En Amérique pour la première fois, Takeshi Kitano incarne encore un yakusa violent, enfantin et laconique, en ordonnant des plans superbes sur une narration elliptique. Une rencontre Japon/Amérique qui passe par les corps et la parole : Aniki, mon frère, ou l’art de faire du faux surplace en déplaçant subtilement les enjeux. Takeshi Kitano persiste […]
En Amérique pour la première fois, Takeshi Kitano incarne encore un yakusa violent, enfantin et laconique, en ordonnant des plans superbes sur une narration elliptique. Une rencontre Japon/Amérique qui passe par les corps et la parole : Aniki, mon frère, ou l’art de faire du faux surplace en déplaçant subtilement les enjeux.
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Takeshi Kitano persiste et signe. Il persiste dans la signature avec la narration elliptique, la construction en puzzle, la précision gestuelle, les plans épurés aux confins du graphisme ; il signe sa persistance avec une nouvelle histoire de yakusa violent, enfantin et laconique, qu’il incarne lui-même.
Aniki, mon frère nous ramène donc en terrain connu. Un effet de répétition renforcé par la singularité et la compacité de notre rapport à Kitano : voilà un cinéaste dont le public français a découvert les sept films en cinq ans, dans le désordre chronologique, avec Hana-bi en forme de sommet contenant toutes les caractéristiques d’une œuvre oscillant entre la violence des flics et des mafieux, les facéties de l’enfance et un dialogue élégiaque avec la mort (et donc la vie).
Pendant cinq ans, de Sonatine à Kikujiro, on s’est goinfré du Kitano à toutes les sauces, sous toutes les coutures, d’où la pointe de déception qui pourrait apparaître chez certains kitanophiles, qui ont le sentiment d’avoir fait le tour de la question et qui ne voient en Aniki qu’un tour de piste supplémentaire et superfétatoire, une resucée des codes et figures kitaniens tendant plus vers l’autocitation et le devenir-cliché que vers une avancée décisive. On ne partage pas une seconde ce sentiment.
On pourrait déjà avancer que des cinéastes comme Ford, Pialat, Fellini, Cassavetes, Woody Allen ou Eastwood ont souvent refait le même film et qu’on ne leur en a pas tenu rigueur. Ensuite, il s’agit de Kitano, pas d’Alan Parker ou de Jan Kounen, et je n’échangerais pour rien au monde un seul « film répétitif » du premier contre tous les « changements de cap » des seconds. Bref, impossible de se passionner pour Violent cop ou Sonatine et de faire la fine bouche sur Aniki au seul motif « qu’il a déjà fait ça ».
D’autant que ce retour du même est en partie vrai, mais pas complètement la variation subtile étant bien sûr le déplacement du système Kitano à Hollywood. Jacques Rivette avait dit un jour que tout bon film est la métaphore de son tournage. C’est absolument le cas ici, Kitano et son héros Yamamoto faisant le même trajet Tokyo/Los Angeles, avec la même volonté de ne pas se laisser éblouir par les mirages du rêve américain.
Frère jumeau des héros de Jugatsu, Sonatine et Hana-bi, grand frère des ados de Kids return, petit frère possible de Kikujiro, Yamamoto est contraint de s’exiler à Los Angeles chez son demi-frère pour échapper à une très sanglante guerre entre bandes rivales qui sévit au Japon. Là, il reprend ses affaires mafieuses en reformant un gang qui comprend toutes les minorités ethniques américaines. Ni Yamamoto ni Kitano ne sont en Californie pour faire du tourisme. Pas de travelling sur Sunset Boulevard, pas de visite guidée à Universal, pas de coucher de soleil à Malibu, pas de shopping sur Melrose.
Pendant un temps, on a même du mal à distinguer Tokyo de Los Angeles, car Kitano n’utilise pas le panoramique, n’insère pas le classique plan de coupe d’un avion pour signaler la transition, filme ici ou là-bas les mêmes lieux anonymes : rues, hangars, bars, intérieurs banals. Son attitude face à l’Autre américain et son « commentaire » des différences entre ceux du Soleil-Levant et ceux du Soleil-Couchant passent essentiellement par les gestes, les attitudes, les comportements, la parole bref, par les corps.
A la tchatche façon rap des Américains répond le silence de Yamamoto ; à leurs démarches dégingandées, à leurs poses à la coule, il oppose son port raide et fixe ; à leur propension à paniquer dans les situations chaudes, il impose son sang-froid ; à leurs demandes d’explications causales simples, il expose son mystère. Yamamoto apprend aux Américains l’économie de la salive, le geste juste, l’épure de l’être ; il leur enseigne à ne pas avoir peur du silence et de la suspension de l’action ; il leur inculque la pensée, l’intériorité.
De là à dire que Kitano entreprend la même leçon vis-à-vis des cinéastes américains, il n’y a qu’un pas que l’on est parfaitement en droit de franchir. Comme si au cinéma hollywoodien contemporain tout puissant, bavard et gesticulant le plus souvent dans le vide, Kitano répondait en tirant les leçons toujours bonnes à prendre du cinéma muet.
Mais l’échange se fait aussi dans les deux sens : Yamamoto goûte le plaisir des limousines et des petites pépées, apprend le basket-ball (comme toujours chez Kitano, le sport, les jeux, l’enfance relient les hommes, font figure d’éternel paradis perdu), se lie d’amitié avec son lieutenant, Denny, un jeune Noir.
En quelques scènes dans la communauté noire, Kitano signifie discrètement vers quelle Amérique va sa sympathie à sa façon ténue, sans jamais emboucher les tonitruantes trompettes du politically correct. De même que ses emprunts au burlesque des origines ou le décor de western de la dernière partie rappellent ce que l’univers de Kitano doit à l’histoire du cinéma américain.
Cette ambivalence des rapports entretenus avec l’oncle Sam culmine dans l’étrange scène finale, tout à fait inhabituelle dans la filmographie de Kitano : Denny s’épanche pendant de longues minutes sur la mort de Yamamoto, paroles et gestes à l’appui. On peut prendre cette extériorisation pesante et gênante des affects de deux façons. Soit comme un acte de générosité du cinéaste, qui offre son dernier plan à l’Amérique, au cinéma américain et à ses manières accompagnant ainsi le relais passé entre Yamamoto et Denny. Soit comme une claque cinglante d’ironie à la face du sentimentalisme occidental, une façon de montrer précisément ce qu’il ne faut pas faire tout en exécutant le contrat de son premier film « américain ».
C’est par ce mélange de fidélité à soi, d’ouverture pas dupe à l’autre et de déplacement imperceptible des enjeux qu’Aniki est grand : un combat ludique et singulier sur le terrain du plus puissant pays de cinéma, un film qui prend naturellement sa place dans une œuvre qui continue d’évoluer, tout en demeurant irréductible.
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