Le cinéma français est reconnu, apprécié hors des salles hexagonales. Il a tout pour ne pas sombrer avec la chute de Canal+. S’il sait utiliser ses armes.
Par Laurent Creton, professeur à l’université de Paris III, spécialiste d’économie du cinéma et de l’audiovisuel.Certains crient misère. On en est très loin. Le cinéma a toujours été en crise, depuis ses origines. La crise fait partie de son mode de fonctionnement et, à bien des égards, elle est productive dès lors qu’elle nécessite d’imaginer toujours de nouvelles solutions, d’inventer des formes. Les chiffres du cinéma français ont été plutôt bons en 2001 et 2002 (41 % et 34 % de parts de marché), même si la réussite du cinéma français sur son territoire et à l’étranger ne tient qu’à quelques gros succès, comme Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain ou Astérix et Obélix, à ces quelques cas exceptionnels pouvant dissimuler la réalité d’une situation globale fragile.
Au niveau mondial, tous supports confondus, le cinéma ne s’est jamais aussi bien porté : la fréquentation des salles a remonté dans les années 90 un peu partout dans le monde et les films sont massivement diffusés sur tous supports : chaînes de télévision, DVD, etc. Sur 100 films vus, 4 le sont en salles et 96 ailleurs.
Aujourd’hui, nous vivons une période charnière en raison du processus de mondialisation. Le dispositif de régulation français, avec son système de soutien, sa politique de quotas, sa formule de prélèvements sur les billets de cinéma, les chiffres d’affaires des chaînes de télé et de la vidéo, risque d’être remis en cause par une harmonisation européenne qui se ferait autour du plus petit commun dénominateur, dans le cadre des renégociations des accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). D’où le débat très actuel sur l’exception culturelle. A cela s’ajoute, depuis un an, le malaise à Canal+ et le désengagement relatif de la chaîne auprès du cinéma. D’où des craintes d’une déstabilisation du cinéma français.
Il n’y a pas d’issue pour un modèle franco-français replié sur lui-même. Mais, il y a un avenir pour un modèle de régulation dont la France est la figure emblématique, à condition qu’il soit pensé à une échelle internationale, partagé en Europe et dans le monde. Pour nombre de pays, c’est un moyen de répondre (pour pas très cher) à des préoccupations culturelles et identitaires. Rendre possible l’existence de nombreuses cinématographies dans le monde, constituer une alternative à Hollywood présente aussi d’importants enjeux économiques. La Corée du Sud l’a très bien compris.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
SE TOURNER VERS LE MONDE
Il importe de sortir du défaitisme et du complexe français qui laissent entendre que le cinéma hexagonal ne pourrait pas s’exporter. Il y a d’abord un marché francophone et un marché francophile, des pays où ce cinéma est connu et reconnu et où il peut progresser. A côté du marché américain très peu ouvert , il existe les marchés émergents d’Europe de l’Est, de Russie, du Moyen-Orient et d’Asie où la notoriété du cinéma français est très forte.
Evidemment, les films français les plus exportés ces dernières années sont Léon, Le Cinquième Elément ou Astérix et Obélix. Ce type de films récolte des recettes utiles pour la production cinématographique française, mais, à côté, bon nombre de films français sont appréciés dans le monde précisément parce que ce sont des films d’auteur, prisés pour ce qu’ils ont de typiquement français. Hors des normes supposées du « cinéma-monde », l’inscription dans une identité peut donner une portée universelle à un film. Cultiver la possibilité pour les publics de voir ces films est une piste essentielle. Cela passe par les festivals, l’école, les salles, de plus en plus le DVD et Internet, sans oublier le rôle important que peuvent jouer en la matière les chaînes de télévision nationales.
PROFITER DU DVD
Le dynamisme du marché du DVD est impressionnant, avec un coût de fabrication et de distribution très bas et des sorties de plus en plus événementielles réalisées rapidement après la sortie en salles. Ce marché n’a pas besoin, en outre, de l’intermédiation des chaînes de télévision. Ce développement crée des débouchés supplémentaires en termes de revenus pour la production et permet de trouver une source de financement additionnelle. Autres supports d’avenir : le pay-per-view, la video-on-demand et Internet, dont le développement dépendra de l’essor du haut débit, de la possibilité de diffuser à grande échelle pour un coût raisonnable, et de la résolution d’un problème fondamental : le piratage. On pourrait aussi imaginer un couplage à l’échelle internationale entre vente de DVD et sites Internet informatifs, avec possibilité ou non de téléchargement des programmes.
