Trois ans après la mémorable édition en DVD des travaux de Spike Jonze, Michel Gondry et Chris Cunningham, la collection The Work of Director propose une nouvelle salve. C’est donc désormais au tour d’Anton Corbijn, Stéphane Sednaoui, Mark Romanek et Jonathan Glazer de voir leurs films regroupés, accompagnés à nouveau d’un appareil éditorial (interview, making-of, livrets richement illustrés) généralement réservé aux films de cinéma.
LA QUESTION DE L’AUTEUR
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Par-delà la réussite de conception de ces objets élégants et stylés, c’est donc aussi d’une petite révolution critique qu’il s’agit. Jusque-là, les DVD ne compilaient les clips que d’un même interprète (Bowie, Britney Spears, Depeche Mode…). Justify My Love ou Music apparaissaient comme des clips de Madonna, indépendamment du nom de celui qui en signait la mise en scène. C’est de cette façon anarchique qu’on les avait découverts, puisque longtemps aucune chaîne musicale ne mentionnait le nom des réalisateurs en référence.
Désormais, les clips sont arrachés à la seule uvre de leur interprète pour prendre place dans celle d’un réalisateur, dessinant du coup des correspondances et des lignes de force autres tel clip de Björk n’étant pas envisagé de la même façon entouré d’autres clips de Björk qu’entouré d’autres clips de Stéphane Sednaoui. Le clip est désormais entré dans son âge auteuriste. Ce qui réjouit tous ceux qui pensent depuis toujours que la discipline constitue un des terreaux d’expérimentation parmi les plus fertiles et les plus innovants de ces vingt dernières années. Mais qui conduit aussi à regretter que les compiles de clips par chanteurs ne comportent pas elles aussi des appareils critiques sérieux et conséquents, comme ceux des auteurs présentés ici. Il a donc fallu repasser par la case de l’auteur, construite sur un modèle directement hérité de la cinéphilie, pour que le clip se constitue en objet de savoir et ait droit à ses éditions de prestige. Dommage.
En tout cas, le véritable coup de force de cette nouvelle série est d’avoir vraiment bien choisi son carré d’as. Les uvres respectives de Corbijn, Sednaoui, Romanek et Glazer, présentées ensemble, tracent de façon remarquablement pédagogique les grandes lignes historiques de cet art encore neuf, mais déjà riche de nombreuses métamorphoses, le vidéo-clip.
LES PETITS THÉATRES D’ANTON CORBIJN
Le premier âge du clip n’a pas offert une longévité considérable à ses glorieux artisans. Ni Steve Barron (A-Ha, Dire Straits, Michael Jackson), ni David Mallet (Blondie, Bowie), Tim Pope (The Cure) ou Russell Mulcahy (Duran Duran, Ultravox), premiers ténors en la matière, n’ont vraiment survécu à la fin des années 80. Anton Corbijn, lui, a survécu. Son style pourtant emblématique de la scène cold (Nick Cave, Depeche Mode…) s’est acclimaté sans dommage à l’univers figuratif du hard (Metallica) et du grunge. Parti avec Echo & The Bunnymen, il a aussi clippé Nirvana.
Pourtant, la touche Corbijn concentre les traits les plus caractéristiques du vidéo-clip des origines. D’abord une fascination marquée pour le cinéma muet : son premier clip illustre un titre de Propaganda intitulé Docteur Mabuse et, de fait, son style est fortement expressionniste : fascination pour les manoirs, le noir et blanc aux contrastes violents, les ombres portées sur les murs, les visages blafards mais surmaquillés… Le monde est un théâtre. Les extérieurs sont des landes désolées à la Nosferatu traversées par des rois d’opérette (le sublime Enjoy the Silence de Depeche Mode).
Plus que quiconque, Anton Corbijn est un auteur, rejouant sa biographie de film en film : fils d’un pasteur calviniste, ses clips sont traversés de moines et de processions (Propaganda, Walking in My Shoes de Depeche Mode, Atmosphere de Joy Division…). La scène originelle de son univers plastique est forcément Berlin, forcément en noir et blanc (bonjour Wenders) et il y a filmé U2 pour le titre One. A la pompe et au morbide de la cold-wave, il a donné une forme (parfois nuancée d’une touche d’humour, chez Echo ou Depeche Mode). Tout corps filmé par Corbijn ressemble à un fantôme. Et, de fait, il a filmé Kurt Cobain quelques mois avant son suicide (Heart Shaped Box) et Joy Division post mortem (Atmosphere, huit ans après la pendaison de Ian Curtis). Mais le plus émouvant, à reparcourir son uvre en 2005, tient à ce que ces minets new-wave nous semblent désormais aussi lointains que l’univers de cinéma muet dans lequel Corbijn les plonge. L’écart entre le présent des années 80 et l’expressionnisme des années 20 est suturé. Ce sont deux mondes passés ensemble du côté des limbes. Le maniérisme de l’auteur a été effacé par notre nostalgie.
