D’abord journaliste aux Cahiers du Cinéma à l’époque où Truffaut, Godard et Rivette y écrivaient, puis maître d’ uvre de l’émission Cinéastes de notre temps pour laquelle se succéderont devant ses caméras Abel Gance et Ford, Buñuel et Hawks, André S. Labarthe fait depuis vingt-cinq ans du cinéma avec des cinéastes. La sortie de son dernier film, L’Homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, un documentaire-fiction sur Orson Welles, était le prétexte idéal pour discuter de son travail.
Vous vous appelez André S. Labarthe. Doit-on dire André S. Labarthe comme on dirait Louis B. Mayer ou Charles Foster Kane ?
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Cela vient du fait que j’avais un homologue qui était lui-même un grand journaliste, puisqu’il était le directeur de Constellation et de Science et Vie. La signature d’André Labarthe dans les Cahiers du Cinéma aurait provoqué un malentendu, tout le monde se serait dit Tiens, André Labarthe écrit sur le cinéma ; Truffaut m a alors suggéré de changer de nom. Entendant cela, André Bazin s’est exclamé Pourquoi changerait-il de nom puisqu’il s’appelle André Labarthe ? Après tout, il a le droit de s’appeler André Labarthe !? J’ai alors proposé d’ajouter l’initiale de mon second prénom. A partir de là, tout le monde s’est mis à fantasmer, on a même dit que ce S correspondait au S de cinémaScope. (André S. Labarthe me tend la page télévision de Libération, son doigt s’arrête sur un article consacré à Jean-Christophe Averty). Averty disait que le S veut dire Satan parce que pour moi le
J.-C. d’Averty c’était Jésus-Christ.
i – ecrire sur le cinéma
Comment êtes-vous entré aux Cahiers ?
Un soir, j’ai rencontré Truffaut à la Cinémathèque, rue d’Ulm. Nous avons discuté, je lui ai envoyé un article. Quelques jours plus tard, il m a télégraphié pour me demander de faire la critique d’un film de Buñuel, c’était Cela s’appelle l’aurore, un de ses films français. Truffaut n’avait pas aimé La Nuit du chasseur, il l’avait éreinté dans Arts, un hebdo pour lequel il écrivait à l’époque. Mais il avait dû sentir qu’il pouvait y avoir un autre regard sur le film car il m a envoyé un autre télégramme pour me demander si je pouvais défendre La Nuit du chasseur dans les Cahiers! Contrairement à une idée reçue, il y avait des différences d’opinions à l’intérieur de la revue. Il y avait, par exemple, ceux qui étaient pour Antonioni et ceux qui étaient contre, pour Buñuel et contre Buñuel. Personnellement, je défendais Buñuel et Antonioni, considérés par une partie de la rédaction comme des manipulateurs :
je me souviens de Douchet déclarant, lors de la sortie de Viridiana, que ce film était le plus laid du monde !
Qu’avez-vous fait avant de vous intéresser au cinéma ?
De la philosophie. Je ne me suis pas intéressé directement au cinéma. Je n’étais pas un fou de cinéma qui courait après les films. C’est venu beaucoup plus tard, et sous l’influence de gens comme Bazin ou de cinéastes comme Buñuel. Et encore, j’ai connu Buñuel à travers le surréalisme, à travers la littérature et ce qu’en disait Maurice Nadeau dans son Histoire du surréalisme. On y parlait de L’Age d’or et L’Age d’or est devenu un de mes films fétiches avant même que je l’aie vu. Dans les écrits de Bazin, et dans les premiers numéros des Cahiers, j’ai compris que le cinéma ne dépendait pas uniquement de la littérature, mais qu’il avait aussi son langage propre. Pour moi, André Bazin a été le premier critique à avoir compris que pour parler de cinéma il fallait parler de technique et que, par conséquent, ça avait un sens de parler d’objectif et de travelling. Auparavant, les critiques de cinéma parlaient d’un film comme s’il s’agissait d’un livre. Et pourtant, plus personne aujourd’hui n’aurait l’idée de parler d’un livre sans parler d’écriture ou de technique littéraire.
Eisenstein aussi, dans ses écrits, utilisait le langage de la technique, avec en plus le fait qu’il était un metteur en scène. Sa théorie était donc issue d’une pratique.
