Remarqué avec Drancy avenir, Arnaud des Pallières trace depuis quelques années une des lignes les plus singulières du cinéma français. A l’occasion de la sortie d’Adieu, rencontre avec un homme qui cherche.
Physique de grand costaud, voix feutrée, phrasé élégant, érudition aussi impressionnante que la carrure : c’est Arnaud des Pallières, cinéaste qui depuis quelques années poursuit dans son coin une démarche aussi exigeante que singulière. De Drancy avenir (1996), sur l’éternel présent d’un passé qui ne passe pas, à Disneyland, mon vieux pays natal (2001), essai poétique à la lisière du fantastique sur le célèbre parc d’attractions, en passant par Is Dead (1999), portrait étonnant et tâtonnant de Gertrude Stein, des Pallières questionne inlassablement les outils de son art et traque obstinément les enjeux spécifiques du cinéma.
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Une quête qu’il parvient à faire tonner, sonner, résonner dans Adieu, mise en regard de deux histoires disjointes, l’une de deuil, l’autre d’immigration clandestine, deux blocs éventuellement reliés par la trajectoire d’un camion et par la polysémie de signes visuels et sonores orchestrée par le cinéaste. Capable de citer au débotté Derrida, Duras ou Genet, non pas pour intimider mais pour appuyer un élément de son argumentation, Arnaud des Pallières explique sa démarche, sa vision, son éthique. Rencontre avec un cinéaste qui parvient à rendre limpide la complexité de sa pensée.
L’ESSENCE DU GESTE CINÉMATOGRAPHIQUE
« Je me suis demandé pour chacun de mes films : est-ce que j’engage quelque chose que l’on ne peut engager qu’au cinéma ? Si oui, c’est un bon départ. Adieu ne fonctionne pas sur le papier, ça ne peut fonctionner que cinématographiquement. J’ai toujours pensé que l’essence du geste cinématographique, c’est le raccord. Qu’est-ce qui fait qu’un film est un film ? Au-delà des débats fiction/documentaire, télé/arts plastiques…, il y a une cellule fondamentale, qui est le raccord. Quand on monte un objet, audio ou visuel ou les deux, avec un autre objet, ça produit quelque chose que le cinéma a inventé, une chose qui n’est ni le premier objet ni le second mais le choc des deux. C’est ça qui rend le cinéma unique et c’est à cet endroit-là que ça vaut le coup de travailler quelque chose. »
VOIX INTÉRIEURE
« Dans Drancy, Disneyland, Is Dead ou Adieu, il y a de la voix off. Mais ce qui m’intéresse, c’est quand la voix off n’est pas unique, quand il y a un raccord entre le in et le off. La voix off, c’est mon classicisme. Mais la voix off dans mes films n’est pas une voix de maître, c’est une voix d’intimité. Dans les films de Welles, de Syberberg, j’ai toujours été frappé par la puissance de l’extrême douceur de la voix off. C’est une voix chuchotée à l’oreille, une voix amicale, une voix d’intimité. Il n’y a que dans Disneyland que la voix off est la mienne. L’illusion que c’est ma voix dans les autres films vient peut-être de ce que je dirige les acteurs sur une idée mentale liée à ma propre voix intérieure. Ce que j’ai peut-être toujours recherché dans le travail avec les acteurs, c’est cette fameuse voix intérieure dont parle Malraux, celle qui ne passe pas par l’oreille mais par la gorge. »
CAMIONS
« Moby Dick de Melville était l’une des carcasses mythiques sur lesquelles je voulais fonder Adieu. Au départ, j’avais pensé au camion comme métaphore de la baleine. Mais après, quand un ample mouvement de caméra quitte la porte du centre de rétention, glisse et attrape un gros avion, la métaphore de la grosse baleine blanche se fait toute seule.
