Une conversation avec Arnaud Desplechin ressemble à une longue plongée dans les recoins de son cerveau en suractivité, un prolongement naturel de son uvre. La parole du cinéaste rejoint ses films dans une même densité de sens et de questionnement entrelacés, une ouverture béante vers le romanesque et le philosophique, un mélange constant de sérieux et d’ironie, d’érudition élégante et de pensées étranges.
En écho à la touffeur proliférante de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), Desplechin parle de sa curiosité pour les organes génitaux féminins, de l’impuissance de Stendhal et des gorges du Verdon, du génie des spectateurs et de sa croyance totale dans le cinéma comme outil de pensée. Une randonnée rhétorique passionnante, balisée par les éclairages en contrechamp(chant) de son coscénariste, Emmanuel Bourdieu.
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Arnaud Desplechin : Moi, je crois au cinéma. Dur comme fer. Je suis persuadé que s’il n’y avait pas de films, il n’y aurait pas de monde. Comme tout se déréalise, il y a beaucoup plus de réalité au cinéma. Aujourd’hui, on ne voit plus rien dans le monde. L’argent, il n’y en a plus. Il n’y a plus d’oppression, plus de prolétaires, il n’y a plus que des images… Tout devient absolument virtuel, le monde a de moins en moins de consistance. Mais je ne pense pas que ce soit terrible : c’est le cinéma qui est chargé de constituer le monde. Quand le cinéma est bon, il y a un peu plus de monde.
Quelle est l’idée sur laquelle repose Comment je me suis disputé… ?
Je trouvais « insolent » de travailler sur une idée un peu passée de mode mais que j’essaierais de prendre au sérieux : le cinéma filme de la pensée. Et l’autre idée serait de dire « On va faire le contraire : il faudrait un tout petit peu penser le cinéma. » On ne peut pas continuer à faire des films et à aller en voir sans jamais rien en penser de ses genres, de ce qui est drôle ou pas, de ce qui marche ou pas, de ce qu’est la vérité, la réalité, la fiction, la Nouvelle Vague… On prendrait donc le film le plus bateau, le plus neutre, le plus vu en ce moment, qui ressemble à huit films français sur dix : ça se passe entre le Luxembourg et le Sénat, ce sont des sales bourgeois, ça ne parle que de soi, c’est égocentrique, c’est les garçons/les filles, et en plus ils sont profs, c’est un scandale, et on met la voix off on met tout, la totale… Ce film moyen français est, disons, un genre répertorié, celui dont je me sens le plus proche en tant que spectateur.
Emmanuel Bourdieu : C’est très rarement revendiqué comme un genre. Pour moi, le film autobiographique français actuel, c’est comme le western ou le film sur le Vietnam : un nouveau style. Mais il faudrait le concevoir davantage comme un genre pour que ça devienne plus explicite et plus intéressant.
As-tu fait ce film pour, comme le dit le personnage principal, « tordre le cou à ta vie » ?
Desplechin : J’avais formulé cela autrement. J’ai déjà fait un film pour dire du mal de ma famille (La Vie des morts), j’ai déjà fait un film pour dire du mal de mon pays (La Sentinelle). Maintenant, j’aimerais bien faire un film pour dire du mal de mes fiancées. Après seulement, je pourrais commencer à faire un premier film : je suis obligé de faire ces trois films-là en préambule. Ou bien, au contraire, il y aurait l’idée d’un film terminal : en ayant terminé avec ma famille, mon pays et mes fiancées, il ne reste plus qu’à en terminer avec moi et je ne devrais plus faire de films du tout. Donc l’idée d’un achèvement.
Peut-on tracer une filiation avec l’univers romanesque de Truffaut, de La Chambre verte aux Deux Anglaises ?
