« Apocalypse now » semblait être une affaire réglée : entre trip psychédélique et onirisme guerrier, un film qui marquait la fin de la pop-culture. Mais voilà qu’une version plus longue d’une cinquantaine de minutes, « Apocalypse now » (redux), projetée à Cannes en avant-première, donne au film de Francis Ford Coppola une ampleur nouvelle : un film-monde, qui parle aussi du Vietnam. Un chef-d’oeuvre.
On croyait la connaître comme sa poche, cette Apocalypse now. Guerre du Vietnam, 1969 : le capitaine Willard est envoyé au-delà de la frontière du Vietnam, dans la jungle cambodgienne, pour mettre fin aux activités du colonel Kurtz, devenu un seigneur de la guerre incontrôlable. « Terminate Kurtz », tel est son ordre de mission. Voyageant à bord d’un patrouilleur de la marine, Willard rencontre le capitaine Kilgore (« Kill-gore » !), hystéro fan de surf, qui rase un village au napalm. Puis l’équipage du patrouilleur assiste au milieu de nulle part à un spectacle de playmates, et pénètre enfin dans l’empire sauvage de Kurtz…
C’était, en gros, la trajectoire somme toute linéaire de ce river-movie considéré, quand il sortit en 1979, plutôt comme le trip ultime, le film psychédélique pour en finir avec le psychédélisme, que comme un film de guerre orthodoxe. D’où certaines controverses à propos de la nature profondément subjective d’Apocalypse now, qui offrait du conflit vietnamien l’image d’une messe noire posthippie, parsemée de fulgurances pop, de morceaux de bravoure saugrenus : le début du film avec le bruit des hélicos mixé au lancinant The End des Doors, l’attaque de la cavalerie aéroportée au son de La Chevauchée des Walkyries de Wagner, le show Playboy, et enfin le sacrifice final… Coppola exprimait ainsi la fin du Flower Power et du Peace and Love, le basculement de l’hédonisme de Woodstock dans le sadisme de Gimme Shelter le premier snuff-movie grand public , la montée de la « sympathie pour le Diable » chez les « freaks », avec comme point d’orgue l’assassinat de Sharon Tate et ses amis par la famille Manson. Apocalypse now était moins une description factuelle de la guerre du Vietnam qu’une traduction inspirée de l’état mental de l’Amérique au milieu des années 70, après que tous les rêves libertaires se sont effondrés, noyés dans le cauchemar postcolonial. Yankees go home.
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On avait ainsi relégué Apocalypse now au rayon des grands films spectacles un peu boursouflés, un peu gothiques. Une curiosité dans l’ uvre du cinéaste, qui allait en fournir le parfait antidote quelques années plus tard avec le funèbre Jardins de pierre, réflexion sombre et dépouillée sur la même guerre, qui restait cette fois hors champ, hors culture pop.
Mais voilà que survient, vingt-deux ans après, cette version longue d’Apocalypse now, rebaptisée Apocalypse now (redux). On était dubitatif. Coup de marketing ? Comme d’autres cette année, après les fausses nouvelles versions du 2001 de Kubrick et de L’Exorciste, Coppola nous faisait-il le coup du « director’s cut » ? Il fallait juger sur pièces. On est venu, on a vu, et on a été convaincu : non seulement le « redux » est une vraie version longue, puisqu’il comporte une cinquantaine de minutes inédites et supplémentaires la durée du film passe de 2 h 30 à 3 h 20 , mais en visionnant ainsi le film dans toute son ampleur restaurée, on doit se rendre à l’évidence : Apocalypse now est un chef-d’oeuvre. Non pas en raison d’un retour d’acide nostalgique (pour cela, il faudrait déjà en avoir pris) lié à cet éternel repli narcissique sur le passé, pathologie chronique de notre civilisation. Les années 70 n’étaient pas roses, j’y étais, monsieur. Non, il suffit de voir le film, rien que le film : parfaite adéquation entre le contenu et le contenant, le bad trip mental et le bad trip physique, Apocalypse now est une aventure sensorielle qui plonge en profondeur dans la psyché humaine.
Musique presque en continu, rythmique implacable de ronde de mort, rideaux de fumées roses que l’on doit franchir en permanence, bande-son de jungle irréelle, déflagrations pyrotechniques, l’eau et le feu, la mort et le fun, indiciblement mêlés, rock’n’roll, surf et massacre. « J’aime bien l’odeur du napalm le matin »… Ça, on connaissait déjà. Quid des cinquante-trois minutes supplémentaires ? Elles amplifient la puissance du film, elles élargissent le spectre. Dans un sens, le trajet initiatique sur ce Styx de la mauvaise conscience occidentale était un peu trop fluide et monocorde. Ce n’était qu’un voyage pink floydien (première époque), ponctué d’accents délirants, une inexorable descente vers un orgasme morbide et expressionniste. Mais à présent, les épisodes annexes ne sont plus de simples amuse-gueules préludant au banquet final, mais de véritables films dans le film qui approfondissent son discours.
Guerre et amour. Guerre : la séquence Kilgore, rallongée, se déploie dans toute sa splendeur tragi-comique. Escortant l’équipage de Willard jusqu’à un village vietcong, seul endroit de la côte où l’on trouve des rouleaux valables pour le surf, Kilgore napalme gaiement les alentours tout en obligeant deux de ses recrues à faire les guignols sur leurs planches, sous la mitraille. « Charlie don’t surf ! » (« Les Viets ne font pas de surf ! »).
