Dans l’émouvant “Douleur et Gloire” de Pedro Almodóvar, Antonio Banderas joue un alter ego du cinéaste. Entretien avec un acteur qui, sex-symbol absolu à la carrière internationale, revient aujourd’hui en Espagne dans une version plus apaisée de lui-même.
La chose qui nous a le plus saisis en rencontrant Antonio Banderas, c’est que c’est un acteur : pas seulement de métier, de condition, mais vraiment de tempérament, de manière d’être. Quand il raconte une histoire, quand il rapporte des propos, ou même simplement suit le fil de ses pensées et de la conversation, il se glisse très vite, presque inconsciemment, dans la peau de personnages réels ou imaginés : au fil de cet entretien, on l’a vu jouer tour à tour – parfois juste l’espace d’une seconde, parfois plusieurs minutes – une infirmière anglaise, un barman madrilène, ou encore Sylvester Stallone et, bien sûr, Pedro Almodóvar.
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Pour celui dont il fut le favori, la « muse » si vous pouvez encore supporter ce terme, dans cinq films de la décennie 1980 (La Loi du désir, Attache-moi !, Femmes au bord de la crise de nerfs…), il bascule dans Douleur et Gloire du statut d’objet regardé à celui de sujet pensant : il est Salvador Mallo, cinéaste mélancolique et fatigué, menant une existence passive et recluse dans un grand appartement aux couleurs vives, trahissant une ancienne exubérance dont il serait devenu le fantôme. Ce personnage d’artiste imaginaire, alter ego pas du tout caché d’Almodóvar (son nom en contient d’ailleurs toutes les lettres), c’est pour l’auteur star de la Movida l’occasion d’une introspection et d’une autothérapie inédites : un film constellé de souvenirs, qui balaie l’enfance campagnarde, l’éveil homosexuel, la place de la mère, les échecs amoureux et la gloire fanée. Mais pour l’acteur aussi c’est l’occasion d’une forme de bilan, de conclusion : le point de chute d’une carrière de latin lover hollywoodien passé par toutes les étapes de la vie d’un archétype (la pleine santé originelle dans Zorro ou Desperados, l’assombrissement cafardeux dans Femme fatale, la parodie dans Spy Kids ou Le Chat potté de la saga Shrek) et qui revient aujourd’hui à Madrid comme à Ithaque.
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On l’y découvre sous un jour totalement nouveau : chétif, timide, malade, privé de toute sa charge érotique (et même phallique : pour s’en convaincre, un Français peut par exemple lire le nom de l’acteur comme une courte phrase suggestive) –, un début de crépuscule que l’homme de bientôt 60 ans aborde avec une drôle de légèreté, comme un lâcher-prise. Du soulagement de voir sa peau de sex-symbol se détacher de la « main invisible » qu’Almo aurait agitée au-dessus de son destin, des souvenirs fastes des eighties madrilènes aux séquelles plus ou moins mystiques d’une récente attaque cardiaque, nous avons pu profiter avec lui d’une conversation généreuse et approfondie, entre la langue bien pendue de l’incurable beau parleur et les silences nouveaux, légèrement ostentatoires, de l’homme assagi. Avec l’impression tenace que sous ces nouveaux atours de sagesse grisonnante, le réflexe de séduire ne disparaîtra jamais vraiment.
On ne cesse d’entendre, et Pedro Almodóvar lui-même ne s’en offusque pas, que votre personnage est un reflet de lui-même et qu’il a une dimension autobiographique. Mais vous, comment avez-vous vécu cette expérience d’alter ego ?
Evidemment, il y a beaucoup de Pedro Almodóvar dans le personnage, et pas au sens de l’autobiographie, mais plutôt de l’autofiction. Les choses qui ne sont jamais arrivées mais que l’on aurait aimé voir arriver, celles que l’on n’a jamais dites mais que nous aurions dû dire, celles que nous n’avons jamais faites mais que l’on aurait dû faire. Cela a beaucoup à voir avec la réconciliation de Pedro Almodóvar avec son passé, sa mère, ses amants, ses acteurs, sa vie en général. Il fallait boucler certaines boucles. J’avais conscience bien sûr que je faisais quelque chose de très intime pour lui : je portais ses vêtements, j’évoluais dans une réplique de son appartement madrilène…
Ses vrais vêtements à lui ?
Oui, certains.
Dans La piel que habito, vous interprétiez une sorte de Dr Frankenstein. Cette fois, la peau dans laquelle on renaît, c’est la vôtre ?
D’une certaine manière, oui. Et les vêtements qui n’étaient pas à ma taille ont été reproduits à l’identique pour que je puisse les porter. Et dans le même temps, je lui expliquais que je ne voulais pas l’imiter, je voulais élaborer un personnage à partir de mon intériorité, sans mimétisme.
Que reste-t-il de vous dans ce processus ?
