Racontant la bataille de la route de Jérusalem en 1948, Kedma est une allégorie des origines de l’Etat d’Israël qui fait écho au conflit actuel. Un film en plans-séquences et récit elliptique qu’Amos Gitai a voulu doter d’une force politique.
Amos Gitai En hébreu, « kedma » signifie « vers l’Orient », mais ce mot signifie aussi « l’Antiquité », là où est née la civilisation, pour les anciens Hébreux ; ce mot a donc une double signification, spatiale et temporelle. Et c’est aussi le nom d’un bateau qui a vraiment existé, qui a amené sur les côtes de Palestine des rescapés des camps d’extermination. J’ai voulu situer les débuts de la notion de « guerrier israélien » : comment les Juifs de la diaspora, qui étaient des intellectuels ou des commerçants, sont devenus des soldats et des paysans. Cette transformation était le but de l’Etat d’Israël. Je crois d’ailleurs que la crise identitaire que traverse actuellement Israël tient au fait que ce projet a réussi, le but a été atteint. Et le début de ce processus remonte à la guerre de 1948, avec la bataille de janvier-février pour le contrôle de la route de Jérusalem, qui est alors assiégée. Voilà le contexte historique de Kedma… Dans Kippour, mon film précédent, on voyait des sabras, nés en Israël, déjà formés à être soldats.
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C’est le thème de « la réappropriation de la violence par les Juifs » qui était déjà au centre du Sobibor… de Claude Lanzmann.
Moi, je pense que pour continuer à vivre, Israël doit démythifier sa propre existence, et remettre en question ses mythes fondateurs et son iconographie, qui sont si puissants pour les diasporas juives. Israël doit entrer dans le quotidien et ne pas rester figé dans le recyclage de son image mythique, même si elle est très utile à la solidarité juive. Le producteur du film a commencé par me dire qu’il était contre l’Etat d’Israël. « Pourquoi ? Parce que c’est un Etat immoral. » Alors je lui ai répondu que c’était pour ça que moi je suis pour, parce que les Juifs ont le droit comme tout le monde d’être immoraux ou moraux, beaux ou laids, mais il faut qu’ils l’assument. Et les arts, dont le cinéma, ont le droit d’apporter un regard critique sur Israël, sans interdits. Avec Israël, les Juifs ont décidé de gérer eux-mêmes leur destin, pour la première fois depuis très longtemps, et d’entrer dans le monde réel et ses contradictions. Et la contradiction la plus compliquée est « comment gérer la force ? Quelles sont les limites qu’on doit s’imposer ? » Et d’accepter que la souffrance n’a pas de frontières, que la souffrance de l’Autre existe aussi, même si la souffrance juive au XXe siècle est terrible et énorme. Si les deux sociétés, l’israélienne et la palestinienne, acceptaient de reconnaître mutuellement leur souffrance, on pourrait commencer à avancer politiquement. Alors que si la souffrance devient une monnaie d’échange, avec la comptabilité des morts de chaque côté, et avec chaque camp persuadé de l’exclusivité de sa souffrance, la bagarre peut encore durer des siècles…
Le cinéma peut-il aider à cette reconnaissance, à cette lucidité ?
Le cinéma est un mode de réflexion sur la réalité. Ce qui se passe en Europe depuis quelques semaines est le produit de la dépolitisation générale de la culture, qui a cessé d’être un vecteur critique et une forme de résistance. La culture est devenue un objet muséal, avec le cinéma, qui ne doit plus traiter que des relations intimes, et c’est une lourde erreur. Il ne s’agit pas de faire du cinéma militant, mais de parvenir à faire des films qui reformulent sans cesse, par le langage cinématographique et la fiction, leur rapport à l’état d’une société, ce que faisaient Rossellini ou Fassbinder. Le résultat de cette dépolitisation généralisée, où la gauche se contente de gérer un peu plus honnêtement les affaires courantes, est le vide du débat d’idées, vide que le premier démagogue venu remplit. Mais dans le cas d’une situation volcanique comme celle du Moyen-Orient, le cinéma doit servir à dialoguer. Quand on regarde un tableau de Vélasquez, on peut parler des couleurs, de la composition, de la lumière, mais Vélasquez était intéressé par les Bourbon, et il les étudiait de façon subtile, c’était un regard sur le pouvoir, avec une dialectique et une fusion parfaite entre les questions de forme et le thème politique. Pour Kedma, je me suis posé des questions de structure formelle, avec l’usage des plans-séquences et un récit elliptique, dans une lumière entre chien et loup, un peu opaque, mais je voulais aussi que le film ait une force politique.
