Avec Scarlet diva, son premier film en tant que réalisatrice, l’actrice Asia Argento se dévoile dans tous les sens du terme. Mais sous la peau, le monde d’Asia est plus complexe que prévu.
Asia Argento n’est pas qu’une belle Italienne qui montre facilement le tatouage qui orne son bas-ventre. Enfant de la balle née à Rome en 1975 d’un père cinéaste (Dario Argento) et d’une mère comédienne (Daria Nicolodi), elle voit son premier recueil de poèmes publié dès l’âge de 5 ans et fait ses débuts d’actrice quatre ans après. Six films plus tard, elle tourne avec son père une série de classiques du giallo, genre italien aux confins du polar, du fantastique et de l’horreur, de Trauma au Fantôme de l’Opéra, en passant par Le Syndrome de Stendhal. On pouvait alors craindre qu’elle se laisse enfermer dans la case « fille de », mais c’était sans compter sur sa capacité à rebondir.
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Abel Ferrara, sous la direction duquel elle réalise son « rêve d’actrice » en tournant dans New Rose Hotel, l’encourage ensuite à passer à la réalisation : ce sera Scarlet diva. Un film à la première personne d’une alchimiste qui rend singuliers les clichés les plus éculés, du sexe à la drogue en passant par le rock. Un film à clés, où elle règle ses comptes avec sa famille et les metteurs en scène qui l’ont malmenée. Sincère et manipulatrice, exhibitionniste et secrète, punk et cultivée, macho et romantique, Asia Argento s’y révèle diablement attachante.
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Pourquoi l’actrice Asia Argento a-t-elle eu envie de devenir réalisatrice ?
Asia Argento Je n’ai jamais ressenti le besoin d’être actrice. La première fois qu’on m’a proposé de jouer, j’avais 5 ans. Mais mon premier désir était l’écriture. Entre 5 et 8 ans, j’ai écrit trois livres, dont un recueil de poésie qui a été publié. Après, j’ai effectivement fait l’actrice. Mais après avoir tourné New Rose Hotel avec Abel Ferrara, j’ai compris que j’avais réalisé mon rêve d’actrice : travailler avec mon réalisateur préféré. Et comme je déteste la répétition ou la stagnation, j’ai dû me chercher une autre ambition. C’est ainsi que j’ai fait mon film. Raconter une histoire a toujours été ma plus grande ambition, c’est ce qui me tenait le plus à c’ur.
Une histoire ou votre histoire ?
Evidemment, il y a un énorme ego dans le film. Mais selon moi, c’est de ça que le cinéma est fait : l’ego. C’est pourquoi je considère que les metteurs en scène appartiennent à une aristocratie. La plupart des gens paient un psy. Moi, je suis payée pour évacuer la merde.
Qu’est-ce que vous n’aimez pas dans le fait d’être actrice pour les autres ?
Quand vous jouez, vous n’êtes qu’un instrument. Ce n’est pas un métier créatif. Vous ne jouez pas, vous êtes jouée. Si vous tombez entre les mains d’un bon joueur, alors pas de problème à n’être qu’un instrument… Mais c’est très rare. Quand vous travaillez avec quelqu’un comme Abel Ferrara, vous avez l’impression que vous aussi vous créez, parce qu’il vous laisse mettre tout ce que vous voulez dans le film. Mais la plupart du temps, vous vous retrouvez à travailler avec des metteurs en scène qui vous forcent à dire la réplique telle qu’elle est écrite, qui vous forcent à respecter leur storyboard au millimètre. On devient alors une image dans une bande dessinée et pour moi, ce n’est plus de la création. Je peux le faire, mais ça ne me fait pas grandir.
Comment pouvez-vous continuer à être actrice si vous méprisez autant ce statut ?
Je travaille en tant qu’actrice comme un chauffeur de taxi : professionnelle, rigoureuse. J’essaie d’être aussi investie que le rôle le nécessite, mais c’est rare de trouver un film qui soit excitant, où il y ait une part de création. Alors j’essaie de me lancer un défi à chaque rôle : par exemple, pour Les Morsures de l’aube d’Antoine de Caunes, qui sort en mars, le défi était d’arriver à parler français. Ça, c’est le bon côté de ce métier. Pouvoir s’essayer à des disciplines nouvelles : le français, la boxe, le tir au pigeon, n’importe quoi… Et puis, ça aide un peu à s’aimer quand même. Pendant longtemps, je me suis trouvée monstrueuse. Le cinéma m’a aidée à m’accepter. Mon film préféré en tant que spectatrice, c’est Freaks de Tod Browning : il m’a appris la fierté à se sentir différente. Ne pas attendre que les autres vous acceptent. Mais décider soi-même quels autres on accepte. C’est capital.