Bien sûr que c’est moi ! J’ai résisté à certaines de ses suggestions, lorsqu’il me proposait d’utiliser des objets lui appartenant, ou même son argent. J’ai préféré ne pas aller sur ce terrain, rester épuré, comme transparent. Mais l’autre jour, j’ai lu une interview de Pedro – nous avons été séparés pour toute la promotion – et il parlait de la sensation qu’il avait de m’imiter, moi. C’est drôle…
Est-ce que Pedro Almodóvar s’est lui aussi transformé derrière la caméra ?
J’ai vu au fur et à mesure du tournage des poids se détacher de ses épaules. Il se mettait à dire des choses qu’il n’avait jamais dites auparavant, aux acteurs par exemple. Et pas forcément à un acteur spécifique : il prenait tel ou tel acteur, comme s’il pouvait nous représenter, quelqu’un qui avait travaillé avec lui depuis longtemps, et il vidait son sac. J’ai eu le sentiment de le voir s’alléger, se sentir de mieux en mieux. Je crois que je ne l’ai jamais vu aussi heureux qu’aujourd’hui.
Le film a fait l’effet d’une thérapie.
Je crois, oui. Je me souviens du tournage d’une scène où j’étais sur le balcon, avec ma mère – enfin, sa mère –, et il me lisait le personnage, il jouait la scène pour moi, et il ne pouvait pas. C’était étrange, il commençait la réplique : « Maman… » (il s’arrête et soupire, puis réessaie), « maman… » Il était très ému. Et Pedro n’est pas quelqu’un d’émotif. Il est très laid back, il donne le change, il a de la répartie. J’ai réalisé à quel point le film était important pour lui : dire à sa mère qu’il était désolé. J’ai soudain pris conscience du fardeau : son enfance, les années 1960 à La Mancha, dans un petit village, sous Franco, être gay, fils de paysan. Sentir sa mère malheureuse. Je l’ai pris dans mes bras et je lui ai dit qu’il pouvait se reposer.
Vous avez dix ans d’écart et c’est lui qui vous a révélé dans les années 1980. Est-il pour vous de l’ordre du père ou du frère ?
Quelque chose d’intermédiaire. Dans les années 1980, nous passions beaucoup de temps ensemble, nous étions comme un groupe de rock. Nous arrivions dans tel endroit à Madrid précédés d’une rumeur : « La bande d’Almodóvar arrive… » On était un gang, avec Carmen Maura, Rossy de Palma et d’autres personnes en dehors des caméras, qui dirigeaient le casting, etc. Ce n’était pas celui qui communiquait le plus, mais j’ai toujours ressenti qu’il était tapi derrière chaque geste, chaque action que j’entreprenais. Même quand je sortais de la boucle, travaillais avec d’autres gens, au Teatro Nacional, je le sentais dans les parages, je le croisais, il prodiguait un conseil : « Tu t’es bien débrouillé » ou « fais attention »… Ce n’était pas une conversation continue, mais une main invisible.
Vous en parlez comme d’une malédiction, comme s’il vous hantait.
Non, non ! Je vous le dis sans ambiguïté : rencontrer Pedro Almodóvar est la meilleure chose qui soit arrivée à ma vie, à ma carrière en tout cas. Cela aurait valu le coup d’être acteur même si je n’avais rien joué d’autre que les huit films que nous avons faits ensemble. Lorsque j’ai reçu mon Goya d’honneur en 2015, j’ai dit durant mon discours que pour savoir qui l’on est, il faut demander aux Espagnols : à Federico García Lorca, à Pablo Picasso… Je pense que dans quelques décennies, il sera évident d’ajouter Pedro Almodóvar à cette liste. Mon respect pour lui est immense, et mon affection comme ami aussi. C’est simplement qu’il se doit d’être dur avec les acteurs… il n’y a pas d’autre moyen.
De quelle manière a-t-il été dur avec vous ?
Quand nous avons travaillé ensemble sur La piel que habito, après une pause de vingt-deux ans, j’ai abordé ces retrouvailles comme si j’allais pouvoir me pavaner grâce à tout ce que j’avais appris entre-temps. J’ai ouvert ma valise et j’ai dit : « Regarde ceci, j’ai fait cela, je peux faire ci, je peux te montrer ça. » J’avais des trucs. Je pensais que j’étais un meilleur acteur. Il a dit : « Non. Rien de tout cela ne m’intéresse, je me fiche de tes trucs, tes manières. Je veux un nouvel Antonio Banderas. » J’ai résisté. C’était une confrontation, un travail douloureux.
Cette violence se ressentait dans le film.
Totalement. Et la première fois que je l’ai vu avec un public, au festival de Toronto, je me suis dit en me voyant : « Je ne savais pas que j’avais ce type en moi. » Pedro sait me manipuler et obtenir de moi des choses que j’ignorais même posséder.
Qu’est devenu cet affrontement pour Douleur et Gloire ?
