Alors le premier volet d’“Avatar” était visionnaire sur de nombreux points, ce deuxième film échoue à s’extraire des stéréotypes et des questions autour des inégalités de genre.
D’Avatar, le premier du nom, on a pu dire qu’il était visionnaire. Que l’innovation de ses effets spéciaux, aussi bien que son ambition d’étreindre, par la fable, tous les contours de notre situation politique, écologique, et son devenir, en faisait l’éclaireur d’un nouvel âge du blockbuster numérique.
C’est un peu l’effet inverse que procure Avatar : la voie de l’eau. Plus on avance dans ce monde luxuriant développé sur près de trois heures, plus on est frappé par l’extrême solitude du film. Avatar : la voie de l’eau est un objet terriblement seul. La révolution 3D que le film appelait n’est finalement pas advenue. Passée une grosse vague dans les années 2010-2014, les blockbusters ont peu à peu réintégré leurs deux dimensions originelles et c’est presque avec un sentiment de désuétude attendrie qu’on chausse ses lunettes vintage tandis que commence Avatar 2. Le divertissement de masse a choisi d’autres voies que celles qu’ouvraient le film. Presque quinze ans de produits Marvel débités à une cadence forcenée et hyper industrielle ont pris de vitesse le rythme de production très peu prolifique, artisanal (même avec beaucoup de moyens) du démiurge Cameron et son goût pour les objets exemplairement ouvragés.
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Une œuvre isolée
Un des troubles que procure Avatar : la voie de l’eau tient aussi à cet étrange constat : Cameron fait du cinéma comme si la série n’existait pas – contrairement aux films Marvel, par exemple, dont les narrations proliférantes, les pistes narratives entrelacées, reproduisent le régime narratif feuilletonnant de la série. Avatar propose, à l’inverse, un récit très linéaire, comportant une arête dorsale unique, à laquelle se rattachent toutes les autres, selon un principe de construction héritée en droite ligne du cinéma le plus classique – et ce goût pour l’architecture narrative classique, la fermeté de son exécution, combinée à la sophistication high-tech de ses images, est plutôt la principale séduction du film.
James Cameron n’a donc rien voulu savoir de la suprématie Marvel, rien voulu savoir du reflux de la 3D, rien voulu savoir des transformations induites par la série aux habitudes de récit du public. C’est indéniablement sa force. Et quand même un peu sa faiblesse. Cela concourt à faire de cet Avatar 2022 une œuvre très isolée, presque une scorie dans le paysage esthétique contemporain. Sans compter qu’il y a une autre révolution dont le cinéaste n’a rien voulu savoir : celle initiée par le renouveau de la pensée féministe, l’essor des gender studies et le souci, de plus en plus partagé, de repenser un peu les stéréotypes et les inégalités de genre de la fiction populaire archétypale.
L’étrange retard d’Avatar : la voie de l’eau sur la question est d’autant plus troublant que longtemps, sur ces sujets, Cameron était en avance. De l’interprétation vigoureuse de Linda Hamilton dans Terminator (surtout le 2), à la détermination inaliénable de Kate Winslet dans Titanic, en passant par l’empowerment de Jamie Lee Curtis en remontrant à son époux Schwarzenegger dans True Lies, le cinéma de Cameron était, plus qu’un autre, largement pourvu en matière de femmes puissantes. Même Neytiri (Zoe Saldana), dans le premier Avatar, était un personnage fort, initiant le babtou terrien Jake Sully (Sam Worthington) aux mille dangers de la jungle pandorienne.
La masculinité exsude d’Avatar : la voie de l’eau
Dans Avatar : la voie de l’eau, Neytiri est certes déterminée et forte, mais elle est sans cesse ravalée à son statut de mère de famille, chacun de ses interventions consistant à faire valoir que sa priorité est désormais de protéger sa famille comme une louve, comme si plus aucune autre réalité ne devait infiltrer le champ de ses préoccupations. Lorsque Jack, devenu, à la fin du premier volet, le leader des Na’vis de la forêt, quitte le clan, c’est un autre Na’vi mâle qui le remplace à ce poste. Lorsque la famille Scully débarque parmi le peuple du sud et son décorum de Bahamas hippie, c’est un autre mâle qui dirige avec bonhomie la tribu, et avec lequel Jack fraternise virilement. Parmi les quatre enfants Scully, c’est un garçon qui se défait du statut de personnage secondaire pour développer une arche narrative personnelle et accéder à la gloire héroïque. Le lieu un peu sacré dans lequel il se réfugie se nomme le Rocher des Trois Frères. La masculinité exsude d’Avatar : la voie de l’eau. Le familialisme aussi, la défense des sien·nes sur un mode tribal et protectionniste étant le souci majeur. Pourquoi l’espèce des Na’vis reproduit-elle la division entre masculin et féminin propre aux espèces terriennes ? Et pourquoi l’homosexualité n’existe-t-elle pas chez les Na’vis (pas plus que dans le cinéma de Cameron) ? Ni même une quelconque fluidité de genre ? Le patriarcat rêgne sur Pandora. Et ce monopole colore l’utopie écolo de Cameron de tonalités assez rétrogrades.
C’est peut-être dans la part d’ombre de ce monde patriarcal que gît quand même la plus belle part du film. Le militaire facho Miles Quaritch (Stephen Lang) revient, dans ce second opus, réincarné à partir d’une hybridation d’ADN en Na’vi chargé de guider les troupes militaires U.S sur Pandora. Avant de disparaître, il avait donné naissance à un enfant, qui a grandi parmi les Na’vis, petit humain adopté dans un peuple de géant·es bleu·es façon Le Livre de la jungle. Entre ce Na’vi adulte, au service de l’impérialisme terrien, et cet ado humain, culturellement Na’vi, se trame une attraction filiale aussi conflictuelle qu’irrésistible. Même si le père n’est en fait qu’un clone, même si le fils est un transfuge d’espèce, même si cette paternité n’a rien de biologique et est en quelque sorte trans-spéciste, l’Oedipe revient encore, mais sur le mode de la hantise. Une “hantologie”, selon le beau néologisme de Jacques Derrida dans Spectres de Marx. Un scénario antique, jugé par celles et ceux qui le vivent comme inopérant et dépassé, mais qui pourtant ne veut pas mourir. Spectre d’Oedipe.
Édito initialement paru dans la newsletter cinéma du 14 décembre
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