LES FAIBLESSES DU GUICHET CANAL+
Mais pour l’heure, en France, chacun s’inquiète surtout du désengagement de Canal+. Pourtant, la filière cinématographique a connu d’autres systèmes de financement. Autrefois, le distributeur jouait un rôle essentiel par le biais des à-valoir. La recette des exploitants était la base sur laquelle financement et rentabilisation s’effectuaient. Avec le développement de la place et du rôle de la télévision, l’équilibre de la filière s’est transformé. Depuis les années 80, la télévision progresse dans la part du financement des films, jusqu’à devenir prépondérante, parallèlement aux transformations de consommation des ménages : la part du cinéma en salles dans les dépenses en programmes audiovisuels passe de 46 % en 1980 à 14 % au tournant des années 2000, alors que les abonnements partent de zéro pour atteindre 40 %. Par le jeu de quotas de diffusion et d’obligations d’investissement, les chaînes de télévision ont été mobilisées pour financer le cinéma français. Canal+ fut créée en 1984 et, en contrepartie de son privilège de première chaîne privée cryptée payante à pouvoir diffuser les films très vite après leur sortie en salles, elle avait un devoir de solidarité vis-à-vis du cinéma français et européen au travers d’un financement qui a dépassé 150 millions d’euros en 2001 (hors sa filiale de production Studio Canal).
Pour les producteurs de cinéma, le premier guichet n’était plus l’avance sur recettes gérée par le Centre national du cinéma, mais celui des chaînes de télévision, surtout celui de Canal+ qui finançait la plupart des films et d’une façon peu discriminante : les choix ne correspondaient nécessairement pas à une optimisation de ses intérêts. A la même époque, certains s’inquiètent déjà de la trop forte dépendance du cinéma vis-à-vis d’une seule chaîne, de la santé d’une seule entreprise. Une des conséquences de cette manne financière a pu être une certaine inflation budgétaire, l’inscription du monde du cinéma dans des pratiques d’argent facile et des décisions qui dépendent grandement de certaines coteries.
Canal+ a connu un âge d’or d’une dizaine d’années : en 2001, elle rassemblait 4,5 millions d’abonnés, clients fidèles dont l’ancienneté moyenne était supérieure à dix ans. En quelques années, le groupe Canal+ est devenu le premier opérateur européen de télévision payante. Croissance du nombre d’abonnés, originalité, notoriété et reconnaissance se rejoignent alors pour conforter une image de prééminence. Dans la fin des années 90, Canal+ tarde à trouver un second souffle. L’effondrement de l’audience de son access prime time en clair semble indiquer qu’elle a perdu la main, qu’elle ne dispose plus de la cote d’amour dont elle a longtemps bénéficié. C’est ainsi que le tournant des années 2000 a pu être considéré comme le temps de la double chute de la « maison Canal » : d’une part, la fusion-absorption au sein de Vivendi Universal, et, d’autre part, de récurrentes et substantielles pertes financières qui ne pouvaient qu’affecter son autonomie. Avec l’intensification de la concurrence (multiplication des chaînes cinéma du câble et du satellite, montée en puissance de TPS, décollage du DVD et à l’horizon le numérique hertzien) et alors que les chaînes traditionnelles gardent des positions solides, Canal+ voit s’effriter une différenciation qui expliquait pour l’essentiel son succès. La chaîne jadis hors du commun s’est banalisée alors que la rentabilisation des chaînes à péage en Europe reste épineuse et décevante.