Quand il m’a appelé pour faire ce film, je suis venu plus humblement. Je lui ai dit que j’étais son soldat, et que je voulais comprendre ce qu’il voulait de moi, pourquoi il avait écrit ce scénario, le plus minimaliste qu’il ait jamais signé – tout est très simple, épuré. Je voulais lui témoigner une confiance totale. J’ai découvert que si on ne résistait pas, si on se faisait confiance, c’était facile. A un moment, je crois qu’il a baissé la garde, aussi. On a retrouvé le type de relation que l’on avait dans les années 1980. Contrairement à La piel que habito, le tournage de Douleur et Gloire était très pacifié.
Ici, on vous découvre aussi physiquement très différent : recroquevillé, affaibli. On ne sait pas exactement à quoi ça tient, mais vous êtes méconnaissable. Comment avez-vous travaillé votre apparence ?
Le personnage est diminué. Il a de nombreux problèmes de santé, souvent ceux de Pedro : par exemple les lunettes de soleil, dont beaucoup de gens pensent qu’il en porte parce que c’est cool, alors qu’il souffre simplement de photophobie – un flash peut lui causer une migraine de plusieurs heures, j’en ai été témoin. Bref, Pedro m’a dit : « Tu es constamment en souffrance. Quand tu marches, quand tu saisis un objet, quand tu t’assois sur une chaise, tu souffres. Mais je ne veux pas le ressentir. » C’était pareil pour d’autres modalités du personnage : « Tu as pris de l’héroïne, tu planes, mais je ne veux pas le ressentir. » J’étais dans un endroit très indéterminé, mais avec l’idée générale de sauver les apparences. Je m’asseyais en me tenant très droit, j’évitais de manifester toute décontraction.
Vous avez construit votre carrière américaine sur un personnage de mâle alpha et de sex-symbol…
(L’air de se justifier) C’est ce qu’ils m’ont demandé de faire !
… mais c’estjustement très marquant de voir à quel point le film vous dénie cette charge érotique. Vous n’avez jamais été aussi peu sexy.
C’est vrai. Je suis malade, déjà. C’est un soulagement d’être dispensé de ce numéro de mâle dominant. J’ai bientôt 60 ans, vous savez… j’ai joué ce type, je l’ai beaucoup joué et ça m’a beaucoup amusé. Je me suis d’ailleurs autorisé à le jouer en me moquant un peu de moi-même. Le Chat potté, c’est une parodie assumée. Même Zorro est séduisant, mais il est aussi maladroit, grossier. Quand Stallone m’a proposé de participer au troisième volet des Expendables, je me rappelle lui avoir dit : « Laisse-moi en faire de la comédie, je ne veux pas de rôle sérieux, ça m’ennuie plus que tout. »
Vous avez subi une attaque cardiaque il y a deux ans. A-t-elle eu des conséquences ?
Pedro m’en a beaucoup parlé. Il m’a dit : « Tu ne devrais pas cacher quelque chose qui se lit sur ton visage, désormais. Tu as sûrement vu la mort de près. » Il me disait qu’il y avait quelque chose de différent, et c’est vrai que ce genre d’événement vous met face à votre fragilité, votre vulnérabilité, quelque chose que je pouvais forcément mettre à profit pour le film. A l’hôpital où j’ai été pris en charge, une infirmière assez âgée m’avait dit : « Antonio, il ne faut pas que vous vous inquiétiez, mais dans quelques mois vous allez ressentir quelque chose. – Quoi, j’aurai des séquelles ? – Non, non, ce n’est pas ce que vous croyez. Non, simplement vous allez vous sentir très triste… – Quoi, déprimé ? – Non, ce n’est pas de la dépression, c’est de la tristesse. » C’est un truc de langage populaire : on dit bien qu’on a le cœur brisé, pas le foie ou le cerveau. Le cœur n’est pas qu’une pompe, c’est le siège des émotions. Je l’ai ressenti, je le ressens encore parfois. Je trouve que ça a influé sur ma manière de marcher, par exemple.
Préférez-vous la tristesse ou la dépression ?
La tristesse, bien sûr. Il faut l’embrasser.
Votre actualité récente, c’est ce film et le rôle de Pablo Picasso dans la série Genius. Revenez-vous à l’Espagne ?
Peut-être, mais surtout pour une troisième chose que vous ne citez pas : j’ai acheté un théâtre à Malaga, ma ville natale. C’est un théâtre professionnel, rattaché à une école, où des étudiants sont déjà actifs d’ailleurs. C’est peu connu mais j’ai un lien très fort avec la scène, c’est ma première passion. C’est comme une femme que j’aurais aimée il y a longtemps et que j’aurais abandonnée à cause d’un accident – cent douze films. Bref… j’ai enfin trouvé un moyen de me ruiner avec romantisme. Et donc, oui, j’essaie de retrouver mon pays petit à petit, je suis en phase d’approche.
Propos recueillis par Théo Ribeton
Douleur et Gloire de Pedro Almodóvar avec Penélope Cruz, Antonio Banderas, Leonardo Sbaraglia (Esp., 2019, 1 h 53). Sortie le 17 mai
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