L’ascension sociale comme mirage, la postérité comme glaive des classes dominantes : un mélodrame politique et cruel. Le meilleur film de son auteur.
Souvenir de spectateur : à une remise de prix, type cérémonie des oscars, une rétrospective des films couronnés par le passé est projetée dans la salle. Tout commence comme prévu, avec les hourras de circonstance mais, à mesure que se prolonge la remontée dans le temps, les applaudissements du public se font de plus en plus polis face à l’évocation d’acteurs et de titres qui, après avoir soulevé l’enthousiasme populaire, sont visiblement retombés dans l’oubli. Mieux encore : les rares mentions qui arrivent à relancer l’excitation générale correspondent systématiquement au petit lot des œuvres dont quelques cinéphiles furieux ont réussi à entretenir le culte. Un sentiment proche de ce trouble télévisuel est au cœur du dernier projet d’Ozon, Angel, sorte de métafilm qui, sous les atours chatoyants du drame romantique, est entièrement traversé par le fantasme de sa propre réception.
Mais revenons un instant, à notre tour, en arrière. Si le cinéma français passait encore pour une grande famille, il faudrait dire que, depuis quinze ans, la bataille se joue, parmi les garçons, entre deux réalisateurs : d’un côté Arnaud Desplechin, unanimement nommé au poste du bon fils, prolongeant avec fidélité la tradition maison de l’auteurisme truffaldien ; et de l’autre, François Ozon, dans le rôle plus difficile du fils prodigue, capable de faire, en passant, un modèle de “film français” (Sous le sable) mais préférant le plus souvent s’égarer dans des marges plus incertaines et plus hybrides, plus commerciales aussi, du gore chabrolien (Sitcom) au fassbinderien chic (Gouttes d’eau sur pierres brûlantes), de la superproduction creuse (8 femmes) au téléfilm plat (Swimming Pool). Du premier, on attend la prochaine production avec la certitude tranquille de n’être pas déçu. Du second, on espère toujours le meilleur malgré les déconvenues. Avec Angel, le retour en grâce est manifeste.
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La façon la plus simple d’approcher le film est, d’ailleurs, de le prendre comme un anti- Esther Kahn. Même type de production internationale, même choix d’époque et de pays, même autoportrait, surtout, du cinéaste sous le masque de l’actrice principale et au final, pourtant, impossible d’imaginer œuvres plus opposées, dans la forme comme dans le fond. C’est qu’Angel n’a pas, comme Esther, l’ambition de devenir la comédienne tourmentée de drames d’Ibsen. Sa vocation est plus simple et plus directe : elle veut connaître le succès littéraire. Sûre de son talent, malgré la modestie de ses origines, elle obtient avec une rapidité foudroyante tout ce qu’elle désire. Non seulement les best-sellers à la pelle, mais aussi le château voisin de son village, le bien nommé “Paradis”, qui la faisait rêver étant petite, et, pour aller avec, une sœur et un frère de la meilleure société londonienne – l’une, Nora, comme secrétaire fidèle, et l’autre, Esmé, comme mari et peintre d’avant-garde.
Toute la première moitié du film est du coup portée par le monstrueux allant de son personnage central (interprété, à la Vivien Leigh, par l’impeccable Romola Garai), par sa vitalité créatrice comme par son mauvais goût. Au diapason de son héroïne, Ozon n’hésite devant aucun effet de séduction : de la musique orchestrale aux costumes froufroutants, en passant par les figures de mise en scène les plus clinquantes (mise en abyme théâtrale, jeux d’écho charpentés). Il existe bien ici un surmoi culturel incarné, de toute sa hauteur sèche, par Charlotte Rampling. Judicieusement castée en “femme de l’éditeur”, elle ne cesse de souligner la vulgarité du succès remporté par Angel. Elle aussi finit cependant par céder au charme replet de l’écrivaine, de son énergie aveugle à défaut de son style.
Car le problème d’Angel n’est pas l’opposition facile entre public et critique mais celle, plus perfide et profonde, entre l’accueil du moment et la reconnaissance future. Ainsi, pour l’héroïne, le temps qui passe est cela seul qui l’oblige à revoir à la baisse sa gloire littéraire mais aussi son histoire d’amour et, dans un ultime rebondissement, jusqu’à la réalité même de son ascension sociale. L’image fondatrice de cette ascension, c’est la vie choyée de la petite fille blonde et aristo habitant au domaine de Paradis, qu’Angel venait épier avant d’aller à l’école. A mesure qu’Angel réussissait à entrer dans l’image d’Epinal, à en reproduire les signes, le bonheur, lui, se déplaçait sur une autre scène. Et cela, la jeune femme, toute à la tâche de produire des clichés – mais aussi, à son insu, y adhérer – ne s’en rendait pas compte.
Nul doute que ce désenchantement radical ne travaille aussi le réalisateur. Depuis longtemps déjà, le cinéma de François Ozon est hanté par l’effacement et la disparition (Sous le sable, Le temps qui reste). Mais pour la première fois, ici, il arrive à en faire la doublure imprévue d’un romanesque tape-à-l’œil. Cette association paradoxale est ce qui fait tout le panache de cet ange criard.
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