SEDNAOUI ET L’IMAGE-PEAU
L’ uvre de Stéphane Sednaoui, entamée à l’aube des années 90 avec un clip pour NTM intitulé justement Le Monde de demain, emblématise la seconde phase de l’histoire du clip. Dans les années 80, le référent majeur était le cinéma, sur le mode du narratif (façon Michael Jackson) ou d’une imagerie référencée (l’influence du muet). Désormais, avec Mondino ou Sednaoui, le clip se recentre sur de purs dispositifs plastiques. Les règles en sont d’airain : l’interprète chante de façon frontale, la chorégraphie est répétitive et minimale, la caméra est fixe, l’image ultrachiadée. L’artiste fait son numéro et le travail du réalisateur consiste à le maquiller par des effets de brillance, de lumière, parfois de déformation. Les premiers clips de Sednaoui (pour NTM, Red Hot Chili Peppers, Neneh Cherry et Youssou N’Dour, Björk) prolongent cette esthétique. Chez Sednaoui, le cadre fait tout. Il est souvent fixe et le performer joue de ses limites (entrées et sorties, allers et venues du fond du cadre au premier plan, contorsions pour franchir le cadre par le bas, le côté…).
Parfois, de violents zooms perturbent un peu cette ordonnance (Red Hot). Parfois la caméra part de traviole et l’artiste la recadre (Queer de Garbage). Mais la plupart du temps domine un style boîte ou bocal, comme si l’effet télévision (seul lieu d’existence légitime pour le clip) devait être souligné. Avec le trip-hop (Sly de Massive Attack, et surtout deux clips magnifiques de Tricky : Pumpkin et Hell Is Around the Corner), la manière de Sednaoui va se déployer, excéder un peu son propre système. De façon plus marquée, avec le Disco Science de Mirwais, dans sa façon de malaxer les corps comme appartenant à la matière même de l’image, il rejoint un peu l’école de Glazer. Mais durant la première moitié de sa vidéographie, il incarne la quintessence de l’esthétique début nineties. L’image est une surface et la mise en scène une opération cosmétique.
GLAZER ET L’IMAGE-CORPS
Avec Jonathan Glazer, il n’y a plus deux temps distincts : celui de la performance live de l’interprète, puis celui de son embellissement par un travail sur la visualité de l’image. Le corps du chanteur bénéficie désormais de l’élasticité que les progrès de trucages numériques confèrent à l’image. Le corps et l’image sont pris dans la même glaise. Dans Street Spirit pour Radiohead, le corps a des vitesses qui varient à l’intérieur d’un même plan. Un objet tombe au ralenti, mais sa chute connaît plusieurs accélérations et décélérations avant de toucher le sol. Dans un même cadre, Thom Yorke agite un bout de bois en vitesse normale que Thom Yorke dédoublé enjambe au ralenti. Ici, l’espace n’est pas déformé (par des focales, des lumières, des procédés mécaniques) mais polymorphe, numérisé, spongieux.
Ce corps, infiniment retravaillé par les machines de l’animation virtuelle, est le plus souvent représenté en lutte avec elle. Dans Rabbit in Your Headlights d’Unkle, Denis Lavant se fait renverser par des voitures, mais se relève toujours, avant que ce soient elles qui finalement s’écrasent contre lui. Dans Karma Police de Radiohead, le piéton poursuivi par une automobile réussit à incendier son assaillant. Numérisé, le corps devient glorieux, comme dans cette hallucinante publicité Levis où un jeune couple défonce des cloisons à répétition avant de courir à la verticale sur des troncs d’arbres géants et de s’envoler dans le cosmos. Karma Police (pour Radiohead), Karmacoma (pour Massive Attack), deux clips de Glazer comportent le même mot, et il y a quelque chose d’effectivement un peu karmique, une forme de spiritualité, dans cette assomption perpétuelle d’un corps humain transgénique, plus fort que les machines, mais grâce à leurs sortilèges.
