Le réalisateur de « Jimmy P. » a caché dans ses films un dédale de références disséminées dans les noms de ses personnages. On tente d’en dresser un inventaire – attention, il faut suivre.
Dans son nouveau film, Jimmy P., Arnaud Desplechin s’intéresse à la vie de Georges Devereux, ethnopsychanalyste émigré aux Etats-Unis pour traiter le cas d’un vétéran amérindien de la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs ont déjà remarqué que le nom de Devereux était apparu dans Rois et Reine (2004) où le réalisateur avait, non sans ironie, baptisé ainsi un personnage de thérapeute africaine. Ce n’est pas la seule connexion de ce type dans son œuvre – loin de là.
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Paul Dédalus
Héros de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996), Paul Dédalus (Mathieu Amalric) incarne pour beaucoup de cinéphiles un des personnages les plus marquants du cinéma français des années 1990. Thésard en philosophie, il partage une vie amoureuse complexe entre le couple moribond qu’il forme avec Esther (Emmanuelle Devos) et sa liaison adultère avec Sylvia (Marianne Denicourt). Son nom de famille est celui du héros de Portrait de l’artiste en jeune homme, roman très autobiographique de James Joyce qu’Arnaud Desplechin cite volontiers en inspiration.
Le nom de Paul Dédalus est ensuite mystérieusement revenu en 2008 au neveu de Mathieu Amalric dans Un conte de Noël (2008), interprété par Émile Berling. Il devient alors un adolescent, personnage périphérique dont la jeunesse et le mutisme tranchent avec les partitions exaltées des adultes de cette famille en crise : Jean-Paul Roussillon (dont ce fut le dernier rôle), Anne Consigny, Catherine Deneuve, et Melvil Poupaud qui partage avec lui une scène très similaire à celle qui réunissait Ismaël (Mathieu Amalric, encore et toujours) et son fils adoptif Élias dans un musée en conclusion de Rois et Reine. En définitive, ce jeune Dédalus incarne peut-être l’enfance de celui de Comment je me suis disputé ; ou peut-être une sentinelle inamovible du cinéma de Desplechin, qui continue d’épier dans ses films, tapie dans des personnages de second plan.
Outre les errances de Paul Dédalus, il faut également mentionner les femmes perdues ou défuntes d’Amalric : Nora, dans Rois et Reine (Emmanuelle Devos), tire vraisemblablement son nom d’une pièce d’Henrik Ibsen (Une maison de poupée) dont son personnage s’inspire. C’est pourtant aussi le nom du premier amour de… James Joyce (Portrait de l’artiste en jeune homme, vous suivez toujours ?). Ce n’est pas tout : dans Un conte de Noël, l’acteur est endeuillé par la mort de son épouse (qui n’apparaît jamais à l’écran), prénommée Madeleine. Madeleine resurgit alors en amante de Georges Devereux (Amalric à nouveau) dans Jimmy P., personnage fictif entièrement imaginé par Desplechin et interprété par Gina McKee.
Noms écorchés
Quand il ne cite pas directement, l’auteur aime déformer les noms (il en a d’ailleurs été lui-même victime dans le sulfureux roman de son ex-compagne Marianne Denicourt, qui le désigne par la formule détournée d’ « Arnold Duplancher »). Les trois points de suspension de Comment je me suis disputé… marquent la censure du titre originel, qui se terminait par « avec Éric Barbier ». Le film s’inspirait partiellement de la dispute de ce cinéaste avec Desplechin. Il présente sous le nom de Frédéric Rabier un personnage de philosophe-star interprété par Michel Vuillermoz, en indélicatesse avec le héros Paul Dédalus, qui ne parvient plus à se rappeler l’origine de leur mésentente.
Dans Rois et Reine, l’époux suicidé de Nora s’appelle quant à lui Pierre Cotterelle. La consonance imite celle de Pierre Cottrell, producteur légendaire de Jean Eustache (un cinéaste qui s’est lui aussi suicidé, et que Desplechin admire énormément).