Dans Scarlet diva, votre personnage dit « Toutes les actrices italiennes sont des putes », et le personnage de l’ami homosexuel va plus loin : « Tous les artistes sont des prostitués. »
Marlon Brando dit que c’est jouer, et non pas se prostituer qui est le plus vieux métier du monde. Et Baudelaire a dit depuis longtemps que l’art est de la prostitution. Je souscris entièrement. Donner quelque chose d’aussi intime, que ce soit gratuitement ou pour de l’argent, c’est forcément de la prostitution.
Qu’est-ce qui est le plus intime pour vous : vous faire filmer par un autre avec la part d’abandon inhérente ou faire votre propre film en gardant le contrôle ?
Ecrire son propre film et jouer dedans, ce n’est plus de l’intimité, c’est de la masturbation. L’ultime masturbation.
D’ailleurs, dans le scénario d’origine de votre film, il y avait davantage de pornographie.
Il y a une grosse excitation actuellement de la part de la production traditionnelle pour la pornographie. Pour moi, il n’y a là rien de nouveau. Je considère la pornographie comme un genre, au même titre que l’horreur ou la comédie. J’aime bien l’idée qu’il faille s’exprimer à travers des règles. Or, la pornographie a ses codes. Evidemment, s’il n’y a que du sexe, ça finit par tourner en rond. Je trouve ça plus subversif si on en profite pour dire quelque chose. Mais dès que vous donnez quelque chose d’intime, tout est de la pornographie au bout du compte. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il n’y a pas de mensonge possible dans une bite en érection ou une chatte mouillée : c’est l’ultime vérité.
Vous parlez des règles des genres au cinéma. Quelles règles vous êtes-vous données pour Scarlet diva ?
Pendant deux secondes, j’ai pensé faire un film Dogma. Mais j’ai vite compris que je voulais raconter une histoire pour laquelle je n’avais pas à m’imposer ces règles-là. La règle que je me suis donnée, c’est faire sortir la vérité de mes personnages, de mes décors, de mes acteurs. Le film est sans doute imparfait, mais ce dont je suis fière, c’est qu’il est vraiment sincère. Des tas de gens font des films pour des raisons bien à eux : avoir du pouvoir, aller à des fêtes, se branler sur des références à la peinture du Moyen Age… Que sais-je ? J’espère que ma sincérité transpire du film. Dans tout ce que j’ai fait au cinéma, la seule chose dont je sois fière, c’est mon film. Vraiment. Il a fallu ce parcours de quinze ans pour en arriver là, mais ça valait la peine. L’éternité ou cinq minutes, ça ne fait aucune différence à partir du moment où j’ai fait mon film.
Vous dites que votre but, c’était la vérité. Comment y parvient-on ?
En manipulant, en n’hésitant pas à être un monstre. Par exemple, j’ai obtenu de mes acteurs qu’ils aient de vraies relations sexuelles alors que je n’ai pas gardé ces scènes au montage. Mais le fait qu’ils baisent vraiment m’a permis d’obtenir ce que je voulais, c’est-à-dire une certaine tension entre eux. Cette tension est palpable à l’écran, donc je suis arrivée à mes fins.
Pourriez-vous réaliser un film dont vous ne tiendriez pas le rôle principal ?
J’y ai pensé, mais l’occasion est trop belle pour mon ego de prendre une revanche sur le monde. Je ne veux pas laisser passer cette chance.
Si on rebaptise votre film Sexe, drogue et rock’n’roll, vous trouvez ça juste ?
Je dirais « passion » au lieu de « sexe ». D’ailleurs, le mot « passion » a un sens chrétien, ce que je trouve très juste par rapport à mon film. La Passion du Christ, c’est l’idée de souffrance qu’il y a dans le film plus que la simple idée de sexe. Donc je dirais Passion, drogue et rock’n’roll : un genre qui ne me déplaît pas.
Des mots qui véhiculent un grand nombre de clichés.
J’aime les clichés. C’est comme le genre. Quand vous êtes confiné dans un territoire, vous êtes contraint de l’explorer, de l’approfondir, et ça peut donner quelque chose de très riche. Partir du cliché, ce n’est pas grave. Ce qui est embêtant, c’est d’y arriver. Pensez à mon père : il a fait des films de genre dans lesquels il s’est exprimé de manière très personnelle. Dans mon pays, l’Italie, le seul moyen de faire quelque chose de différent, c’est de se limiter à un genre pour que les gens vous suivent et que vous puissiez leur défoncer le cerveau. C’est l’idée du cheval de Troie. Vous investissez un genre a priori anodin, et une fois qu’ils sont accrochés, vous pouvez y aller. Sergio Leone aussi a procédé comme ça.
