pour lequel il s’était rasé la tête et j’adorais le fait de le filmer avec ce nouveau visage.
Charlotte Gainsbourg, je lui tourne autour depuis plus de vingt ans, je lui ai écrit plusieurs fois, elle m’a ébloui dans Antichrist de Lars von Trier dont je suis un fan absolu. Sylvia est un feu qui couve, mais il fallait une actrice dont on est sûr qu’elle porte un feu en elle.
Paris, mai 2017. © Renaud Monfourny
Vous avez souvent filmé certaines villes, comme Paris ou Roubaix, des pays étrangers comme l’Angleterre (Esther Kahn) ou les Etats-Unis (Jimmy P.), mais c’est la première fois que vous filmez la mer.
Oui, c’est la première fois que je filme une plage. Je n’ai pas de goût pour les vacances, les plages n’existent pas tellement dans ma vie. Mais là, j’ai pensé à des films de Bergman comme La Honte ou Persona. J’avais besoin d’un endroit dont le triangle amoureux ne puisse pas s’échapper. Donc une île. En l’occurrence Noirmoutier. Je voulais que, comme la Vénus de Botticelli ou Kim Novak repêchée dans la baie de San Francisco dans Vertigo ou même Ursula Andress dans Dr. No, le personnage de Carlotta ait l’air de sortir des eaux. Elle n’a aucun bagage, c’est irréaliste, on est dans de la pure fiction.
Le scénario suit une logique digressive qui semble difficile à préméditer. A quel moment avez-vous un point de vue global sur la structure du film ?
Tout le temps. J’ai un système de tableaux, je mesure le nombre et la taille des pages, l’équilibre, et de cette manière je sais toujours où j’en suis en termes d’audace de récit. Sur ce film, j’ai vraiment eu l’impression, notamment pendant le montage, que c’était exactement la même activité pour moi de vous perdre et de vous tenir par la main. Je disais aux acteurs : “Là, il faut leur donner le vertige, mais il ne faut surtout pas qu’ils soient perdus dans le film.”
Avez-vous établi, comme sur vos autres films, un schéma qui correspond à la structure du film ?
Bien sûr ! C’est le même depuis vingt ans : un plan en huit colonnes, chacune faisant la même durée que sa voisine. J’en fais un au scénario, puis ça change en fonction de la durée des scènes montées, et ça bouge beaucoup. Le monteur en a un, la musicienne en a un, la chef opératrice en a un, avec des codes couleur. C’est pour ne pas me perdre, mais sur ce film-là, ce qui était spécifique, c’est que j’avais envie à un moment de vous perdre, que vous ne sachiez plus.
Presque tous les personnages du film portent un prénom que vous avez déjà utilisé pour d’autres par le passé. Avez-vous le sentiment de vous adresser à des spectateurs qui vous suivent ?
Non. Pour moi, les noms sont des carrefours de sens. Ils désignent une façon d’être au monde. Exister comme un chien plutôt que comme un être humain, ça s’appelle Esther. Le fait, pour une femme, de refuser la vie puis soudain d’être capable de l’embrasser, c’est Sylvia.Ivan est toujours lunaire. Et quand mon personnage est un artiste, c’est Ismaël.
N’avez-vous pas peur du ricanement qu’une compréhension trop littérale peut amener, sur Dédalus ou Junon et Abel dans Un conte de Noël, ou ici Carlotta, le prénom de la femme fantôme dans Vertigo d’Hitchcock ?
Je vois le risque. C’est juste plus dur à jouer. C’est à la charge des acteurs de faire que ça passe. Comme quand c’est écrit de manière un peu plus élaborée… Quand Mathieu dit : “J’étais un rempart et je n’en finissais pas de ne pas lui suffire.” A la première prise, elle n’est pas évidente, celle-là.
On a l’impression que, plus que jamais, vos acteurs sont poussés à un point d’outrance dans le jeu.
Il y a un régime de surfiction, de dépense dans le film. Il y a ce désir de fracasser de la fiction contre la fiction et de ramasser les éclats. Et à chaque acteur de nous l’offrir sans réserve. Ils sont aussi plus violemment singuliers, moins collectifs : chacun a pour tâche de s’inventer, lui. Ils étaient plus en bande avant, et là, chacun (enfin en tout cas chacun des trois) doit suivre son trajet. Ils sont un peu seuls.
Avez-vous l’impression que Mathieu Amalric est devenu la condition de votre cinéma ?