Le traitement du paysage avec la grisaille et la pluie va à l’encontre du cliché ensoleillé.
En Israël, nous avons une conscience historique de la notion de paysage, c’est un paysage qui a vu défiler l’Histoire, un paysage chargé. Dans ce paysage, les immigrants juifs comme les Anglais semblent déplacés, alors que les paysans palestiniens s’intègrent naturellement. D’ailleurs, les premiers immigrants juifs du début du siècle imitaient les Arabes et avaient adopté le keffieh ; ce n’est que plus tard que le keffieh est devenu un symbole strictement palestinien. Mais le côté hybride, bricolé de cette première société israélienne que je montre dans le film, perdure encore aujourd’hui. En tant qu’ancien architecte, je ressens très fortement le côté bricolé d’une ville comme Tel-Aviv, qui la rend acceptable pour tous les nouveaux venus. C’est une ville d’immigrés fatigués qui arrivent avec leurs valises, une ville laide. Et les paysages de Kedma sont des paysages menacés. Il y a trop de frontières, de barbelés, de routes sur un territoire qui est large comme la Corse, et il ne reste plus grand-chose de ces paysages bibliques inscrits dans la mémoire humaine, cette iconographie est en voie de disparition. Le film essaie de rendre cette mémoire qui n’existe presque plus dans la réalité. J’ai eu beaucoup de mal à retrouver ces paysages parce que les vagues successives d’immigration ont voulu refaire l’Europe, les immigrés ont planté des forêts de pins et d’eucalyptus sur les paysages de la bataille pour la route de Jérusalem. Il m’a fallu aller au nord du Néguev pour trouver des paysages plus minimalistes et plus touchants, avec peu d’arbres, très peu d’éléments de décor.
Comment s’est imposée l’écriture en plans-séquences ?
Chacun des plans-séquences du film a sa chorégraphie intérieure, et c’était un moyen d’installer une temporalité. Par exemple, le dernier plan du film dure onze minutes, et cette durée permet d’installer la polyphonie des langues et des destins (lire page 48), la coexistence de différents éléments dans un même plan. Chaque plan-séquence est un chapitre dont le tissu est nourri de détails. Comme j’ai une formation d’architecte, et non pas de cinéphile, je m’attache beaucoup aux détails et suis autant influencé par la poésie ou la peinture que par le cinéma. Mon père m’emmenait sur ses chantiers de construction, et je voyais comment sa formation d’architecte du Bauhaus, un mouvement très attaché aux détails, devait se diluer dans l’efficacité d’un pays à construire vite pour les nouveaux immigrants. Plus généralement, savoir comment un parcours individuel est empêché par les forces historiques m’intéresse beaucoup : les immigrants de Kedma n’aspiraient qu’au repos après les horreurs qu’ils avaient vécues et ils replongent aussitôt dans une autre guerre. Certains d’entre eux sont morts aussitôt débarqués du bateau, sans même qu’on sache leurs noms. C’est une histoire tragique. Et Kedma se refuse à récrire l’Histoire dans le sens inverse, comme si elle était linéaire et cohérente, de 2002 à 1948, et tient compte d’éléments de hasard, exactement comme le tournage d’un film. Quand j’écris un scénario, ce n’est qu’une simulation, à réinterpréter au tournage puis au montage. La réinterprétation constante est une notion artisanale à laquelle je tiens beaucoup. Et la forme définitive d’un film est toujours liée à son mode de fabrication. Il s’agit de toujours rester ouvert, d’avancer avec sa structure tout en restant prêt à changer son puzzle. Il faut qu’il y ait un équilibre entre ce qui est prévu et ce qui survient. Et ma formation d’architecte m’aide à travailler avec un groupe de gens, duquel sortent des choses très contradictoires, mais aussi très riches. J’ai pourtant quitté l’architecture parce qu’il fallait appliquer strictement les plans, la maquette du projet, sans tenir compte de rien. S’il y a un arbre, on le coupe, une colline, on la rase, et on parachute la maquette sur le site, on se contente d’exécuter un programme. Le cinéma qui fait la même chose, qui se contente d’appliquer le scénario, ne m’intéresse pas.