Je me souviens d’un très grand film : La Vie est un roman de Resnais je ne me compare évidemment pas, je ne suis pas encore cinéaste. Et puis aussi, évidemment, Truffaut. Avec Emmanuel, on travaille vachement avec des références, en se demandant « Est-ce qu’on s’autorise à le faire ? En quoi peut-on s’autoriser à filmer ça aujourd’hui ? » Si c’est pour piquer des trucs, ça ne sert à rien. On travaille avec des références pour les dynamiter. Si tous les coups de poing sont les mêmes, si tous les revolvers font le même bruit, c’est déprimant. Dans Raging Bull, Scorsese avait fait fabriquer tous ses coups de poing un par un, et le bruiteur les a brûlés après pour qu’ils ne servent plus jamais : c’est très beau comme idée.
Pourquoi ce sous-titre, Ma vie sexuelle ?
L’une des raisons principales pour faire le film est que je suis d’accord avec très peu de gens sur ce qui concerne la sexualité, la vie sexuelle. Sur le sujet le plus consensuel, ce que je lis et vois partout, c’est des sornettes. Ma vie, ce n’est pas ça. Les conversations d’ados au lycée, je ne m’y retrouve pas. Je n’ai par exemple aucun fantasme, ça me semble tellement étrange… Quand j’avais 14 ans, il y avait une espèce d’idée reçue de la fellation : au lycée, on parlait des pipes, des tailleuses de pipes, alors que j’ai toujours trouvé ça extrêmement intime… Comment les gens vivent-ils ? Moi, je ne vis pas comme ça. En fait, les gens ne vivent pas comme ça mais ne se l’avouent pas. Les gens n’arrêtent pas de mentir sur leur vie sexuelle. Le fond du fond, c’est que lorsqu’ils parlent de sentiments, ils font comme si c’était très évanescent ; et que lorsqu’ils parlent de leur vie sexuelle, ils font comme si c’était très cru. En fait, quand on les fait un peu cracher, on s’aperçoit qu’ils ont des sentiments très crus et une vie sexuelle très évanescente. J’ai lu une fois un sondage où le nombre de personnes mariées qui se sont rencontrées dans le métro était très élevé : là, c’est cru. C’est-à-dire que les gens se marient, font des enfants à qui ils vont raconter plus tard « Je ne connaissais personne, j’étais tellement en manque affectif, j’ai rencontré une imbécile, on s’est mariés, voilà, on fait semblant de s’aimer à mourir »… Je pense à Stendhal, l’anecdote selon laquelle « Stendhal est impuissant ». Alors qu’il est journaliste en Angleterre, Stendhal apprend qu’une nouvelle pute de 14 ans est arrivée. Avec deux copains, il s’arrange pour avoir un repas avec elle. La mère maquerelle arrive avec, ils mangent et l’un des types l’emmène dans une pièce à côté. On suppose qu’il a un rapport sexuel, il revient et la fille reste dans la chambre. Le second y va et revient, puis c’est à Stendhal d’y aller. Il s’assoit à côté d’elle et commence à lui faire la conversation. La fille ressort nue et sidérée parce que tous les hommes qu’elle a eus ont baissé leur pantalon au bout de cinq minutes. Stendhal apparaît derrière elle, un peu rouge mais pas déshabillé, et ses copains se mettent à hurler de rire en criant « Stendhal est impuissant. » Moi, je comprends vachement mieux ce mec que les deux autres qui, à mon avis, n’ont pas de vie sexuelle. Ils n’ont aucun trouble, alors que Stendhal a dû lui prendre la main, lui toucher un peu le sein. Il a fait quelque chose de sexuel. Les deux autres n’ont rien fait de sexuel, ils ont fait comme dans la chanson de Lou Reed, « fuck with their parents ».
Comment écrit-on un film à deux sur un terrain aussi personnel ?
Le pari de l’autobiographie, c’est que tout le monde a la même vie. Quand je lis Montaigne, je me dis que c’est exactement moi. En fait, on n’a strictement rien d’original.
Avoir nommé le personnage Paul Dedalus, c’est en référence à Joyce, pour l’idée de labyrinthe mental ?