Pas du tout, je n’écris pas pour des acteurs. Quand j’ai envoyé le premier jet à mon assistante, je lui ai dit : “Mais qui jouerait Ismaël ?” Elle m’a répondu, lapidaire : “Tu rigoles ?!” La réaction est amusante mais vraiment, pendant longtemps, j’ai pensé l’offrir à d’autres acteurs. Et puis peu à peu, il n’y avait plus que Mathieu, parce que c’est une somme de ce qu’on sait faire ensemble, de nos tours de prestidigitation. Et aussi parce qu’il accepte pleinement d’embrasser le ridicule que je donne à ce personnage masculin.
Vous voyez-vous beaucoup ?
Très peu. Il y a des fois, comme ça, qui comptent beaucoup. J’ai souvenir d’avoir vu La Chambre bleue avant tout le monde, parce qu’il avait besoin de montrer son film à quelqu’un, et c’était moi. Aussi d’avoir été un des premiers à lire le scénario de Barbara. Mais on s’envahit tellement sur le tournage qu’on se fiche la paix ensuite, il y a une grande pudeur entre nous.
Le film sort dans deux versions : celle qui sera distribuée majoritairement et montrée à Cannes, d’une durée de 1 h 50 ; et celle de 2 h 15, montrée dans une salle à Paris. Pourquoi ces deux montages ?
Il y a une version resserrée sur le triangle amoureux, qui est une version plus sentimentale, plus courte et moins digressive, et que j’appelle VF. C’est celle que la plupart des gens verront en France. Et une version plus mentale, plus longue, avec une plus grande arborescence, que j’appelle la VO et qui sera distribuée à l’étranger. La VO correspond peut-être à ceux qui parlent le Desplechin, tandis que pour les très nombreux qui ne parlent pas cette langue, la VF a ses vertus. Notamment celle d’enflammer le sentiment.
Ce n’est pas une contrariété ? Le résultat d’un conflit ? Ces deux formes sont également votre film ?
Oui. Il n’y a pas une version qui serait le director’s cut, mais vraiment deux facettes : tout le sentiment que je sais dans l’une, et disons, toute la virtuosité dans l’autre. Et je préfère cette appellation VO/VF qui m’amuse assez. Mais cette décision a bien sûr aussi une incidence sur la diffusion : la VO sera sur le DVD, et la VF permettra une séance toutes les deux heures dans les multiplexes.
Etes-vous sensible à ce que vos films marchent ?
Bien sûr. Les échecs commerciaux sont des blessures qui ne se referment pas. Mais après dix, quinze ans, il peut se passer des choses. Une fille timide de 17 ans m’a récemment dit qu’elle avait vu Esther Kahn à la télé, et m’a remercié pour le film parce que c’était ce dont elle avait besoin. Là, je me dis : “C’est moi qui l’ai fait, c’était pas rien, je me suis adressé à cette fille.” Mais bien sûr que la blessure est là. C’est aussi pour ça que je me tiens à distance de ces histoires de diffusion.
Et puis des fois, c’est partagé : Trois souvenirs… n’a pas fait assez d’entrées en salle, mais il y a eu les prix, le César du meilleur réalisateur. Il a super bien marché à l’étranger. Il y a des compensations. Ce n’est pas si simple de départager la réussite et l’échec. Et la vie des films est longue.
Deux films présentés en compétition sont produits par Netflix et donc susceptibles de ne pas sortir en salle. S’il s’agissait d’un des vôtres, ce serait douloureux ?
Je pense que ce n’est pas l’essentiel. Olivier Assayas, qui a survécu à des échecs et à des réussites et garde une productivité importante, m’a dit un jour : “Le danger, c’est la muséification.” Pour moi, le plus grand danger serait celui d’un cinéma à deux vitesses. D’un côté, un cinéma d’artistes, de musée, et de l’autre celui du vulgum pecus.
Même si un jour les films ne sortent plus en salle mais sur des trucs, des plate-formes, dont moi-même je sais mal me servir parce que ce n’est pas ma génération, ça ne me paraît pas du tout être une menace pour le cinéma. Je préfère faire un film avec Netflix qu’avec Beaubourg ou le MoMA.
Et une série ?
Non. Je n’écris pas assez vite. ça me prend trop de temps de développer une idée, mon rythme est taillé pour le film. Je peux très bien imaginer un format intermédiaire, comme la minisérie Carlos qui est un des plus beaux films d’Assayas. Mais j’ai vu comment Eric Rochant a fait sur Le Bureau des légendes, car à un moment, il était question que je réalise un épisode. C’est vraiment une autre vie. Que je ne désire pas vivre.
Et vous en regardez ?
Pas beaucoup. Je n’arrive pas du tout à m’intéresser à Game of Thrones, par exemple. Mais j’ai été extrêmement marqué par des séries déjà anciennes, historiques, comme The West Wing (A la Maison Blanche) ou The Wire (Sur écoute). The Wire est l’œuvre la plus influente des années 2000. ça a changé le cinéma.
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