Plus qu’une reconstitution historique, le film se présente comme une allégorie.
C’est une allégorie composée d’une matière réelle, avec une compilation de documents et une écriture qui a pris beaucoup de temps. Avec Marie-Josée Sanselme, la coscénariste du film, on est d’abord partis de journaux d’infirmières de cette bataille, qui a été féroce, même si c’était une guerre de pauvres, une guerre primitive. La structure définitive du film, avec cette série de tableaux, est directement liée à notre travail sur ces documents historiques. Les deux monologues de la fin, celui du Palestinien puis celui du Juif, sont les adaptations de textes de l’époque, de Tawfik Zayad, un poète palestinien, et Haim Azaz, un proche de Ben Gourion, qui a écrit ce texte d’une force incroyable en 1946, avant même la création de l’Etat d’Israël. Aux paysages géographiques devaient répondre des paysages textuels, et j’avais envie de tirer de l’oubli ces textes magnifiques, d’une incroyable force prophétique. J’ai aussi interrogé des rescapés européens qui sont arrivés en 1948 et qui ont été envoyés tout de suite à la bataille. Ils n’avaient jamais raconté leur histoire. J’ai voulu échapper au didactisme, mais il y a toujours une ambiguïté entre mon désir de dire quelque chose et l’inscription de ce discours dans les films, qui tente d’éviter la lourdeur didactique. Tout mon cinéma tourne autour de cette question, depuis toujours. Par exemple, dans mes films documentaires, je n’ai jamais employé de voix off, pour ne pas ajouter un discours surplombant. Pour Kedma, quand j’ai découvert ces textes oubliés, j’ai eu d’autant plus envie de les utiliser qu’Israël est un pays qui ne cesse de digérer son histoire à une vitesse spectaculaire, en effaçant des strates entières. Ces textes permettent d’établir un lien avec la situation actuelle, qui découle directement de ce qui s’est passé en 1948.
Le film est composé d’apparitions et de disparitions dans le paysage, les personnages surviennent puis sortent du champ.
C’est le point de vue de gens qui arrivent sur une terre qu’ils ne connaissent pas, de gens qui s’imposent sur une scène et découvrent l’existence des autres. Pendant longtemps, les Israéliens ont essayé d’ignorer l’existence des Palestiniens, Golda Meir avait même déclaré que les Palestiniens n’existaient pas. Dans le film, ils existent. Et la guerre actuelle est une lutte pour exister du côté de l’Autre, les Israéliens dans les villes et les villages palestiniens, et les Palestiniens dans les villes israéliennes, pour entrer dans la conscience de l’Autre et ne pas lui permettre d’oublier qu’on existe aussi. Le film s’est fait à côté de la société israélienne, qui est une irruption permanente, avec une grande concentration et un tissu de créativité de la part de toute l’équipe. C’était un microcosme assez particulier et touchant, à l’écart de la situation actuelle qui donne envie de pleurer tous les soirs.
