Une partie de leur public semble larguée depuis quelques films, mais Andy et Lana Wachowski n’en font qu’à leur tête, au risque de déplaire. Aujourd’hui, c’est avec une série à découvrir sur Netflix, “Sense8”, qu’ils laissent libre cours à leur imagination sans limite.
Depuis plusieurs années, le malentendu s’agrandit entre les Wachowski et ceux qui espèrent d’eux quelque chose d’impossible. Le monde aimerait retrouver les deux frangins géniaux de Matrix ? Le voilà confronté à un frère costaud au crâne rasé (Andy) et une sœur trans à dreadlocks rose fluo (Lana) dont le désir commun tutoie des pays nouveaux, inconnus, infinis.
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Alors, le monde s’impatiente. Il trépigne. Il n’a que le mot “déception” à la bouche, sans parvenir à comprendre pourquoi l’une et l’autre refusent de produire ce qu’on attend d’eux. Speed Racer ? Trop expérimental. Cloud Atlas et Jupiter – Le destin de l’univers ? Trop touffus, voire bordéliques, échecs commerciaux. Seul V pour Vendetta a plu. Aux yeux des observateurs démunis, les Wachowski sont devenus des mutants désordonnés qui n’y mettent pas du leur pour se faire apprécier. Ces diables continuent joyeusement d’affirmer leur liberté sans sourciller.
Visions/hallucinations/souvenirs
Leur dernière création, potentiellement la plus folle d’entre toutes, confirme cette tendance irréductible. Sense8 est une série imaginée avec J. Michael Straczynski (créateur de Babylon 5) pour le site de streaming Netflix (Orange Is the New Black, House of Cards, etc.) dont le pitch envisage ni plus ni moins que huit personnages principaux situés dans autant de villes différentes à travers le monde.
Ceux-ci mènent des vies a priori totalement indépendantes. La liste comprend une DJ islandaise échouée à Londres, un escroc allemand, un pharmacien indien, un flic de Chicago, un chauffeur de bus kényan, une blogueuse à San Francisco, un businessman coréen et un acteur mexicain spécialisé dans les telenovelas. Bien malgré eux, tous sont reliés par télépathie, capables de ressentir les actions et les émotions de chacun. Leur existence s’en trouve chamboulée, sans cesse interrompue par des visions/hallucinations/souvenirs mettant en jeu un complot menaçant leur vie. Ils doivent s’unir pour éviter d’être détruits par ceux qui leur veulent du mal.
On reconnaît ici la volonté de narration chorale et transgenre que Cloud Atlas avait portée avec force il y a deux ans. Le film durait trois heures et se promenait entre les géographies comme entre les époques. Sa beauté naissait de collisions émotives brutales, de resserrements immédiats du sens, d’équilibres éphémères. Même si elle reste strictement contemporaine, Sense8 reprend cette structure avec la volonté de s’approcher encore plus d’un récit total rêvé par les Wachowski. Netflix n’ayant autorisé les journalistes à visionner que trois épisodes sur les douze que compte la première saison (ils sont en ligne depuis le 5 juin), impossible au moment d’écrire ces lignes de savoir avec certitude s’ils ont réussi leur pari. En revanche, un enjeu esthétique se dessine. En se donnant la possibilité de créer un monde sans limites, Lana et Andy Wachowski se retrouvent paradoxalement face à un problème nouveau. Ils prennent le risque de se confronter à la forme sérielle dans ce qu’elle a de plus beau et de plus complexe à rendre vivant : une extrême dilution, une ouverture permanente que le cinéma interdit.
Critique de tous les totalitarismes
Dans les trois premiers épisodes, la narration s’installe à contre-courant de la plupart des lois communément admises dans les séries. Pas ou peu d’exposition, des explications psychologiques modestes, une linéarité incertaine, nous entrons en ligne directe avec le cerveau de personnages aussi désarçonnés que nous. Flirtant avec le kitsch, à la fois surexplicative et mystérieuse, Sense8 donne souvent le bâton pour se faire battre – la réception critique plutôt mauvaise le confirme – mais emporte pourtant le morceau. Une question de générosité et de point de vue. Cherchant une fluidité totale, les Wachowski veulent offrir une suite de scènes sans coutures, un flot visuel et narratif constamment ouvert aux possibilités. Leur œuvre façonne depuis les débuts une critique de tous les totalitarismes – sociaux, politiques, sexuels. Elle le faisait parfois à mots plus ou moins couverts. Voilà qu’elle se dévoile en plein jour, dans toute sa fragilité, en soulevant sa peau et en exposant sa chair.
Sense8 est sans doute ce que le duo a réalisé de plus ouvertement personnel. La série peut être perçue comme un manifeste ultime pour la différence, une fiction haute en couleur à tendance vaguement documentaire – le tournage a eu lieu dans les villes concernées, de Nairobi à Bombay – avec pour thème principal la lutte contre l’oppression que subissent les identités singulières. Pour la première fois dans la “Wacho-filmo”, un personnage transsexuel occupe l’écran. Rien de sa relation avec sa petite amie n’est ignoré. Une séance de sexe avec gode-ceinture précède une déclaration d’indépendance romantique et fébrile, sans transition ou presque. Tout est possible ici, tout palpite, comme le montrent ces réponses du duo frère-sœur à une journaliste du site io9, lors d’une rare interview récente.
« Des naissances en direct »
Lana – “Nous voulions faire une série sur tout. Nous avons dit à Netflix (…), ça va être très difficile, on manquera d’argent. Mais on n’est intéressés que si on peut faire tout. Et je veux dire absolument tout, comme des orgies psychiques dingues entre des corps très différents.
Andy – Il y a même des naissances en direct.
Lana – Oui, des naissances.
Andy – Des bébés qui sortent de vagins.”
Sense8 depuis le 5 juin sur Netflix
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