Originaire de Taïwan, mais étudiant de cinéma aux Etats-Unis, Ang Lee était un peu le cinéaste rêvé pour opérer la grande synthèse de l’imagerie hollywoodienne avec celle, soudainement à la mode dans les années 90, de la tradition cinématographique asiatique. On sait ce que ça a donné : des produits parfaits pour l’import-export, de la […]
Originaire de Taïwan, mais étudiant de cinéma aux Etats-Unis, Ang Lee était un peu le cinéaste rêvé pour opérer la grande synthèse de l’imagerie hollywoodienne avec celle, soudainement à la mode dans les années 90, de la tradition cinématographique asiatique. On sait ce que ça a donné : des produits parfaits pour l’import-export, de la sitcom asiatique bénéficiant de l’espéranto hollywoodien (Garçon d’honneur ; Salé, sucré), du film de sabre de Hong-Kong sans microbes et avec air conditionné (Tigre et dragon), et de temps en temps des films plus tordus, comme The Ice Storm, ou encore Hulk, drôle de blockbuster emphatique et souvent émouvant. Le Secret de Brockeback Mountain confirme à la fois son savoir-faire tout-terrain (il peut emballer un western, un film intimiste, un film en costumes), mais aussi la permanence de certaines marottes : la famille comme étouffoir, l’homosexualité comme possibilité de s’en dégager… Rencontre avec le favori aux prochains oscars.
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La première surprise en découvrant ce film annoncé comme un western gay, c’est que c’est d’abord un mélodrame…
Ang Lee J’ai délibérément voulu m’éloigner du western comme genre, mais pas comme décor. Quand j’ai lu la nouvelle d’Annie Proulx dont est tiré le scénario, j’ai su que, pour moi, cette histoire serait avant tout un mélo. J’ai pensé au roman de Larry McMurtry, The Last Picture Show, adapté au cinéma en 1971 par Peter Bogdanovich : des sentiments très intimes dans le contexte de l’Ouest américain.
Pensez-vous que, pour qu’une histoire d’amour soit belle, il faut qu’elle soit impossible ?
Dans ma vie privée, je pense que l’amour peut s’articuler avec le quotidien. Mais dans cette histoire il s’agit de l’amour comme illusion. Ces gens ont besoin de se raccrocher à une histoire d’amour, aussi illusoire soit-elle. Même s’ils arrivaient à vivre ensemble,
ce ne serait pas gagné pour autant. Rien ne dure plus longtemps que la tristesse.
Donc, selon vous, il n’est pas certain que ces deux hommes s’aiment. Peut-être croient-ils seulement s’aimer ?
Oui, ou alors ils sont amoureux de l’amour.
Peut-on dire qu’ils sont homosexuels ?
La nouvelle reste assez floue sur la question. Eux-mêmes sont confus. Annie Proulx tirait d’ailleurs plutôt l’histoire vers le western que vers l’amour gay. Le scénario que j’ai reçu aussi. Mais pendant le tournage, avec mes acteurs, nous devions décider quand ils étaient en érection, pour ainsi dire !
Alors qu’avez-vous décidé ?
Qu’ils étaient tous les deux homosexuels. Même si, évidemment, ils ne le vivent pas de la même façon. Je pense que Jack, le personnage de Jake Gyllenhaal, est plus conscient de son homosexualité. Il est plus romantique, plus courageux pour vivre sa différence. Ennis, le personnage d’Heath Ledger, est plus confus, pas parce qu’il n’est pas gay, mais parce qu’il vit dans une norme beaucoup plus stricte, et n’arrive pas à assumer son homosexualité. C’est comme ça que j’ai choisi de le traiter. Mais au fond, ils savent : vous savez ce qui vous provoque une érection ou pas. Très tôt dans votre vie, vous savez. Mais Ennis ne comprend pas de quoi il s’agit. C’est comme Alma, sa femme : quand elle les voit s’embrasser, plus encore que la colère, ce qu’elle ressent est de la confusion. Elle ne sait pas de quoi il s’agit : elle n’a même pas le vocabulaire pour nommer et donc comprendre ce qui se passe.
