Succès cannois sans récompense, Valse avec Bachir d’Ari Folman fait en dessin animé le récit de son service dans l’armée d’Israël, en 1982, lors du massacre de Sabra et Chatila. La guerre comme un mauvais trip psychédélique, par un réalisateur lucide et sans langue de bois.
On a découvert Ari Folman en France à l’occasion du denier Festival de Cannes et de la sélection de son film d’animation Valse avec Bachir. Le film fait le récit de son service dans l’armée israélienne pendant la guerre du Liban et le massacre de Sabra et Chatila, en 1982, où, dans ces deux camps de réfugiés au Liban, des centaines de civils ont été assassinés par les milices libanaises de droite, sous l’œil complice des soldats israéliens. Israélien lui-même, le réalisateur quadra est loin d’être un novice. Il a longtemps travaillé pour la télévision sur des reportages, des séries ou des émissions type Envoyé spécial, et il est également l’auteur de plusieurs fictions pour le cinéma. Ce parcours déjà bien entamé explique la maturité esthétique et intellectuelle de Valse avec Bachir (grand oublié du palmarès cannois) ainsi que l’aisance de Folman à répondre à toutes les questions, y compris les plus délicates. D’une intelligence acérée, le réalisateur s’élève sans effort au-dessus des idées reçues, des visions manichéennes et du politiquement correct, en quête de vérité humaine, avec pour boussole un principe fondamental : la vie vaut mieux que la mort.
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ENTRETIEN > Ari Folman – Avant Valse avec Bachir, j’ai réalisé des émissions pour la télé et aussi trois films. Des fictions. L’une était sur des adolescents. Une autre s’intitule Made in Israel : un film indé sauvage, évoquant le dernier criminel nazi survivant. Ce personnage m’a été inspiré par l’affaire Demjanjuk, un nazi dont on a fait le procès dans les années 80. On n’avait pas pu le condamner parce qu’il y avait un doute sur son identité. Il était possible que le Demjanjuk arrêté ne fût pas le “Ivan le Terrible” de Treblinka. A la télé, j’ai surtout fait des documentaires, et quelques séries dramatiques. En Israël, personne ne gagne sa vie comme auteur de longs métrages de fiction.
Comment avez-vous découvert l’animation ?
En autodidacte, par le biais d’une de mes séries télé intitulée L’Etoffe dont est fait l’amour. Chaque épisode s’ouvrait par trois ou quatre minutes de dessin animé mettant en scène des spécialistes parlant des aspects scientifiques de l’amour. La technique utilisée était celle de Valse avec Bachir. Je filmais les entretiens avec les scientifiques, puis je gardais le son, et nous redessinions les images. Je ne le fais pas moi-même, c’est une équipe de dessinateurs et d’animateurs qui s’en charge.
C’est étonnant de faire un film d’animation en ayant découvert ce procédé si tard. Enfant, vous avez bien dû voir des Disney ?
Oui, évidemment, et j’ai vu ensuite les productions Pixar. Mais en Israël, la plupart des gens travaillant dans l’animation ne font que des petits programmes pour la télé enfantine. Mon film est un immense changement de ce point de vue.
Dans l’association entre le procédé de l’animation et votre expérience de la guerre du Liban 82, qu’est-ce qui est venu en premier ?
Tout s’est mélangé à peu près en même temps. D’abord, le besoin de faire un film sur mon expérience et celle de mes camarades. Puis l’idée que le meilleur moyen de la raconter en cinéma serait l’animation. Prenez tous les éléments qui s’accumulent dans ce projet : la guerre, la mémoire et l’amnésie, la conscience et l’inconscient, les drogues hallucinogènes, la peur de la mort… Pas évident de filmer tout cela en prises de vue réelles. J’étais aussi un peu lassé de ces frontières stupides entre fiction et documentaire. Un seul exemple : mon projet étant étiqueté “documentaire”, impossible de réunir un budget convenable. J’aurais dû dire dès le début que c’était une fiction, j’aurais gagné du temps et de l’argent. Et je me suis dit : pourquoi ces catégories ? Qui est le grand manitou invisible sur son trône qui décide ce qui est du docu, de la fiction ? Un cinéaste devrait être libre de recourir à tous les formats, tous les genres, tous les mélanges qu’il souhaite pour son projet.
Imaginons que Valse avec Bachir soit tourné en prises de vues réelles. Quelles auraient été très concrètement vos difficultés ?