Chaos pyrotechnique et filmage trépidant n’ont absolument rien à envier à la fameuse scène d’ouverture du Soldat Ryan de Spielberg. De surcroît, la beauté exténuante du spectacle de la guerre est mise à distance par les dialogues fanfarons de Kilgore (Robert Duvall au meilleur de sa forme), véritable alter ego du général Ripper de Docteur Folamour, papotant sous la contre-offensive des mérites comparés des planches de surf lourdes et légères. Un humour cynique qui annonce Tarantino avec quinze ans d’avance.
Guerre encore : la séquence de la plantation française, éradiquée de la version de 79. Willard et sa bande accostent près d’une propriété détruite, accueillis par une milice armée jusqu’aux dents. C’est un contingent de colons français retranchés, tels les Gaulois du village d’Astérix, dans leur demeure chargée de souvenirs de la splendeur passée de l’Indochine française. C’est dans cette ambiance à la Visconti, qui tranche radicalement avec le reste du film, lors d’un dîner vieille France, que Coppola va exprimer tout le non-dit de la version courte, la chimérique intervention américaine, la cristallisation du conflit indochinois et l’invention de leur ennemi (dixit un personnage), le Vietcong, par les Yankees eux-mêmes. Le continuum entre l’impérialisme colonial du xixe siècle et l’impérialisme idéologique du xxe siècle se concrétise par un dîner mondain à la française (et mis en scène à la française) où les mots, cinglants, remplacent les balles. Pour faire le joint avec le psycho-trip, la séquence se clôt par une délicate scène érotique où Aurore Clément, après avoir fait la danse des sept voiles à Willard (Martin Sheen), l’initie aux délices entêtants de l’opium.
Amour : la dimension sexuelle, en grande partie expurgée de la version 79, vient contrebalancer cette descente dans les sous-sols marécageux de la psyché occidentale confrontée à sa propre altérité, à son cerveau reptilien et sauvage. Il y a donc l’épisode français, où la féminité d’Aurore Clément est le seul lambeau de glamour hollywoodien subsistant dans cette uvre punkoïde. A quoi il faut ajouter un autre épisode inédit, les étranges scènes de baise des hommes du patrouilleur avec les playmates allumées dans un camp militaire abandonné sous la pluie. Sex and drugs and rock’n’roll. L’inverse exact de la scène de la plantation française, où tout n’était que calme, luxe et volupté. Cet épisode qui tient presque de la performance conceptuelle ajoute une dimension infiniment plus moderne au film, qui n’est plus une simple transposition psychédélique de La Patrouille perdue de Ford.
En même temps, cette dimension sexuelle présente une intéressante contradiction au couplet stonien de Satisfaction, diffusé à tue-tête pendant le périple fluvial : « I can’t get no girlie action » n’a désormais plus de pertinence.
Reste le climax, la fin du film dans le camp du colonel Kurtz. On a glosé à l’envi sur la présence/absence de Brando, dieu tapi dans les tréfonds de son temple barbare orné de têtes humaines, d’où seule émanait sa voix semi-chuchotée. Le redux nous offre un bonus : on voit enfin Brando à visage découvert. C’est là où l’on peut légèrement regretter le rajout, le fait que le caractère de Kurtz devienne explicite, visible, humain. C’est là où, également, Coppola s’éloigne de sa principale inspiration, le roman de Joseph Conrad, Au c’ur des ténèbres, dont il a par ailleurs parfaitement exprimé l’essence, l’esprit foncièrement nietzschéen tout en s’en éloignant énormément sur le plan factuel : l’histoire se déroulait au Congo et Kurtz était un fasciste. Pour Conrad, Kurtz, « c’est essentiellement une voix », postulat que réalisait idéalement la version 79.
Au lieu de quoi, au-delà du plaisir de midinette de voir enfin Brando dans son dernier grand rôle, la divinité cruelle acquiert soudain une humanité plus terre à terre : Kurtz, gourou baba entouré d’enfants, fait la leçon à Willard en lui lisant des extraits édifiants (de connerie) de Time Magazine. On pourra certes répliquer que ce passage ne fait que renforcer la dualité de Kurtz, pacifiste cultivé et barbare sanguinaire, et son identité avec Willard qui, au sortir du sacrifice expiatoire, fait lui-même penser à un « Elvis de l’enfer » (« You just look like an Elvis from hell » The Gun Club). Mais « l’horreur… l’horreur… », les mots de Kurtz par lesquels se termine le roman et le film, assimilables au « Never more » d’Edgar Poe, ne résonnent plus désormais comme un cri métaphysique, mais comme un commentaire sur l’hystérie impérialiste de l’Amérique.
Par ailleurs, à la re-vision, on est frappé de la tonalité à la Orson Welles d’Apocalypse now, à la fois sur le plan formel (l’utilisation de la voix off, les longs travellings déambulatoires, la subdivision du récit en modules indépendants) et sur le plan narratif. La recherche sans cesse différée du mystérieux Kurtz ressemble un peu à l’enquête sur l’insaisissable et inquiétant Mr. Arkadin (ou, dans une moindre mesure, sur Charles Foster Kane). Impression corroborée par le fait que le premier film de Welles devait être à l’origine une adaptation du C’ur des ténèbres, dont il avait rédigé le scénario complet.
Ce projet mort-né de Welles est donc devenu un immense film de Coppola, maintenant présenté dans toute son ampleur et sa beauté sauvage.
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