Immersion documentaire dans une ville industrielle vouée à la confection de masse. Le réalisateur de A l’ouest des rails poursuit sa fulgurante épopée de la Chine contemporaine.
La campagne pauvre du Yunnan. Trois adolescents s’apprêtent à quitter leur village dans l’espoir de faire fortune, pensent-ils, à Huzhou, dans la province du Zhejiang, au sud de Shanghai. Huzhou est une ville industrielle de plus de deux millions et demi d’habitants. Là, plusieurs centaines de milliers d’employés travaillent pour l’industrie de la confection.
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Dès leur arrivée à Huzhou, les trois jeunes gens vont découvrir un monde effroyable. La confection, c’est du travail sans repos, sans répit, 15 heures par jour. On se lève, on travaille, on se couche. On prend à peine le temps de se rassasier. Si l’on ne travaille pas assez vite, on est viré. Les ouvriers partagent à deux des chambres insalubres, qui leur sont louées par leur patron, au-dessus des ateliers.
Il existe 18 000 entreprises de confection en concurrence à Huzhou, et sans doute plus de 300 000 employés précaires y sont exploités, venus des régions du Guizhou, du Jiangxi, de l’Anhui et du Henan.
Il faut être solide pour tenir le coup. Les forts s’en tirent avec 20 euros par jour, comme le mystérieux Lao Yeh, qui sourit tout le temps, sans qu’on sache s’il est heureux ou s’il cache sa lassitude derrière ce sourire presque effrayant. Les faibles, pleins de honte, craquent, rentrent dans leur village et retrouvent leur famille qu’ils ont longuement abandonnée, repartant comme ils étaient venus : sans un sou en poche. D’autres sombrent dans l’alcool. Et ils se font traîner dans la boue, licenciés comme des malpropres, évidemment sans aucune indemnité.
Et puis, il y a les petits commerces. Un couple, qui vient d’en ouvrir un, s’engueule, l’homme bouscule son épouse, la frappe. La tension est maximale à cause de ces billets qui circulent sans cesse de main en main, du matin au soir, et pour lesquels on négocie sans relâche, on marchande, on se dispute. Comme dans toutes les ruées vers l’or, comme tous les rêves économiques, le rêve chinois n’est qu’un mirage.
Nous y voilà, se dit-on, au cœur de l’exploitation de l’homme par l’homme. Tout ce qu’on lit dans les journaux d’aujourd’hui, dans les romans de Zola, ou que l’on voit dans les premiers films de Charlie Chaplin se déroule ici et maintenant, devant nous. Grâce à cinq ou six personnages, tout le fonctionnement d’une société est décrit dans ses grandes largeurs et avec le maximum de précision.
Wang Bing, avec son génie habituel, sa patience aussi (le tournage s’est déroulé sur deux ans), ne néglige jamais la qualité de l’image, de la lumière (plans de nuit splendides et désespérants), du cadrage, du montage bien sûr – on dirait que Wang est toujours au bon endroit pour filmer l’essentiel. Le cinéaste chinois filme longuement le travail hyper rapide des ouvriers sur leurs machines à coudre, un travail si rapide, si répétitif, si lassant. On finit par se laisser hypnotiser par cette tâche qui semble sans fin.
Le réalisateur ajoute un chapitre à son épopée de la Chine contemporaine. Une Chine qu’il montrait construite sur des terrains vagues recouverts de limaille de fer, des rails, des usines gigantesques rouillées, dans son premier long métrage, l’imposant A l’ouest des rails, qui durait plus de neuf heures.
Une Chine dont les soixante dernières années, mouvementées, pleines de souffrance, de crimes de masse et de révolutions de papier, laissant derrière elles des morts pour rien, des spectres, avaient été magistralement racontées, en à peine plus de trois heures, par une vieille dame perdue dans la semi-obscurité de son salon (Fengming, chronique d’une femme chinoise).
Une Chine où les enfants “s’élèvent” seuls, tandis que leurs parents sont partis trouver de quoi manger ailleurs (Les Trois Sœurs du Yunnan). Une Chine où les “hôpitaux” psychiatriques rendent fous ceux qui ne l’étaient pas ou encore plus fous ceux qui l’étaient déjà (A la folie), etc.
Avec une tendresse permanente pour ceux qu’il filme et ne juge jamais, l’œuvre déjà considérable de Wang Bing raconte que la Chine, à la fois communiste et libérale, qui tente et réussit souvent à briller de tous ses feux au regard du reste du monde, dissimule des réalités terribles pour son peuple. Mais aussi qu’elle a été bâtie sur un terrain meuble, mouvant, des ruines. Sur les fantômes du passé.
Argent amer de Wang Bing (H.-K., Fr., 2017, 2 h 36)
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