Au départ, j’avais une intention de provocation. J’ai pensé que tous mes amis allaient me dire que je ne pouvais pas faire une chose pareille, commencer par ces deux premiers mots : « Paul Dedalus ». Tous les gens de culture, de bon goût, de centre gauche ne peuvent que s’exclamer « Non, le cuistre ! » Mais ça participe à une utilité dramatique : il n’y a pas énormément de personnages de grands romans qui ont eu de mauvais rapports avec leur mère. Ce serait une autre filière d’interprétation possible du film : un mec qui commet un péché avec sa mère, en parlant mal d’elle par exemple, et qui va le payer. J’ai aussi choisi Dedalus parce qu’il est dans un labyrinthe. Et pour un public qui n’a pas lu Ulysse, Dedalus est un nom dont on se souvient, qui sonne bien. Il y a une scène que je ne voulais plus tourner : un travelling sur Paul, où il parle de la vie sexuelle avec un type que l’on ne connaît pas. Un truc qui n’est raconté nulle part, c’est la différence entre les organes génitaux des filles. Personne n’en parle, alors que moi, dans ma vie de garçon, ça m’intéresse énormément. Lorsque les gens qui ont une vie sexuelle soi-disant très riche en parlent, on a l’impression qu’il s’agit toujours de la même fille c’est très pauvre, très triste, comme si on mangeait la même chose tous les midis. Idéologiquement, les gens sont très intéressés par les différences entre les virilités ; moi, je suis beaucoup plus intéressé par les différences entre les féminités.
Comment avez-vous travaillé la complexité des rapports entre les gens ?
On avait établi un système selon lequel tous les personnages masculins étaient des déclinaisons du doute : douter de sa propre existence ou du monde. Tout à l’heure par exemple, je vais rentrer chez moi et je pourrais me dire « Notre rendez-vous a-t-il eu lieu ? » En fait, je n’ai fait que « ne pas venir ». Comment faire pour vivre un minimum ce que j’ai fait ? Chaque personnage est une pathologie particulière du doute.
Bourdieu : On peut se demander s’il s’est vraiment passé quelque chose dans la vie des uns et des autres quelque chose qui vaille la peine d’être raconté. Est-ce qu’on a une vie qui est faite d’événements, de choses qui ont une réelle consistance ? L’extrême de ce questionnement, c’est Paul qui radicalise sa position consistant à dire « En fait, peut-être qu’il ne s’est rien passé dans ma vie. »
Desplechin : On peut illustrer cette question par un apologue. Vous roulez en voiture avec votre petite amie, vous allez visiter les gorges du Verdon. L’un conduit, l’autre regarde la carte routière. A un moment, celui ou celle qui regarde la carte se trompe et dit « Ça y est, les gorges du Verdon ! » Vous regardez et vous exclamez « Oh là là, que c’est beau, que c’est profond ! »… Et vous continuez à rouler, vous arrivez dans un village et vous rendez compte que vous n’étiez pas encore exactement aux gorges du Verdon, mais 10 kilomètres avant. A ce moment-là, il y a comme un parfum de honte qui plane dans la voiture… Puis on arrive aux gorges du Verdon et on s’aperçoit qu’on ne les « verra » jamais. On ne sait plus si on ne les a pas vues avant, ou si l’image des premières ne parasite pas pour toujours la vision des secondes, des vraies. Il n’y aura donc jamais de vision des gorges du Verdon. C’est terrible, car ce genre de truc se passe tous les jours avec un tas de choses. Une fois, j’ai emmené une fille dans une région que je connais bien, le Sud-Ouest. Je voyais bien que la fille était déçue, qu’elle trouvait ça naze. Je me disais « Elle ne peut pas voir la beauté du Sud-Ouest parce qu’elle ne connaît pas bien cette région. Moi, je sais que c’est l’une des plus belles régions de France. » Le problème, c’est lequel des deux voit quelque chose ? Vous vous rendez compte ? Si, déjà, vous n’arrivez pas à voir un paysage, les gorges du Verdon, vous croyez que vous pouvez voir un être humain ? Vous croyez que vous pouvez voir votre petite amie ? Vous ne voyez rien ! Vous êtes complètement aveugle ! C’est désespérant. Alors, il faut absolument trouver une solution pour qu’on puisse au moins voir un ou deux trucs dans la vie par exemple votre femme et l’endroit où vous allez en vacances. Ça, c’est une vraie préoccupation. Il faut trouver une solution à ce problème.