Vous avez tourné avec Nanni Moretti : diriez-vous la même chose à son sujet ?
A son sujet, je dirais qu’il est une merde. J’avais 12 ans quand j’ai tourné avec lui, et il en a profité. J’étais seule sur le plateau, sans ma famille, et il me faisait refaire les prises soixante ou soixante-dix fois, sans rien m’expliquer. L’horreur. Il m’a traumatisée. A l’époque, je n’avais pas les couilles de lui résister. Donc il est allé trop loin. Si loin que j’ai cru que le cinéma, c’était toujours comme ça. Du coup, j’ai arrêté de tourner pendant trois ans. La seule chose que j’aime chez lui, c’est qu’il n’a pas honte de montrer son ego. Même si son ego n’est guère intéressant à mon avis, même si je trouve sa vie ennuyeuse et dégueulasse. Mais au moins il n’a pas honte de se branler.
A propos d’intimité, votre mère joue dans Scarlet diva, et votre premier court métrage évoquait votre père : avez-vous réglé vos comptes avec votre famille ?
Fassbinder a dit « La famille est le chemin de tous les diables. » Je pense qu’à travers ce film, je leur ai pardonné beaucoup de choses. Tant que vous ne pardonnez pas à vos parents, vous restez coincé dans votre enfance. Au moment où vous leur pardonnez, vous vous libérez. Maintenant, je dois construire ma propre famille et, bien sûr, en dire du mal dans mes films.
Quand Abel Ferrara a demandé à vous rencontrer, connaissiez-vous son travail ?
J’avais 14 ans quand j’ai vu L’Ange de la vengeance, j’ai pensé que c’était le personnage féminin le plus fort jamais filmé. A partir de là, j’ai vu tous ses films. Ce qui est étrange, c’est que la veille du jour où il m’a appelée, j’ai accroché au mur une photo de L’Ange de la vengeance. Concrètement, c’est lui qui m’a appelé mais, à ma façon, je l’avais appelé aussi. Je crois à ces choses.
Que vous a-t-il dit au téléphone ?
Ce n’était pas très clair. Il était 4 h du matin. Mauvais horaire. J’étais encore réveillée, en train d’écrire sur mon ordinateur. Le téléphone a sonné : pour moi, ça ne pouvait être que lui. Il m’a dit « Je prépare un film bing-bang-boum. Si tu en es, on commence dans deux semaines. » A 6 h du matin, comme je n’arrivais pas à m’endormir, je me suis dit « Et si je partais tout de suite à New York pour être sûre d’avoir le rôle ? » A 7 h, j’ai appelé une agence de voyages pour connaître le moyen le plus rapide d’être à New York. Ils m’ont dit « Le Concorde. » Je ne l’avais jamais pris, je ne savais même pas que ça coûtait une fortune. Mais je me le suis payé. Ils ne m’ont jamais remboursé, bien sûr. Le prix du billet du Concorde dépasse ce que j’ai touché comme cachet pour le film. Mais je n’en ai rien à foutre. Si je fais quelque chose auquel je crois, peu importe le fric. En revanche, si je fais quelque chose en quoi je ne crois pas, alors ce n’est que pour le fric. C’est le cas de la plupart de mes apparitions en tant qu’actrice. C’est comme ça que je m’y retrouve. Je n’avais donc toujours pas dormi et je me suis retrouvée toute seule dans cet étrange Concorde avec ma petite valise. Et là, je me suis dit « Et si tout ça n’était qu’une blague ? Comment puis-je être sûre que c’est vraiment Abel Ferrara qui m’a appelée ? Que ce numéro de téléphone est bien le sien ? » Mais c’était bien lui. Et quinze jours plus tard, on tournait le film.
Comment s’est passé le tournage ?
Génial… Si étrange… Je n’arrive pas à faire la part entre les moments où j’étais sur le tournage et ceux où j’étais chez lui. Parce qu’il ne voulait jamais me laisser dormir, toujours en train de parler du film. Très créatif. Merveilleux.
Si différent de votre père ?
Mon père est le meilleur dans son registre de pure mise en scène. Surtout le genre horreur, qui est très arithmétique : vous devez savoir exactement comment déplacer la caméra et les acteurs pour obtenir telle ou telle émotion. Rien n’est laissé au hasard. Abel, au contraire, compte beaucoup sur ce qui peut se passer au tournage la tension, la manipulation. C’est le jour et la nuit. Mais ces deux expériences se sont révélées la meilleure école de mise en scène possible pour moi.
Vous pensiez déjà à la mise en scène à cette époque ?