J’aurais eu du mal à filmer les hallucinations, l’inconscient, à recréer mon paysage mental de la guerre. Francis Coppola y est superbement parvenu avec Apocalypse Now. Dans mon film, la scène de plage est directement influencée par Coppola. Apocalypse Now est l’un de mes films préférés, particulièrement le director’s cut. Il y a dans mon film la même idée que chez Coppola : la guerre comme mauvais trip psychédélique, avec une forte présence de la musique rock ou pop. Mais à la fin de mon film, il y a les images réelles, qui rappellent que la guerre n’était pas seulement un trip mais une réalité brutale. De vraies personnes ont réellement souffert et sont réellement mortes. Je ne voulais pas que les spectateurs sortent de la salle en se disant qu’ils avaient vu un film d’animation super cool sur la guerre avec de la chouette musique.
Ce recours final aux images d’actualité suggère-t-il que l’animation est impuissante à représenter la guerre ?
Non, mais je me suis beaucoup interrogé au cours de la fabrication du film sur le processus d’identification des spectateurs à des personnages dessinés. Est-ce plus facile de s’identifier à une vraie personne, à un acteur ou à un dessin ? Du coup, j’étais obsédé par le réalisme des dessins.
L’identification du spectateur ne passe-t-elle pas aussi par le son, les voix ?
Vous avez raison. Les voix sont celles des personnes que j’ai rencontrées, mes anciens camarades de l’armée. C’est sûr qu’elles sont fondamentales.
Vous aviez vraiment oublié ce que vous avez vu au moment du massacre de Sabra et Chatila en 1982 ? Totalement ?
“Totalement” n’est pas le terme exact. On oublie certains fragments, certaines images. Et “oublier” n’est pas non plus le bon terme. Il s’agit plutôt d’une non-utilisation inconsciente de la mémoire. C’est le processus classique de refoulement. Un événement tragique, gênant, vous n’en parlez pas, vous tentez de l’oublier. La question, c’est de quoi vous voulez vous souvenir et qu’est-ce que vous préférez oublier. Cette question de la sélection de la mémoire est à la fois volontaire et inconsciente. En thérapie, on vous dira que vous choisissez, que vous décidez d’oublier ceci ou cela, etc. Mais on ne contrôle pas totalement ces processus.
Pourquoi tant d’années d’oubli, et pourquoi le film maintenant ? Que s’est-il passé ?
En animation, le mot “maintenant” est très fragile. Ce que vous appelez “maintenant”, c’était il y a cinq ans. En Israël, à l’âge de 40 ans, on vous libère du service militaire obligatoire dans la réserve (un mois par an – ndlr). Au moment de ma “libération”, on m’a proposé de voir le psy de l’armée. Pourquoi pas ? Je suis allé faire des séances hebdomadaires, d’une durée de deux heures. A la fin, je me suis rendu compte que c’était la première fois que je me parlais et que je m’écoutais. Puis en discutant avec des amis, je me suis rendu compte que mon expérience de l’armée et de la mémoire était partagée par d’autres. C’est ce qui a déclenché le projet. Après, le temps nécessaire pour faire le film a été beaucoup plus long. Il a fallu écrire le scénario. Puis encore deux années et demi pour fabriquer le film, le dessiner, etc. Ce n’était pas “j’ai envie de raconter ceci, je prends ma caméra, je tourne, et hop, le film est fait”. Avec l’animation, tout est beaucoup plus lent. C’est tellement long qu’il m’arrivait parfois de me dire “Au fait, de quoi je voulais parler au départ ?”
Pourquoi n’avez-vous pas interviewé des témoins palestiniens, libanais ou des journalistes arabes ?
C’était en effet une option possible. Il y a aujourd’hui des sites internet de survivants du massacre, il y a eu le film Massaker avec des témoignages incroyables des auteurs de la tuerie, bref, toutes les sources sont désormais facilement accessibles. J’aurais pu faire un film avec une structure à la Rashomon (une même histoire filmée selon différents points de vue – ndlr). Très franchement, ça ne m’intéressait pas. Ma mission sur Terre ne consiste pas à raconter les points de vue des autres. L’histoire des victimes, c’est la mission qui revient aux victimes. Je serais un imposteur de la raconter à leur place. En Israël, en ce moment, il y a toute une vague de documentaires sur l’occupation des territoires palestiniens. Je n’irais pas faire un tel film. Vous vivez à Tel Aviv une vie cool de réalisateur, puis vous partez à Gaza soulager votre conscience. C’est à mon sens une vaste hypocrisie que d’endosser facticement la misère des autres. Il revient aux Palestiniens de prendre une caméra et de raconter ce qu’ils vivent à Gaza, ils le feraient bien mieux que les Israéliens, même si ceux-ci sont “engagés”. C’est pour moi une question d’éthique et de crédibilité. Jamais je ne m’autoriserais à parler à la place de l’autre. Pourtant, j’adore un gars comme Avi Mograbi. Il consacre sa vie à combattre l’occupation et la colonisation. Il envoie des mails à 3 heures du matin vous expliquant qu’un Palestinien a été arrêté à un checkpoint et qu’il faut aller manifester le lendemain à 7 heures. J’admire Avi et je respecte tous ces films israéliens engagés, mais cette posture ne me convient pas. Je connais mon point de vue sur ces questions de l’occupation, du conflit, et il est assez radical, mais merci bien, le monde n’en a pas besoin. Ce dont le monde a peut-être besoin, et ce que moi je souhaiterais voir, c’est le point de vue de réalisateurs palestiniens.