Paul dit qu’il n’arrête pas de penser. Est-ce que trop penser aide à vivre ou, au contraire, entrave la vie, parasite ce qui relève plus de l’instinctif et du sensoriel ?
Bourdieu : On a un corps qui pense. Même quand on se laisse aller, on laisse notre corps penser.
Desplechin : Il n’y a rien de plus concret que la pensée ! La preuve par le cinéma. Jusqu’à l’invention du cinéma, on ne savait pas à quel point la pensée était concrète. Avec le cinéma, on voit qu’il n’y a même pas besoin de penser : quand un opérateur Lumière filme, il ne pense à rien, il met pourtant de la pensée dans la boîte. Il existe nul endroit sur terre où il n’y ait pas de pensée, nul endroit qui soit hors civilisation. Le monde est un texte, c’est ainsi depuis Moïse au moins. Et c’est une bonne nouvelle.
Bourdieu : Il y a eu ce fantasme de retour à la nature, à l’instinct, ce mythe allemand de retour aux origines, à la Forêt Noire. La Forêt Noire déclenche ce fantasme d’accès immédiat à l’authenticité, au naturel, alors que c’est un endroit très entretenu, civilisé. Il n’y a rien d’authentique au sens de quelque chose qui résisterait à toute interprétation, à toute pensée, à tout travail.
Desplechin : Il n’y a que de l’histoire. Et depuis l’invention du cinéma, la caméra filme cela. Il suffit de voir Le Déjeuner sur l’herbe de Renoir. A un moment, il n’y a que des plans de nature, quand souffle le dieu Pan et Renoir ne filme pas cela comme un fantasme. Il filme des petites choses un bout de ruisseau, un arbre qui appartiennent à un paysage de toute façon civilisé, un paysage qu’a peint son père, qu’a peint Cézanne, et on peut remonter comme ça jusqu’aux Etrusques. Ce n’est pas la nature, c’est de l’histoire.
Quelle est la part autobiographique du film ? La scène d’évanouissement pendant le jogging est-elle arrivée à l’un de vous par exemple ?
Bourdieu : Ni l’un ni l’autre ne connaissons la part autobiographique du film.
Desplechin : Moi, je fais du jogging. J’ai fait les 20 kilomètres de Paris, mais je ne me suis pas évanoui. C’est vrai que lorsque je suis soucieux, je n’aime pas être dehors… Ça me fait peur.
D’où vient l’idée de la chute de Paul dans l’escalier de la fac ?
La chute est une figure récurrente dans le film. On pourrait séparer le film en deux parties et voir que Dedalus, c’est vraiment un imbécile. Il passe la moitié du film à dire « Je vais super bien » alors que sa vie est un échec et qu’on voit bien que ça va de mal en pis. Plus il pense que ça va bien, plus il fait le malin alors qu’en fait, il accumule catastrophes sur catastrophes. Finalement il s’arrête, annonce qu’il va tomber, tombe. Mais ça ne lui suffit toujours pas, il continue de dire « Je vais super bien, je vais super bien » et retombe une deuxième fois. Et là, il arrête de prétendre qu’il va bien. Puis il passe la seconde partie du film à irriter, à aller insolemment bien : il tombe les filles, termine sa thèse, mais n’arrête pas de dire « Je vais très mal » (rires)… Il dit toujours le contraire de ce qui lui arrive vraiment. Voilà pour les chutes. En plus, j’ai lu que les chutes étaient un symptôme d’hystérie. Les foulures, ça ne se soigne pas chez un masseur mais chez un analyste.
Tu disais avoir du vice. Paul aussi se dit plein de vice, de mesquinerie.