SYSTEME DE PILOTIS
Dès lors que se désagrège cette position d’exception, peut-on être surpris de voir ses dirigeants envisager de dénoncer les termes d’un contrat qui leur semble devenir chaque jour plus déséquilibré ? Les apports financiers de Canal+ au cinéma français ont constitué un support important à son développement. Mais il y a actuellement un réel besoin de rééquilibrage. Il est vraisemblable que la part de financement du cinéma par la télévision, qui atteignait 40 % du total, diminue, ce qui oblige à penser à des ressources additionnelles. Il faudrait stabiliser le cinéma sur un système de « pilotis » : quand l’un s’affaiblit, les autres compensent. Le plus délicat, c’est d’organiser le passage d’un équilibre à un autre. Il existe en outre une tendance forte des chaînes généralistes et de Canal+ à concentrer leurs dépenses sur des films susceptibles de générer une large audience, avec quelques menaces pour la diversité culturelle…
DIVERSITÉ DES CHAINES, DIVERSITÉ DES PROJETS
Aujourd’hui, ces chaînes accordent un intérêt accru à des programmes ayant de meilleurs ratios audience/coût : les émissions de plateau, la télé-réalité ou les téléfilms. Après avoir pendant vingt ans profité de l’aura cinématographique, de son côté « haute couture », la télévision en a moins besoin. Le bon côté de la chose, c’est que la télévision devient de plus en plus télévisuelle, pour le meilleur et pour le pire, et que le cinéma doit se recentrer sur sa filière, dans sa propre singularité. Le risque, c’est que les films les moins assurés et les plus novateurs ne bénéficient pas de financement télévisuel et subissent ainsi une censure économique. Certains projets de film sont actuellement bloqués parce qu’il manque la signature de Canal. Comme les projets mettent au moins deux ans à se réaliser, cela risque de créer un creux dans la production française, surtout pour ce type de films.
Mais Arte a pris un relais important, notamment pour les premiers films, le cinéma d’auteur et les documentaires. Plus généralement, les chaînes de service public (France 2, France 3, France 5, Arte et TV5) pourraient, avec une volonté politique plus affirmée, jouer un rôle décisif dans le financement du cinéma français. La télévision publique doit-elle pour autant jouer un rôle de parrainage d’un cinéma moins « commercial » ? Ce n’est pas nécessairement la vocation de toutes les chaînes du service public, mais ce pourrait être un bon moyen de se différencier de TF1 et de M6. Par ailleurs, les films de cinéma sont présentés en très grand nombre sur les chaînes du câble et du satellite spécialisées dans le septième art. C’est une tendance forte du paysage télévisuel, qui se traduit par la présence des films de cinéma sur ces chaînes, avec une assez grande diversité, contrebalançant une présence amoindrie et plus focalisée sur les chaînes généralistes. Avec la multiplication de chaînes ayant des positionnements différenciés et des stratégies spécifiques, les films de cinéma et leur audience tendront à se répartir différemment sur les grilles de programmation.
NOUVEAUX DÉBOUCHÉS, NOUVEAUX SUPPORTS
Il faut dépasser les problèmes conjoncturels pour se placer dans une perspective structurelle et de long terme, faire fi des lamentations rituelles pour constater que le cinéma bénéficie de nouveaux débouchés et de nouveaux supports pour se valoriser. L’enjeu fondamental se noue autour d’une question : comment faire en sorte, compte tenu de la multiplicité des supports, que la cinématographie sauvegarde son identité face au magma audiovisuel ? En France, les sociétés de cinéma de petite taille, mais aussi les plus grandes, sont encore à ce jour dirigées et animées par des hommes et des femmes qui connaissent le cinéma et qui l’aiment souvent passionnément. Le risque serait qu’ils soient remplacés par ces petits hommes gris qui ne saisissent de la réalité que ce qu’ils peuvent lire sur leur petite calculette, qui croient pertinent de transposer ici ce qu’ils ont appris dans une précédente carrière en hypermarché. L’opinion publique, les actions en faveur de l’éducation à l’image et la critique ont un rôle important à jouer dans la sauvegarde de l’identité du cinéma. Les pouvoirs publics également, dans leur capacité à négocier des solutions viables à l’échelon européen, et par des mesures telles que celles qui viennent d’être annoncées par le ministre de la Culture (lire encadré page 48). Non pas des mesures radicales qui transformeraient le dispositif existant, mais plutôt une série de correctifs et d’ajustements destinés à l’optimiser et à tenir compte des contingences actuelles. Pour compenser la réduction présente et prévisible des contributions de Canal+ au cinéma français et assurer des relais de financement, il est pertinent de s’appuyer sur une série de mesures telles que la modernisation du dispositif fiscal, un encouragement au financement par les collectivités locales, un meilleur soutien aux activités exportatrices, des ressources supplémentaires provenant d’un marché de la vidéo en forte expansion ou un soutien accru à la production indépendante.
{"type":"Banniere-Basse"}