Le film dit-il que les choses étaient viciées et mal embarquées dès l’origine, dès la création de l’Etat d’Israël ?
Le monologue de la fin est un texte de rage contre l’injustice et l’incapacité à casser le cercle vicieux de la souffrance des Juifs. Comme le Livre de Job, c’est un cri de révolte contre l’injustice divine. Il pose une question encore valable aujourd’hui, qui introduit un doute productif. Mais moi, je crois qu’il n’est jamais trop tard, que rien n’est jamais fatal et que les conflits ne doivent pas se régler par des tueries. Mais un film doit être radical, alors que la politique est une série de gestes modérés, qui laissent un espace d’existence aux gens. Je préfère essayer de faire des films radicaux et rester modéré dans mon discours politique, et j’ai peur des gens qui croient aux solutions parfaites, alors qu’elles n’existent pas. Le drame de la situation actuelle, c’est que les gens croient des deux côtés que c’est la bataille définitive et finale. Alors que seule la mort est définitive. Et le film essaie de troubler cette vision. De ce point de vue, que le film passe à Cannes et sorte d’abord en France est très important, il reviendra lesté d’une plus grande force en Israël. Et puis Kedma s’inscrit dans la tradition de la pensée critique juive, la tradition de la pensée dialectique qui est ce que les Juifs ont apporté de meilleur à l’humanité, à la culture universelle, de mon point de vue non religieux. La religion juive est minoritaire et n’a jamais eu une stratégie de conversion, à l’inverse du christianisme et de l’islam, ce qui a amené la tradition de l’attitude critique. Kedma est aussi un hommage à cette culture et à ce processus critique destiné à entraîner des améliorations. Et puis je supporte très bien qu’on ne soit pas d’accord avec moi ou qu’on ne m’aime pas…
Tu espères que Kedma viendra troubler « l’union sacrée » qui paraît exister en ce moment dans la société israélienne.
Oui, et les travaillistes participent à ce gouvernement. L’assassin de Rabin a bien réussi son coup : l’extrême droite est beaucoup plus forte. Car Rabin venait de cette génération de 1948, il était le commandant de l’armée pendant la bataille pour la route de Jérusalem. Il était muni de cette connaissance, et lui avait les moyens de faire évoluer la situation. De toute façon, sauf catastrophe apocalyptique, ces deux peuples seront obligés de se réconcilier. La question est : combien faudra-t-il de morts avant ? Regardez l’Europe, les épouvantables et innombrables massacres du passé sont oubliés, les massacres franco-allemands sont effacés des consciences, c’est bien que c’est possible. Mais, pour revenir à la question du paysage, la façon dont les colons religieux traitent la terre d’Israël, qui est pourtant une terre sacrée à leurs yeux, est abusive et problématique, quand ils arrachent des oliviers centenaires par exemple, au nom de l’amour de Dieu. C’est une vision païenne de la religion juive, qui est infiniment plus abstraite que ça. La religion juive est le premier monothéisme qui dit que Dieu n’est pas territorial, alors que pour le colon, Dieu est territorial ! C’est une fétichisation païenne de la terre, qui n’a rien à voir avec la religion et la tradition juives. Le projet d’Israël a réussi : les Juifs sont devenus des soldats et des paysans, mais ensuite ? L’état de guerre permanent depuis cinquante-quatre ans provoque une érosion intellectuelle et les gens se tournent vers la religion, alors que la pensée religieuse était originellement opposée à l’idée même d’Israël. La fameuse phrase fondatrice « L’année prochaine à Jérusalem » est amputée, les gens ne se souviennent plus que de « Jérusalem » et oublient « l’année prochaine », l’aspect utopique, directionnel, référentiel de cette phrase qui indiquait un désir plus qu’une réalisation concrète. D’ailleurs, toutes les utopies réalisées se sont terminées par des catastrophes… Donc critiquer Israël ne peut qu’aider Israël, et être critique, c’est être fidèle à l’esprit juif.
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