Oui, c’est sûrement moi (rires)… Je suis vraiment méchant. J’ai mauvais fond… Non, mais c’est vrai ! Mes parents vous le confirmeront. Quand j’étais petit, ils m’appelaient Tulius Detritus, le personnage d’Astérix et La Zizanie celui qui justement sème la zizanie. Je lui ressemble un peu physiquement : je ne suis pas très grand, j’ai l’air fourbe. Mon frère est très bon. Moi, je n’ai pas de bonté ma grand-mère me l’a dit. Dans une revue de psychanalyse, j’avais lu l’histoire d’un enfant qui était traité comme un enfant délinquant : le petit Machin, 8 ans, pleure dès que sa mère s’éloigne de lui, Machin est très malheureux, pique des crises, etc. Il aime tellement sa mère qu’il ne supporte pas d’être séparé d’elle. J’étais vachement étonné qu’il soit traité comme un délinquant. En fait, l’analyste qui le soignait expliquait qu’il venait d’avoir un frère et qu’il détestait les enfants ! Ça fait penser à Bergman qui disait « La première fois où j’ai essayé de tuer mon frère, c’était à coups de marteau, à l’âge de 6 ans »… Et Machin, dès que sa mère s’éloignait, avait la trouille que ses mauvaises pensées assaillent sa mère, la mettent en danger, et qu’il en soit puni. Tant qu’elle était là, il pouvait constater que ses mauvaises pensées ne blessaient personne. C’est un peu ce genre d’histoire qui est traité dans Carrie de De Palma ou dans Freddy de Wes Craven.
Et quand Paul dit que sa mère n’était pas une bonne mère et lui, pas un bon fils, ça pourrait venir de toi ?
Non, je l’ai piqué à Joyce. Contrairement à la mère de Paul, la mienne n’allait pas « main dans la main avec le monde comme il va ». C’est une dame charmante, tout à fait en vie, comme mon père. Et je m’en félicite.
Tu disais il y a quelques années qu’être cinéaste ne tenait à rien, que tu aurais très bien pu devenir autre chose. Est-ce toujours ton sentiment ?
« Cinéaste » est un statut très fragile, très volatile. Et ça tient peut-être à ma définition de la mise en scène : ce serait rassurant si je pouvais me dire des choses comme « Je sais très bien filmer » ou « Je suis très doué visuellement »… Or, je ne suis pas du tout visuel et le cinéma n’est pas forcément un art du visuel Duras ou Debord faisaient des films avec des plans noirs, ils n’avaient pas nécessairement besoin de filmer. Le cinéma, ce n’est pas de l’image, et moi, je n’ai aucun talent particulier. C’est très dur à assumer, le statut de metteur en scène. On a vachement de chance, c’est un métier amusant, mais c’est quand même un peu une imposture. Si on dit « Ça, je sais le faire », ça veut aussi dire que le cinéma, ce n’est que ça : la technique, le scénario, diriger les acteurs… Moi, je ne sais rien faire de particulier. N’importe qui peut devenir metteur en scène, c’est plutôt bien, non ? Regardez, le premier film de Charles Laughton, La Nuit du chasseur, est merveilleux. Il n’a réalisé que ce film, et alors ? Une fois, j’ai vu des films de vacances faits par des gens de ma famille en super 8 et c’était magnifique. J’ai eu la chance de rentrer à l’Idhec sinon, je n’aurais pas fait ce métier. Cette imposture du cinéaste, ce n’est pas pour minorer mon travail, c’est une revendication de spectateur. J’adore par exemple les muets de Ford, mais je ne sais pas si c’est génial, si Ford était un génie omniscient. Je sais que j’aime ces films et que Ford les a faits presque par hasard. Ça dégage la problématique du génie : peut-être que ce sont les spectateurs qui ont du génie, peut-être que c’est Bazin qui a eu du génie en parlant des films… Les images animées existaient avant le cinéma. Le cinéma, c’est quoi ? C’est l’invention de la projection, l’invention du spectateur. Ce n’est pas l’invention du réalisateur. C’est l’invention d’une machine qui sert à la fois à enregistrer et à projeter : le réalisateur et le spectateur font donc le même travail. Alors, lequel des deux a du génie ? Lequel est l’auteur du film ? Le cinéma, c’est la salle et le public. Sans ça, c’est de l’art conceptuel, du peep-show…
Même si tu privilégies le romanesque par rapport au social, comment as-tu travaillé l’ancrage social du film ?