C’est ce qui faisait la force desCahiers de la grande époque. Chez tous ces jeunes gens qui écrivaient, on sentait, même s’ils n’avaient fait aucun film, qu’ils étaient des cinéastes. Ils voyaient des problèmes réels, et quand ils parlaient d’écriture cinématographique, ce n’était pas une façon de se mettre à la mode du jour. C’était une écriture qui venait du cinéma et qui était inséparable d’une pratique, même si celle-ci n’avait pas encore eu lieu. C’est cela qui s’est perdu avec les Cahiers aujourd’hui, car tout d’un coup les gens qui se sont mis à écrire n’étaient plus des cinéastes. Mais je considère André Bazin comme un cinéaste. C’est un cinéaste qui n’a pas fait de films ! Sa pensée critique est incompréhensible si on ne pense pas à ça. Quand on relit après coup les textes de Truffaut et de Godard, c’est-à-dire après avoir vu leur travail de cinéastes, on s’aperçoit que ce qui paraissait un peu curieux à l’époque ? un critique parlait de byzantinisme ? apparaît aujourd’hui très clair. A l’époque, on ne comprenait pas pourquoi Godard se mettait tout d’un coup à parler, à propos de je ne sais plus quel film, d’un petit aéroport en Amérique du Sud. Mais aujourd’hui, on s’aperçoit que ces images lui venaient comme elles lui viennent quand il fait un film. Pour moi, Godard n’a pas changé ; il n’écrit plus parce qu’il n’a pas le temps, mais s’il ne faisait pas de films, il écrirait. C’est cet esprit qui s’est perdu aux Cahiers. Evidemment, à une certaine époque on savait où avait lieu le combat, on savait qu’il fallait se demander comment faire parler le cinéma et s’interroger sur ce que pouvait être le vrai cinéma . Qu’est-ce que c’est le vrai cinéma ? Il y avait un combat à mener pour pouvoir affirmer : ce n’est pas Delannoy mais c’est Becker. Cela va de soi aujourd’hui, mais à l’époque, Delannoy passait pour un plus grand cinéaste que Becker. C’était la même chose pour le cinéma américain. Quand un film comme Notorious d’Hitchcock sortait, les critiques disaient que c’était un fil0m d’espionnage, ils ne comprenaient pas que c’était plus que ça.
Que pensez-vous de cette nouvelle génération issue des Cahiers ? Pensez-vous que le vrai cinéma, comme vous avez pu l’écrire à propos d’autres cinéastes, c’est, par exemple, Abel Ferrara, et pas Téchiné ou Olivier Assayas ?
Je dirais que les cinéastes que vous citez, auxquels on pourrait ajouter Pascal Kané, Alain Bergala, d’autres encore, n’ont pas eu la chance historique de se sentir portés par ce mouvement irrésistible du cinéma qui avait porté les gens de la Nouvelle Vague. Au tournant des
années 60, une fracture s’était produite dans l’économie du cinéma français. D’autre part, de nouveaux moyens techniques sont apparus : les pellicules rapides et les caméras synchrones légères qui ont permis de tourner des sujets qui, jusque-là, nécessitaient de très gros moyens. Enfin et surtout, derrière ce mouvement, il y avait dix ans de travail critique, dix ans d’analyse, dix ans de combat. Dix ans qui ont abouti à ce moment miraculeux dans lequel tout le monde s’est engouffré. Des producteurs comme Georges de Beauregard qui, auparavant, produisaient des choses sans intérêt, se sont mis à produire Godard, Rozier, Demy, Varda et les autres. Le temps a passé. Est arrivée l’affaire Langlois, puis Mai 68 avec ses grands débats politiques, ses scissions, y compris au sein des Cahiers, qui néanmoins continuaient à s’inventer une route. Mais les aînés, Godard, Truffaut, Chabrol, Rohmer, Rivette, avaient cessé d’écrire. Ils tournaient. Les nouvelles générations marchaient sur leurs traces. Seulement, lorsqu’après 68, et dans les années 70, ils se sont mis à faire leurs premiers films, la conjoncture favorable avait disparu. Restait une pensée critique que le moindre souffle de l’Histoire faisait vaciller et qui était loin de rassurer les producteurs ! Ils se sont donc retrouvés marchant sur un fil au-dessus du vide, comme des funambules. Si les films de Téchiné, d’Assayas ou de Bergala ont du mal à rencontrer leur public, c’est en partie parce que celui-ci a perdu la confiance qu’il avait mise, d’abord, dans la pensée critique que véhiculaient les Cahiers. Pour le public, ces films sont devenus de la