Les Vuillard
Desplechin a plusieurs fois forgé ses films autour de liens familiaux assez complexes. Cette arborescence clanique structure la population d’œuvres comme La Vie des morts (1991), Un conte de Noël, Rois et Reine et dans une moindre mesure Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) où la collection de personnages compte bien quelques cousins (dont les amis Paul et Bob). Par deux fois, il a baptisé la tribu peuplant son film d’un banal Vuillard, d’ailleurs affilié dans les deux cas à la ville de Roubaix. Jean-Paul Roussillon, triple patriarche d’Arnaud Desplechin avec Léo, en jouant « Dans la compagnie des hommes » (2004), Rois et Reine et Un conte de Noël, est ainsi le seul acteur à y avoir porté plusieurs fois le même nom (Abel Vuillard).
Dans Rois et Reine et Un conte de Noël, les Vuillard forment non pas un noyau refermé, mais un patronyme dévorant, qui par le jeu des alliances, des divorces, des naissances, des adoptions, n’en finit plus de peupler l’œuvre et d’agréger tous les personnages environnants au destin violent, et même mortifère, de la famille. L’omniprésence de la mort, de jalousies passionnelles, de haines viscérales, préfigure un goût pour le double matériau mythologique de la tragédie antique et de la Bible, dans lesquels Desplechin s’est également régulièrement servi.
Noms de mythes
Desplechin bousculait dès Comment je me suis disputé l’apparition de la spiritualité au cinéma, avec un personnage de coureur de jupons touché par un soudain désir d’entrer dans les ordres (« c’est ton cul qui est sacré »). Incarné par son frère Fabrice, il s’appelait alors Ivan, slavisation du nom biblique de l’apôtre Jean qui reviendra douze ans plus tard baptiser le benjamin des Vuillard d’Un conte de Noël (Melvil Poupaud), certainement le plus heureux et posé de la fratrie.
La Bible lui inspire également d’autres noms, comme celui d’Abel, fils d’Adam et Ève tué par son frère Caïn, transformé en chef de famille par Desplechin ; mais aussi celui d’Ismaël, fils illégitime d’Abraham à la vie ponctuée de rejets familiaux, qui donne son nom à Mathieu Amalric en héros névrosé de Rois et Reine (Ismaël convoque aussi, inévitablement, le narrateur de Moby Dick d’Herman Melville). Il refuse d’adopter le fils de son ex-compagne, Élias – un prophète majeur du royaume d’Ismaël.
Quant à la mythologie gréco-romaine, Desplechin va y chercher la déesse Junon, reine de l’Olympe, déesse de la maternité, dans la peau de Catherine Deneuve en mater absolue mais mourante dans Un conte de Noël. La même actrice est associée à Vénus dans Rois et Reine, où la Naissance de Botticelli siège dans son bureau de psychiatre. Si elle ne lui donne pas directement son nom, Léda vient dans le même film commenter le personnage de Nora : tandis que la jeune femme élève seule le fils de son défunt mari, elle offre à son père une gravure de cette reine de Sparte fécondée par un dieu.
Noms de code ?
On ne compte pas les occurrences du même type chez les personnages même très secondaires du cinéaste : références, répétitions, bizarreries, au nom de Laerte (père d’Ulysse), Faunia, Spatafora, « le Mérou », etc.
Une telle modélisation de la façon dont les noms circulent dans la filmographie d’Arnaud Desplechin permet d’entrapercevoir une strate dissimulée de son œuvre. Dans cette antichambre très obscure, les personnages semblent à travers leurs noms contenir en eux-mêmes une mémoire absolue et parfois prémonitoire de toute l’œuvre du cinéaste. Ils se cousinent d’un film à l’autre, et entretiennent un tissu infiniment complexe de liaisons secrètes. Tout cela ne nous dit qu’une seule chose – mais qu’au fond, on savait déjà – : l’œuvre d’Arnaud Desplechin ne se regarde pas seulement, elle se décrypte ; et on n’a pas fini d’essayer de le faire.
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