Bourdieu : (en s’adressant à Arnaud) Tu m’as dit « Je vais faire un film à la gloire de la bourgeoisie. » Ça m’a fait rire, je trouve que c’est une bonne idée. Pour moi, l’objet ne compte pas. Ce n’est pas un reproche de dire qu’un film se passe dans le ve arrondissement. Les gens du ve, les gens du film, sont des gens comme nous.
Desplechin : J’adore Etat des lieux de Richet, j’ai de l’affection pour La Haine… Tiens, c’est une drôle de phrase, « de l’affection pour La Haine« (rires)… Mais ce n’est pas parce qu’un personnage souffre, qu’il est malheureux ou pauvre, qu’il a automatiquement raison. Le spectateur voit bien ça. On n’a pas le droit de rajouter à un personnage une espèce de statut, comme une guirlande de Noël, qui le rend intouchable. On ferait entrer le personnage dans une case et on aurait ainsi réglé tous nos problèmes d’écriture ? Ce n’est pas sérieux. Mais ce serait intéressant de faire des films politiques. J’avais adoré le dernier Chabrol, La Cérémonie.
Est-ce que tu as eu la volonté de montrer cette « entreprise de castration systématique » dont parle Paul en faisant référence à la vie que subit son père ?
C’était une idée de départ : se positionner dès les dix premières minutes, se mettre tous les péchés cinématographiques du monde sur le dos et essayer de régler ses comptes après… L’idée de faire un film qui ne soit pas sympathique, de le placer dans la guerre des sexes, agressivement ; pas du tout comme on peut le voir dans certains films, où on se retrouve au petit déjeuner le matin dans une cuisine de formica en tricots de corps asexués, genre bonne camaraderie. Quelle horreur ! C’est un film contre cela, avec un personnage plein de haine, de reproche envers les filles, un peu misogyne en le vivant bien, un film un peu mal-pensant.
Bourdieu : Un thème important est l’incomplétude. La castration est une figure de l’incomplétude.
Desplechin : Les hommes sont habituellement traités sur le mode du destin, en particulier par leur rapport à leur nom : je suis Untel, fils d’Untel, et je vais avoir affaire avec mon destin. Alors que les filles, comme chez Cukor, on les voit dans des scènes de toilette, devant un miroir en train de se remaquiller la réciproque est niée. Dans la vie, quand une fille a un rapport avec son destin, ou avec son nom, ça m’émeut vachement. Il y avait donc l’idée d’intervertir les données et d’offrir à chacune des filles un destin singulier, un rapport à sa destinée, à l’échec, à la réussite. Et, par contre, filmer les garçons au cabinet devant un miroir, à cinq ou six en train de parler, comme dans les films de Guitry, en train de se demander quelle image viable donner d’eux, plutôt que de les montrer au foot.
Le fait de vivre « main dans la main avec le monde comme il va », comme le dit Paul au sujet de sa mère, vous dégoûte-t-il ?
Bourdieu : Il me semble que l’esprit romanesque ne se satisfait pas de marcher main dans la main avec la réalité. Mais le naturalisme peut être très romanesque : ce n’est donc pas un problème de réalisme, je n’ai pas l’impression que le romanesque soit nécessairement du domaine de l’imaginaire ou de ce qui échappe au réel.
Desplechin : Ressembler à quelqu’un est un travail : c’est ce que filmait Renoir. Pour ressembler à un adulte, il faut travailler. Moi, je sais que je ne suis rien, mais j’essaie de ressembler à quelque chose. Je me dis « Tiens, aujourd’hui je vais essayer de ressembler à quelqu’un qui travaille dans le cinéma. » Je suis toujours en représentation de moi-même, je n’ai qu’un répertoire d’images. Et Renoir filme ce labeur de l’être humain pour ressembler à quelqu’un : ça se voit bien dans La Règle du jeu. Et parce que c’est un travail, je crois que Renoir est le cinéaste matérialiste par excellence.
Dans tes films, il y a une récurrence des références talmudiques, un questionnement sur les juifs.