Vous avez tourné des films très différents les uns des autres. Lequel considérez-vous comme le plus personnel ?
Les deux premiers, Pushing Hands et Garçon d’honneur, parce que je les avais écrits. C’était des sujets avec lesquels j’étais familier. Psychologiquement, c’est sans doute de Hulk que je me sens le plus proche !
Pourquoi ?
Ça a à voir avec l’agression et la peur. Je pense que c’est l’un de mes films les plus profonds, ça renvoie à l’inconscient. Même si c’est très différent de ma personnalité, ça me parle. En terme de texture, les deux premiers correspondent à mes racines, à la façon dont j’ai été élevé. Ça parle de la relation
père-fils, qui est un sujet qui me passionne.
Dans Hulk aussi, il y a une relation père-fils.
Oui, ce n’est pas un hasard : mon père a eu une influence énorme sur moi, et j’ai deux fils, pas de fille. Ma mère a été très présente mais elle m’a donné beaucoup de tendresse, alors que mon père était très sévère, avait un grand sens du devoir. Il était l’aîné de sa fratrie, avec donc beaucoup d’attentes sur ses épaules. Et puis sa famille a été détruite. Il se sentait un devoir de tout reconstruire. Et j’ai longtemps eu un sentiment de culpabilité en choisissant un métier artistique, le sentiment de ne pas répondre à ses attentes.
Mais vous avez construit une uvre en tant que réalisateur…
Oui, mais ça prend beaucoup de temps. L’ombre psychologique est déjà présente. Et puis les gènes sont là. C’est dur de s’en sortir. Parfois, j’avais le sentiment que je devais lui tirer dessus et l’exploser comme une pastèque pour m’en débarrasser (rires). Mais il est mort après Hulk, et juste avant de mourir, il m’a dit : « Vas-y, continue, fais un autre film », parce qu’il m’avait vu fatigué, déprimé après ce film-là. Il m’a encouragé à continuer. Et ironiquement, il s’agit d’un film gay ! Mais je ne lui ai pas parlé du sujet ! Cela dit, j’ai l’impression qu’il me regarde de là-haut.
Votre deuxième film, Garçon d’honneur, traitait déjà d’homosexualité. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce sujet ?
Les deux films sont très différents : dans Garçon d’honneur, il n’y a aucune scène de sexe, par exemple. Même si je me suis dit que, politiquement, il était de mon devoir qu’il y ait au moins un baiser, ce qui n’avait jamais été vu par le public taiwanais. Brokeback Mountain est une histoire d’amour romantique, où la peur de la sexualité gâche tout. Dans le premier, le vrai sujet, c’était la famille traditionnelle chinoise, et le poids de normalité qu’elle impose, un sujet que je connaissais bien mais je n’étais pas alors très à l’aise ni très familier avec la question de l’homosexualité. Dans celui-ci, je me suis plongé plus profondément et de manière plus complexe dans ce qui se passe entre ces deux garçons. Au départ, d’ailleurs, j’ai travaillé sur l’histoire sans prendre en compte le fait que ce soit deux hommes, juste comme une histoire d’amour classique puis, peu à peu, j’ai introduit l’élément homosexuel. Ça m’a pris du temps. Tout le monde a une part d’homosexualité, c’est très complexe. Plus le temps passe, plus je m’approprie l’aspect féminin de ma personnalité, et aussi l’aspect homosexuel. Et puis cinématographiquement, mon travail a beaucoup évolué entre l’un et l’autre film.
Précisément, aviez-vous peur de tourner les scènes de sexe ?
En fait, non. Comme je sortais de Hulk qui avait été difficile, j’avais l’impression que Brokeback Mountain était un film facile à tourner, y compris les scènes d’intimité. Certaines scènes pourraient être encore mieux, mais, globalement, j’ai atteint à
eu près ce que je voulais. Les acteurs sont beaux. J’ai le sentiment d’avoir été très loyal avec le texte d’Annie Proulx, ou en tout cas fidèle aux émotions qu’il a suscitées en moi.
Recueilli par O. N.
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