Pour son premier film Netflix, Steven Soderbergh choisit d’ausculter les mécanismes du sport business, en l’occurrence de la NBA frappée par une grève, et livre une fois encore un film acéré, labile comme un dribble, précis comme un shoot. Un des meilleurs produits par la plateforme.
En plein dans le mille : voilà où atterrit l’oiseau de haut vol de Steven Soderbergh (High Flying Bird), après ses quatre-dix minutes de fiction à toute allure. Un film fuselé et acéré, lancé sur une cible bien juteuse : le capitalisme du spectacle et de l’auto-entreprenariat, ce cirque moderne où chacun devient son propre média et s’imagine de ce fait affranchi. Nulle illusion toutefois : Soderbergh, qui réalise ce film pour le compte de Netflix, n’est pas, au hasard, Boots Riley (auteur de Sorry to Bother You), et il n’y a chez lui pas le moindre idéalisme ni romantisme révolutionnaire (il a étudié de trop près l’itinéraire du Che pour se bercer d’illusions) ; simplement la joie de mettre à nu la mécanique d’un système, et d’y suivre une poignée d’individus cherchant à en tirer le meilleur profit — avec lucidité plutôt que cynisme.
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Une plongée dans le business de la NBA
Cette fois, il braque sa caméra (d’iPhone, comme avec Unsane) sur un agent de joueur de la NBA (André Holland, découvert dans The Knick et Moonlight), son jeune client, à peine « drafté » dans une équipe new-yorkaise (Melvin Gregg) et son assistante (excellente Zazie Beetz, vue dans Atlanta, Deadpool 2 et Sollers Point). Le récit se déroule de nos jours, mais s’inspire d’un épisode qui secoua le championnat américain de basketball en 2011 : le « lockout », soit le blocage six mois durant, de toute la ligue, suite à un conflit salarial entre patrons de clubs et syndicats de joueurs. Une grève, en somme, transposée en 2018 par le cinéaste et son scénariste enflammé, Tarell Alvin McCraney (Moonlight). La date a son importance, car le film fait expressément référence à Netflix et à tout l’environnement technologique qui l’accompagne : un monde du flux horizontal où la télévision et le cinéma n’ont plus le monopole de la diffusion, un monde instable où les positions durement acquises hier peuvent s’effondrer du jour au lendemain. Soderbergh n’est jamais aussi à l’aise que dans les sables mouvants.
La quintessence de l’art soderberghien
Après un préambule documentaire (des interviews face caméra de vrais joueurs de basket, qui reviendront à plusieurs reprises), le premier plan, aussi beau qu’étrange (et qu’on peut voir en accéléré dans le trailer), fait l’effet d’une drôle de plongée inversée : observées à travers une vitre bleue, des tours de verre y dessinent un damier abstrait, avant que la caméra ne recule et nous entraine dans les entrailles d’un restaurant chic, tout de miroirs et de reflets, où deux hommes discutent à bâtons rompus. Le sujet ? Sport et dollars : l’agent sermonne son client qui, pour palier sa disette salariale, a contracté un emprunt véreux. De ce plan inaugural découlera tout le reste, presque mathématiquement, comme un coup de billard à trois bandes. La discussion est vive, hyper technique, filmée au scalpel dans une alternance follement précise de champs contre champs. Pas de doute : on est bien chez Soderbergh, et l’on n’en sortira plus, ce film apparaissant même comme une quintessence de son art.
High Flying Bird est ainsi une succession de joutes verbales, où le cinéaste, bel et bien sorti de sa retraite volontaire (trois long-métrages et une série en deux ans), démontre une fois encore son sens du rythme et du découpage. Ça claque comme du Sorkin, ça allume comme du Lumet, ça fuse comme du Hawks. C’est à la fois tordu (dans les mécanismes déployés) et limpide (dans la démonstration). L’enjeu, ici, est de sortir le basket de sa logique de pure exploitation capitalistique (incarnée par le diabolique Kyle MacLachlan, à jamais marqué par son interprétation des divers avatars de Dale Cooper), de le revivifier par le bas, par la rue où il est né, fut-ce en s’alliant provisoirement avec un ogre non moins vorace que ses prédécesseurs – Netflix, donc.
Un nouvel auto-portrait déguisé
Sauf qu’à travers le sport, Soderbergh parle à l’évidence (et comme souvent) de lui-même, de son statut de cinéaste indépendant qui cherche depuis des années, par tous les moyens possibles, à redonner du pouvoir aux créateurs. Logan Lucky, déjà, ne racontait rien d’autre. Comment être plus malin que le système ? Comment le battre à son propre jeu ? Comment ne plus en être l’esclave ? Tourné avec un budget riquiqui (on évoque 2 millions de $) pour le compte de Netflix, High Flying Bird est un des meilleurs films hébergés par la plate-forme. Et à l’inverse des automates algorithmiques qui y pullulent, ce film-ci est un bijou d’intelligence anti-artificielle, qui peut se lire comme un traité de résistance humaine à l’heure des machines pensantes. Dès lors, il ne s’agira plus de renverser la table mais de gripper la machine, en y versant grain de sable après grain de sable. Élégamment, patiemment.
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