C’est un des rares trucs que je commence à connaître un peu, la Bible et tout ça. Je commence à voir à peu près de quoi ça retourne et je trouve ça très intéressant, c’est un système de lecture. Mon métier est d’interpréter, comme l’acteur. Dieu appartient toujours aux mêmes gens, ceux qui croient. Et moi je n’y crois pas du tout, mais je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas le droit d’en parler. J’étais très religieux jusqu’à l’âge de 14 ans où j’ai commencé à faire de la politique. Je voulais être prêtre, comme tous mes cousins, j’avais un oncle qui était prêtre.
Le film semble à la fois très rigoureux, très précis dans la gestuelle des acteurs, leur position spatiale ; et en même temps très libre, jamais prisonnier d’une grille esthétique.
Une fois que tout est articulé, pensé, ce qui est bien est de sacrifier tout ça. J’espère que mes idées sur la préparation du film, on n’en a rien à foutre. Le but du jeu, c’est quand même d’amuser la galerie ! L’idée est de casser la machine, de voir ce qui fonctionne ou pas. Je pense à un truc avec Emmanuelle Devos : je lui disais à propos d’Esther, son personnage, « Tu n’as plus tes règles, donc c’est plutôt pratique. Tu n’es plus obligée de prendre la pilule. C’est drôle et paradoxal puisque c’est le moment où tu couches le moins, où tu n’es plus avec Paul. » C’était assez rigolo : Esther pouvait se dire « Je peux coucher quand je veux mais merde, c’est con, je n’ai justement personne sous la main. » En même temps, c’est triste. Esther n’est pas enceinte, elle n’a plus ses règles, même pas pour une bonne raison. On peut aussi le prendre d’une autre façon, comme un espoir. Si, quand elle avait 12 ans, Esther n’aimait pas avoir ses règles parce qu’elle avait peur de sentir mauvais, c’est vachement bien : elle se retrouve là avec un corps triomphal, immaculé. Une fois que tout ça est écrit, c’est plus simple : on peut jouer ce qu’on veut. Avec un temps de pensée paradoxal : c’est gai, ou triste, ou glorieux.
Tu disais que tu ne vivais pas le sexe comme tout le monde. Pourquoi cette obsession pour ce qui relève de la gynécologie ?
Ça m’intéresse (rires)… Mais je n’ai aucune idée de ce qu’il y a à l’intérieur. Je ne sais pas comment on fait les enfants. Je crois qu’aucun homme ne le sait.
Comment réagissent les filles, les actrices, à ce traitement frontal peu courant au cinéma ?
Souvent, quand on fait des films, le lieu commun consiste à dire « Ça, c’est une idée de mec. » Moi j’aime bien quand, sur un film, une fille me dit que je suis une fille : je le prends comme un compliment. J’aime bien aussi quand un garçon me dit que je suis un garçon. J’aime bien montrer à une actrice comment elle doit faire pipi dans un lavabo. Je suis très fier de savoir le faire (rires)… Parce qu’on dit que les filles font des trucs dans les lavabos ; après, il y a l’équipe qui est là et qui dit « Ben vas-y, montre-nous ce qu’elle fait, toi qui es réalisateur. » Bon, d’accord…
Est-ce juste de la curiosité ou y a-t-il une part de perversité, de provocation ?
Non, ça me touche. En même temps, quand on écrivait certaines choses, on aimait bien être choquants. On se disait « Là, les gens, ça va les faire bondir. » Il y avait des moments où l’équipe me regardait, l’air navré, se disant « Non ! Tu vas pas faire un truc pareil ! » Par exemple, pour bien définir une héroïne, on montre dans le même plan un sexe de fille et son visage, à la même échelle de valeur. Ou pour faire résonner un texte, voir une fille qui prend la main d’un mec et qui la met tout de suite entre ses jambes que ce soit simple, droit. Et l’équipe soupirait « Arrête, Arnaud ! »
Dans le monologue de la fin, Paul est-il sincère ou bien idéalise-t-il ses rapports avec les filles ?