cinéphilie, alors que ce n’était pas ça la Nouvelle Vague. Au contraire, celle-ci s’opposait à l’idée même de cinéphilie, qui a encore cours dans une revue comme Positif. Pour le public, il n’est resté qu’un cinéma qui appartient à la culture, un cinéma ennuyeux qui s’oppose aux grandes machines commerciales. Je ne vois même plus comment on peut faire un film aujourd’hui. D’un côté, il faut s’appuyer sur une réalité économique et commerciale pour atteindre un public et, en même temps, il faut être suffisamment fort pour faire valoir son cinéma et ses particularités et ce, sans avoir la possibilité de s’appuyer sur un mouvement critique qui n’existe plus. La Nouvelle Vague était un cinéma d’individualités et, simultanément, c’était un mouvement. Maintenant, il n’y a plus que des individualités. Il n’y a pas de rapport entre Bergala et Téchiné, ou entre Kané et Assayas. Je ne sais pas ce qui les rassemble, si ce n’est justement un public qui les boude.
Mais ces films d’André Téchiné et d’Olivier Assayas que le public boude, est-ce qu’ils vous plaisent ? Les boudez-vous également ?
Je suis loin d’avoir tout vu’ et sans doute, si je suis loin d’avoir tout vu, est-ce parce que ça ne me branche pas tellement (rires)… C’est vrai, rien ne me pousse à aller voir ces films. Par exemple, je sais qu’Alain Philippon vient de faire un film et j’ai envie d’aller le voir parce que j’ai lu des choses de lui qui me plaisaient, mais je ne m attends à rien. Auparavant on savait, il y avait une continuation entre l’écriture et le cinéma. Une vraie cohérence. Et c’est cette cohérence qui manque aujourd’hui. Cette cohérence, c’est aussi un parti-pris, et il n’y a plus de parti-pris aux Cahiers du Cinéma. Il y a une sorte de balance, on pèse les qualités et les défauts d’un film comme le faisait la critique d’avant les Cahiers. On fait des dossiers pour les cinéphiles mais ce n’est pas ça qui est excitant. Tout se passe comme si les revues étaient tenues en laisse par leurs lecteurs.
ii – filmer le cinéma
Vous avez rencontré un nombre important de cinéastes pour l’émission Cinéastes de notre temps. Mais il y en a que vous ne rencontrerez jamais.
Il a fallu faire des choix. Qui étaient, en gros, ceux que nous avions faits, que nous faisions, aux Cahiers. Ces choix entraînaient des exclusives, car les Cahiers, jusque vers le milieu des années 70, ont toujours considéré qu’il y avait un combat à mener. Chaque émission recelait donc, en germe, une polémique. Notre premier film, nous l’avons tourné en Espagne avec Buñuel. Je l’avais rencontré à plusieurs reprises, mais surtout il était très lié avec André Bazin, donc avec Janine (Janine Bazin, co-produisait la série avec Labarthe et en avait été l’initiatrice). C’était en 1964. Evidemment, nous avions envie de parler du cinéma américain, qui avait été un grand cheval de bataille aux Cahiers. Défense de grands auteurs jusque-là négligés par la critique, comme Hawks ou Hitchcock, et découverte de nouveaux auteurs, Nicholas Ray, Aldrich, Fuller, Dwan, etc. Nous sommes donc partis pour Hollywood avec, en poche, deux contrats pour réaliser deux films. Puis, en feuilletant un annuaire du cinéma, nous nous sommes rendus compte que tous ces gens que nous aimions et dont nous parlions aux Cahiers ? Cukor, Vidor, Mamoulian, Walsh, Ford, etc. ?, ils étaient tous là, bien vivants ! Nous avons pris la décision, impensable aujourd’hui, de laisser tomber la mission qu’on nous avait confiée et d’aller trouver ces gens et de les filmer. C’est à cette époque que j’ai rencontré Cassavetes. Il n’avait fait alors que Shadows et deux films pour les studios, qu’il reniait plus ou moins. Il était en train de refaire le montage de Faces dans son garage, qu’il avait converti en salle de montage. Il a d’abord refusé d’être filmé, ça ne l’intéressait pas. Mais peu à peu, nous sommes devenus amis, nous passions le voir, comme ça, pour le plaisir. Jusqu’au jour où il nous a dit : OK, allons-y ! Tout ce que nous faisions était lié à l’inspiration du moment, aux circonstances favorables, à la chance. Mais la chance fait partie du talent ! Un exemple. Nous avions essayé, en vain, de joindre John Ford. Un jour, par l’intermédiaire de Dimitri Tiomkin (l’un des compositeurs de musiques de films les plus populaires. On lui doit la musique du Train sifflera trois fois), nous sommes allés chez lui et nous sommes restés quarante minutes. Lorsque j’ai lu le texte de Ford, il n’y avait strictement rien, rien d’intéressant, trois pages d’incohérences, rien ! Mais quand j’ai regardé les rushes, image et son, je me suis dit merde, il se passe quelque chose, là dedans. Quelque chose qui tient du miracle, mais quelque chose. Nous avons commencé à monter et plus nous montions, moins c’était intéressant, comme si ce que nous avions ressenti aux rushes disparaissait peu à peu pour rejoindre l’insignifiance des trois pages de la transcription des propos. C’est comme ça, à force d’expériences et d’analyses, que nous avons compris que ce qui faisait le charme évident de ces quarante minutes, c’était cette espèce de durée-événement, cette dérive que manifestaient les rushes. Nous avons donc conservé les rushes tels quels, nous contentant de coller bout à bout les quatre bobines, y compris les moments où l’image disparaissait. Je me souviens du film que nous avons consacré à Abel Gance. Nous étions à table, la caméra tournait, Gance parlait de ses films muets. Au montage, j’ai inséré un extrait de film, mais je me suis aperçu que, quelle que fût la longueur de l’extrait, il créait une rupture dans la continuité. Pour le spectateur, c’était comme s’il changeait de chaîne ! Et je me suis dit : pour préserver la continuité, il faut que sous l’extrait cité l’émission continue, il faut qu’on continue à entendre l’ambiance du repas, le bruit des fourchettes, etc. Ainsi, on pouvait installer le spectateur dans cette place particulière d’où il pouvait suivre deux discours, exercer un double regard.
Vos entretiens apparaissent très souvent comme des fictions. Lorsque vous filmez Le Dinosaure et le Bébé : entretiens entre Fritz Lang et Jean-Luc Godard, vous rajoutez un post-scriptum : Cette interview, c’était tout aussi important pour Lang que de faire un film . Vous montrez ensuite Lang refaire plusieurs prises. Ici, l’acteur Fritz Lang interprète le rôle du metteur en scène Fritz Lang.
L’origine de ce film est documentaire : deux caméras, deux types qui parlent. C’est seulement au moment du montage que je me suis dit Si je peux, en passant d’une caméra à l’autre, dilater les courts silences qui séparent les propos tenus par Lang et Godard, je pourrais intervenir sur ce qui se dit, je pourrais, par exemple, donner un effet de profondeur à ce qui n’en a pas, ou peu.? Le travail a donc consisté à créer des silences, à redoubler des regards, à suspendre des répliques, à accentuer des complicités. C’était un travail comparable à celui d’un musicien qui interprète une partition. J’ai interprété, à ma façon, une conversation, par exemple en donnant une importance accrue aux temps morts, qui me permettaient de faire vibrer ce présent que j’avais devant moi. L’histoire des claps, elle visait à avouer le subterfuge, à montrer que ce qui avait pu sembler le plus naturel était en fait tout à fait artificiel, fabriqué, manipulé. En d’autres termes, que c’était du cinéma. Que nous avions transformé Lang en un personnage homonyme, comme dans Le Mépris, bien qu’avec d’autres moyens. Je devais pousser l’expérience de manière plus avouée avec Melville. Ce qui allait de soi car Melville était quelqu’un qui, dans la vie, jouait à être Melville, cinéaste. Avec la panoplie : le Stetson, le cigare, les lunettes noires, la Mustang… Quand, dans le film, nous montrions Melville travailler dans son bureau de la rue Jenner, le commentaire précisait En ce moment, il fait semblant de travailler. Et dans quelques instants, feignant de l’interrompre, l’interviewer va lui poser sa première question.? Cinq secondes passaient, puis l’interviewer, moi en l’occurrence, posait sa question. Tout était démonté au fur et à mesure que c’était installé. On donnait à voir le film en train de se faire. Et comme il s’agissait d’un film documentaire, la dénonciation des moyens utilisés le transformait en son contraire, une sorte de fiction bizarre. Comme si on montrait sous la peau du document, le squelette du cinéma, ses dessous. Peut-être son sexe !