LES SCÉNOGRAPHIES MUSÉALES DE ROMANEK
Des quatre réalisateurs compilés, Mark Romanek est le plus omnivore. Il a essayé tous les styles, traversé tous les champs, de la pop au rap, du rock lourdingue à l’indie pointu. Johnny Cash et Michael Jackson, Madonna et Jay-Z, Eels et Linkin Park, David Bowie, Coldplay et Gwen Stefani comptent parmi son hétéroclite vidéographie. Il y a du Barnum chez Romanek : de son premier clip marquant, Are You Gonna Go My Way pour Lenny Kravitz, au Speed of Sound de Coldplay, sa patte consiste souvent à ériger d’immenses chapiteaux pour que s’ébatte le chanteur et son crew.
Le monde est un gigantesque dôme dressé par une sorte de Michel-Ange audiovisuel, où s’entassent des références de tout poil, au cinéma, à la peinture, à l’art contemporain. Un musée aussi, où les Red Hot Chili Peppers reproduisent les One Minute Sculptures de l’artiste Erwin Wurm (faire tenir un seau sur sa tête ou un cintre dans sa bouche), où Johnny Cash trône dans ses souvenirs et où Michael et Janet Jackson (le génial Scream) font apparaître avec une zapette un bouddha géant, qui se transforme en tableau de Warhol, qui se transforme en Magritte, qui se transforme en statue romane…
Romanek est un peu le postmoderne total, dont les citations sont à la fois immédiatement identifiables et brassées dans un maelström chaotique. Le plus intéressant chez lui est que cette hétérogénéité dans le choix de ses collaborations et des styles adoptés est à l’ uvre à l’intérieur de chaque clip. Bedtime Story de Madonna, avec ses derviches tourneurs, ses visages-miroirs, ses hologrammes égyptiens et sa scénographie à la Matthew Barney, pourrait être la matrice de dix clips différents. Et le 99 Problems de Jay-Z ressemble à la bande-annonce hachée d’une série sur les gangs de rue et l’univers carcéral. La profusion est le seul régime que connaît Romanek. Ce qui confère à son uvre un caractère bigarré et festif très loin des univers torturés de Glazer et Corbijn.
L’AXE COCTEAU/KUBRICK
Trois temps de l’histoire du clip (Corbijn, Sednaoui, Glazer), puis une uvre qui les brasse toutes (Romanek), telle est la traversée à laquelle nous convie ce nouveau Work of Director. Mais si cette sélection permet de mettre en relief ce qui d’un style à l’autre mute, elle fait apparaître aussi certains invariants, qui dessinent peut-être une sorte d’essence du clip. Deux cinéastes se hissent au sommet du hit-parade des citations tous clippeurs confondus : Jean Cocteau et Stanley Kubrick. Dans Barrel of a Gun (Corbijn pour Depeche Mode), Dave Gahan a des yeux peints sur ses paupières comme Cocteau dans Le Testament d’Orphée. Dans Dr Mabuse (Corbijn pour Propaganda), une jeune femme introduit sa main dans un miroir devenu une surface liquide (Orphée). Dans Hell Is All Around (le titre très Orphée d’une chanson de Tricky clippée par Sednaoui), Tricky semble attaché à la caméra en plein travelling (comme dans Le Sang d’un poète et La Belle et la Bête). The Universal (Glazer pour Blur) introduit les personnages d’Orange mécanique dans le vaisseau de 2001. Dans Karmacoma (Glazer pour Massive Attack), les deux fillettes de Shining réapparaissent dans un couloir. Dans Criminal (Romanek pour Fiona Apple), la chanteuse évoque la Sue Lyon de Lolita. Scream enfin (Romanek pour Michael et Janet Jackson), hommage tout à la fois à Cocteau et Kubrick en projetant les chamailleries frère/s’ur des Enfants terribles dans la navette de 2001. Partout Cocteau versus Kubrick. L’artisanat bricolo de l’un joint à la folie du contrôle et la perfection technique de l’autre, c’est donc cela le clip. Un équilibre précaire entre modestie et emphase, petit théâtre enfantin et logistique de guerre, art poétique sans esprit de sérieux et machineries conceptuelles. ||
Patrice Blouin et Jean-Marc Lalanne
The Work of Director (EMI), environ 22 e chacun.
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