Il dit une chose qu’il est interdit de dire en public : « Moi, quand je mets ma main, ça me fait très peur. En me concentrant, je peux ne pas avoir peur. En me concentrant, je peux trouver que tout est normal, sauf que je verrais de moins en moins la réalité. Croyant que je verrais de plus en plus de réalité, j’en verrais de moins en moins, parce que la réalité est incroyable. » Il est sincère dans la mesure où il fait un travail pour trouver ça incroyable. Ce n’est pas dur de trouver ça banal, c’est le contraire qui est difficile. Je pense aux lions, parce que les lions ont énormément de rapports sexuels les lions n’ont pas très peur des lionnes (rires)… C’est le propre de l’être humain que d’avoir très peur à 12 ans, la première fois qu’on embrasse une fille. Un lion n’a pas de problème de cet ordre-là. Les lions sont hyper-désinhibés. Même à 30 ans, on peut avoir peur mais c’est une vertu.
Pourquoi avoir terminé le film sur une image de Sylvia nue, alors que la voix off parle d’Esther ?
C’est un flash-back. C’est cruel, mais c’est la vie. C’est Sylvia qui lui donne Esther. Paul n’est capable d’aimer Esther que parce qu’il est en train d’aimer Sylvia. C’est drôle, l’une des rares réactions de colère du public concernait le fait que le mec est habillé et la fille nue. Moi, depuis Manet, je m’étais dit que je le ferais qu’enfin j’arriverais à faire un truc choquant.
Bourdieu : Moi, je trouve ça gênant naturellement. Et en plus, elle se cache la poitrine, ce qui est encore plus étrange.
Desplechin : Les trois filles correspondent à trois modes de récit. Valérie, on lui confère l’aventure ; je peux dire du mal d’elle mais je ne peux pas lui reprocher de ne pas avoir été aventureuse. Esther, on lui confère un destin qui va vers les spectateurs. Et Sylvia, ce serait le procédé de récit même du film, qui serait comme une adresse ou une lettre ce serait le sens du récit qui lui serait conféré.
Paul dit qu’il n’aura pas vécu pour rien. Ce serait quoi, vivre pour rien ?
Ne jamais voir les gorges du Verdon par exemple. Ce serait affreux. Comme quand on voit quelqu’un, on dit « Tiens, il ressemble à Untel » : on n’a vu que sa ressemblance. Quand est-ce qu’on verra, comme on dit en philosophie, sa visagéité ? Qu’au moins, je sache me servir de mes yeux. Ne pas voir ce visage serait vivre pour rien.
Paul a tué l’ancien Paul. As-tu fait ce film pour tuer le vieil Arnaud ?
J’ai sans doute fait ce film avec la volonté de trahir, mais pas de tuer qui que ce soit. Par exemple, je pense du cinéma telle chose et pas telle autre mais, avec ce film, je pourrais être assimilé à des choses que je ne suis pas. Au début du film, je fais des blagues sur le centre gauche alors que je suis super centre gauche. Ça me plaît de trahir ça.
Esther, lors de sa dernière rencontre avec Paul, lui dit « Quand on mûrit, on tombe et on pourrit. » Est-ce que faire des films est une façon de se préserver de cela, d’éviter de trop mûrir ?
Oui, c’est comme la phrase de la publicité, « Quand on aime la vie, on va au cinéma. » Je crois que c’est Daney qui disait qu’on va au cinéma parce qu’on déteste la vie, qu’on trouve que la vie n’est pas assez bien faite. Nous, quand on va au cinéma, c’est parce qu’on aime vraiment la vie. Les gens qui ne vont pas au cinéma sont des gens qui n’aiment pas la vie. Parce que la vraie vie est au cinéma. C’est là que ça s’ouvre, qu’on est un tout petit peu protégé et à la bonne distance. Les gens qui se contentent d’une vie qui ne serait pas remise en ordre, rendue à sa pensée, à tout ce qui est brillant, ces gens ont un mépris incroyable pour la vie. On peut dire qu’on serait contre une certaine idée de la maturité. On voudrait être adulte mais d’une manière qui nous soit singulière… Enfin, on voudrait ne pas se poser la question. Et on va au cinéma pour ne pas grandir, je crois.
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