Oui, j’avais déjà réalisé une paire de courts métrages. J’avais une idée de film de guerre dont Abel adorait l’histoire. Il la racontait à tout le monde. J’avais même peur qu’il me la vole. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à écrire le film : la peur qu’il me le vole. J’ai travaillé sur ce film de guerre pendant six mois avec deux scénaristes italiennes. Mais c’était de la merde. J’ai alors décidé d’écrire toute seule, surtout pour mon premier film. Pour le prochain, je travaillerai sans doute très différemment, mais le premier devait affronter le cliché de l’autobiographie.
Donc vous avez écrit seule ?
Oui, et dans un état proche de la folie : en écriture quasiment automatique, seule dans mon appartement, dans le même pyjama pendant trois mois, incapable de sortir. J’ai écrit ce film dans un état de paranoïa totale.
Vous êtes-vous censurée ?
Au départ, c’était beaucoup plus fort sexuellement. Mais je n’ai pas commencé l’écriture dans l’intention de choquer. Si je n’ai pas gardé les scènes de sexe, ce n’est pas par censure, c’est parce qu’elles n’apportaient rien au film.
En revanche, la drogue est restée.
Pas tout, une partie seulement. Mon personnage teste ses limites à travers la drogue, mais il recule vite. La drogue, c’est complètement stupide, c’est répétitif. Ce n’est pas stimulant. Les drogues ont comme intérêt qu’elles permettent de toucher le fond. Mais seulement à condition d’avoir en vous les ressources pour refaire surface. Si vous n’avez rien à quoi vous raccrocher, pas d’ambition ou de rêve particulier, alors mieux vaut ne pas y toucher.
Pensez-vous retrouver par la suite la même urgence à filmer qu’avec Scarlet diva ?
C’est le problème. Actuellement, par exemple, je n’ai pas d’histoire. En Italie, des tas de gens veulent produire le prochain film que je réaliserai, mais je ne peux signer aucun de leurs contrats tant que je ne ressens pas de nécessité vitale par rapport à un sujet. Je veux rester loyale avec cette idée romantique.
Vous risquez donc de ne plus mettre en scène ?
Non, tant que je ne retrouve pas cette sensation de besoin que j’ai eue avec Scarlet diva. Pour l’instant, mon prochain projet est dans la musique. J’aime beaucoup la musique électronique des années 80 comme le groupe allemand DAF, mais aussi Einstürzende Neubauten, Throbbing Gristle, qui a « inventé » la musique industrielle, ou Cabaret Voltaire. Mon mari est musicien. Nous nous sommes mariés cet été à Las Vegas dans la chapelle Elvis Presley.
Pensez-vous avoir un statut en tant qu’actrice : celui d’icône par exemple ?
Le jour où je penserai à ça, je serai foutue. Je vois beaucoup d’acteurs raisonner comme ça. Virginie Ledoyen par exemple, que j’ai rencontrée sur Les Misérables, et qui au départ devait jouer mon rôle sur le Ferrara. On se tournait autour sur le plateau. Un jour, j’ai fini par aller la voir et je lui ai dit « Ecoute, parlons de Ferrara. Je voudrais comprendre comment tu as pu refuser un film pareil ? » Elle m’a répondu « Parce que je ne crois pas que ce soit bien pour ma carrière que je me déshabille. » Pendant une demi-seconde, je me suis dit que j’étais peut-être une mauvaise actrice de ne pas me poser ce genre de question. Mais en fait, je n’en ai rien à foutre de ce que les gens peuvent penser, parce que ma vie n’existe pas de toute façon. Je n’ai pas de vie publique parce que je n’ai pas de vie. Ma vie, c’est les films. Quand je suis seule, j’écris, je réfléchis. Je ne vais jamais nulle part faire de la représentation. Si je vais quelque part, c’est pour mon film. Donc, d’une certaine façon, je suis un mauvais exemple, parce que je ne pense qu’au film. C’est presque autiste comme manière de faire : je ne me demande jamais « Quelle image ce film va-t-il donner de moi ? » Je ne me demande même pas si c’est beau ou moche. Je n’en ai vraiment rien à foutre de ce que les gens peuvent penser. S’ils veulent m’utiliser comme miroir à fantasmes, ce n’est pas mon problème. En Italie par exemple, j’ai cette réputation de fille sombre, gothique : ça ne me dérange pas.
C’est une question d’abandon.
S’abandonner, en art comme en amour, c’est l’idéal, le but suprême. Dans le travail, c’est très rare de trouver des circonstances qui vont vous permettre de vous abandonner. Et en amour, n’en parlons pas. Combien de fois dans une vie tombe-t-on vraiment amoureux ? Une fois si on a de la chance. Peut-être deux. Et basta.
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