Mais ils n’ont pas toujours les moyens de faire des films. D’autre part, le monde aimerait peut-être connaître votre point de vue sur ces questions à travers vos films.
Mon point de vue est évident. Vous croyez que ce serait un scoop qu’Ari Folman fasse un film contre l’occupation ? Qu’est-ce que ça apporterait de plus ? Je ne fais pas des films uniquement pour le public des festivals internationaux ou pour les Européens en faveur de la paix au Proche-Orient ou pour cadrer avec des cases idéologiques évidentes ou confortables. Je fais des films pour moi, pour les Israéliens, pour la société dans laquelle je vis. Je fais des films en essayant d’être honnête avec moi-même. Pour prendre l’exemple de Valse avec Bachir, le film n’est pas directement sur le massacre de Sabra et Chatila. Non pas que je m’en désintéresse, mais ce fait historique est connu, je n’ai pas de scoop à apporter. En revanche, je voulais et pouvais parler de ma propre expérience de témoin et du processus de la mémoire d’un événement traumatique.
Sabra et Chatila est un événement iconique, symbolique. Mais tout le monde ne sait pas forcément ce qui s’est passé dans le détail.
Ce qui est certain, c’est que le commandement de Tsahal savait ce qui allait se passer. Mais ça ne m’intéressait pas non plus de juger ou de condamner le leadership israélien de l’époque, vingt-cinq ans après. Ma problématique, c’était la chronologie du massacre, comment reconstituer tous les fragments de récits des témoins qui étaient à mon niveau de simple soldat, et comment tous ces fragments finissent par constituer un tableau d’ensemble qui peut éventuellement être qualifié de génocide. Cette problématique me semblait assez importante, et suffisante pour faire un film. Je n’allais pas en plus présenter les points de vue palestinien, chrétien libanais, gouvernemental, etc. ça aurait fait beaucoup trop pour un seul film.
Il y a eu beaucoup d’autres tueries de civils pendant la guerre du Liban, à Damour en 1976 où les milices palestiniennes massacrent les habitants chrétiens, à Tal el Zaatar en 1976 où les milices chrétiennes massacrent des Palestiniens, et encore à Sabra et Chatila en 1985 où les chiites du mouvement Amal ont massacré les Palestiniens. Pourquoi l’opinion mondiale n’a-t-elle retenu que le massacre de 1982 à Sabra et Chatila ?
Peut-être parce que c’était le plus grand en nombre de victimes, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’en Israël on a retenu Sabra et Chatila 1982, celui de Valse avec Bachir, pour une raison très simple : notre pays était impliqué. Dès le lendemain du massacre, 800 000 Israéliens sont descendus dans la rue pour protester, je n’ai jamais vu une telle mobilisation de ma vie : 15 % d’une population dans la rue pour manifester ! Je crois que les images du massacre ont résonné très fort dans les consciences israéliennes avec le passé. Cette connection entre Sabra et Chatila et la Shoah a provoqué un électrochoc, une fracture, enfin, entre le peuple israélien et son leadership.
Vous pose-t-on systématiquement des questions sur l’actualité du conflit israélo-palestinien ? Et si vous n’en avez pas marre d’y répondre, quel est votre point de vue ?
J’en ai ras le bol. Pas des questions, mais du conflit. Ces dernières années, j’ai décidé de ne plus me lancer dans des discussions politiques à ce sujet. Si mon interlocuteur, quel que soit son camp, a l’idée bien ancrée que ça vaut le coup de mourir pour une terre, que puis-je dire ? Rien, si ce n’est “OK, ravi de t’avoir rencontré, t’es super cool, au revoir !” Si quelqu’un, israélien, palestinien ou autre, estime que c’est OK que des gens meurent pour des raisons religieuses, territoriales, nationalistes, qu’est-ce qu’on peut faire ? Il ne me convaincra pas et je ne le convaincrai pas. C’est une discussion sans issue. Je ne peux discuter qu’avec des gens dont une des valeurs fondamentales est que la vie est plus importante que tout le reste.
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