Le désir de filmer les camions vient du choc absolu qu’a constitué pour moi la découverte du cinéma de Duras à travers Le Camion. Ensuite, ça s’est hybridé avec un désir très fort de réconcilier le cinéma de Duras (ou équivalent) avec un amour profond pour le cinéma américain qui allait de Duel de Spielberg, un genre de film idéal, au souvenir ébloui du générique de Blue Collar de Schrader, ce travelling sur une chaîne de montage d’automobiles avec un blues de John Lee Hooker. »
FAIRE SONNER LE SCANDALE
« Dans Adieu, je tente de raccorder deux réalités différentes mais simultanées. D’où ces deux histoires disjointes. Disjointes, mais qui se passent en même temps. A mon sens, c’est de là que vient la prise de conscience du scandale (la façon dont on accueille puis renvoie les immigrés clandestins ndlr). Et c’est là que le cinéma peut produire quelque chose. Tout l’enjeu d’Adieu était de produire le raccord entre ces deux histoires aveugles l’une à l’autre. Si je n’avais fait que raconter l’histoire d’Ismaël, je n’aurais que prêché pour des convertis. Je ne voulais pas être « avec » Ismaël, je voulais qu’on le redécouvre à chaque fois comme un étranger, l’étranger qui pose problème. Ça me fait penser à ce que disait Genet : « Ne me demandez pas quel monde je voudrais, je ne veux pas un monde différent, je veux être contre. » Avec Adieu, ne me demandez pas des propositions politiques, ce n’est pas mon rôle. Mon rôle, c’est de faire sonner le scandale. »
LA GUERRE DU CINÉMA
« En dix ans, je me suis rendu compte que je n’étais d’aucun camp. J’essaie de ne pas avoir de relation religieuse aux multiples cinémas que je respecte et que j’admire, dans toutes leurs contradictions économiques et politiques… Quand je lis des entretiens avec James Cameron, Kathryn Bigelow, Paul Verhoeven, ces gens-là sont très au courant de ce qu’est le cinéma moderne. Ils sont au cœur de questions politiques extrêmement complexes, par exemple celle-ci : comment faire un cinéma majoritaire avec un projet minoritaire ? Donc, je ne crois pas que les camps cinéma hollywoodien/cinéma moderne soient aussi clairement séparés.
J’ai peur d’une logique isolationniste du cinéma d’auteur européen. Je refuse une ligne de guerre entre, disons, Godard et Cameron. S’il y a une guerre, elle n’est pas entre le cinéma américain et le cinéma d’auteur du reste du monde, mais plutôt entre les films qui tissent le dialogue et ceux qui exploitent des filons. »
LOGIQUE ARTISTIQUE, LOI DU MARCHÉ
« Drancy avenir a fait 5 000 entrées, ce que je trouve déjà miraculeux. Mais quand on demande aux films de faire un million d’entrées, ça rend une certaine diversité impossible. Quand un film comme Jeanne Dielman est sorti, il a dû faire moins de 5 000 entrées. Ces films-là se situent sur une autre échelle temporelle, ils ne se jugent pas sur une année. Ça rejoint les derniers entretiens avec Jacques Derrida, qui m’ont frappé, notamment quand il explique qu’il est difficile d’énoncer des phrases un peu longues et compliquées, qu’il est difficile de prendre son temps… « Excusez-moi, je travaille avec la lenteur, je cherche mes mots, je ne sais pas où va finir ma phrase, je ne suis pas certain d’être compris mais je ne peux pas le dire autrement », etc. Dans ma manière de faire du cinéma, je ressens la même chose.
Après Drancy, la question ne s’est plus posée en termes d’entrées puisque j’ai fait des films pour la télévision, Disneyland et Is Dead. Ce n’est pas tant la question de la visibilité de mes films qui m’intéresse à la télé mais plutôt l’imprévisibilité absolue du destinataire. Les films aventureux continuent à voyager hors commerce très longtemps, et c’est vraiment ça qui compte.
Cela dit, j’ai aussi à apprendre des pratiques techniques du cinéma majoritaire. Par exemple dans Hulk, il y a des incises en milieu d’image dans lesquelles survient la nouvelle image. Là, je me dis, tiens, tiens, je garde cette idée, et si on faisait des raccords à l’intérieur des plans au lieu de couper d’une image à l’autre. »
Propos recueillis par Serge Kaganski
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