C’est ce que l’on retrouve quand vous filmez Samuel Fuller pour Cinémas, cinéma. En lui demandant d’expliquer la première scène du Port de la drogue dans un lieu qui s’oppose complètement à celui du film, vous lui faites presque refaire cette scène. On s’attend à voir un documentaire expliquer la fiction et en fait, on voit une fiction éclairer une autre fiction.
C’est vrai. Cela tient à ma façon de filmer et de créer une ambiance. Quand je fais un plan, je tiens à ce que l’on sente quelque chose derrière. Mon but est de faire pressentir et de faire en sorte que le spectateur rêve en même temps. Je ne pense pas que le cinéma soit un instrument de savoir ou de connaissance. C’est un instrument qui touche à la sensibilité mais sûrement pas à la connaissance, sinon ce n’est pas très intéressant. Et dans ce cas, il a beaucoup moins de pouvoir que l’écrit, dans la mesure où il doit y avoir dans un livre mille fois plus de renseignements que dans un film de deux heures. Seulement, ce qui passera dans le film de deux heures ne sera pas quantifiable en termes de savoir, ça touchera plus profondément, plus directement, et en tout cas différemment.
Cette insertion de la fiction dans le reportage, on la retrouve dans Les Deux Marseillaises : un documentaire sur les législatives de 68 dans la circonscription où Roger Hanin et Albin Chalandon étaient candidats. Par exemple, lorsque vous mettez un extrait d’Alphaville au milieu d’un discours de Chalandon se déroulant dans une piscine, on ne sait plus très bien si cette piscine est celle d’Alphaville ou d’Asnières.
C’est au moment où j’ai filmé cette scène que s’est imposé à moi le rapprochement avec Alphaville. J’ai eu le sentiment que le rapprochement des deux scènes ferait apparaître quelque chose sur Chalandon. Parfois, l’intuition prend d’autres chemins. Ainsi, lorsque j’ai filmé Roger Hanin, chez lui, en train de se raser, tout en nous racontant comment ses adversaires politiques cherchaient à l’éliminer, nous ignorions que quelques jours plus tard il allait jouer Lorenzaccio ! C’est donc toute une partie du film qui s’est construite, scénariquement, pendant le tournage. De toute façon, j’aime bien faire sentir, lorsque je tourne, que la caméra est indépendante de ce qu’elle filme, et montrer, par là, que l’objet filmé est lui aussi indépendant, qu’il appartient à un univers qui existe au-delà de son interrogation par la caméra. Il faut savoir que c’est le spectateur qui va fabriquer le sens du film qu’on lui donne à voir. Le metteur en scène, lui, va fournir des structures, des formes, des images, des sons. Son travail est de donner au spectateur les éléments qui vont lui permettre de fabriquer un sens. Et, bien sûr, de s’arranger pour qu’il ne fabrique pas n’importe quel sens (rires)? Un film est un piège.
C’est ce que disait Welles lorsqu’il affirmait qu’un bon film était celui où l’on découvrait à chaque vision des éléments nouveaux.
C’est pour moi le cas de La Règle du jeu ou des Vacances de M. Hulot. Des films insondables où les éléments sont tellement libres qu’on a beau connaître le film, en réalité, on ne le connaît pas. C’est un présent perpétuel qui n’est pas figé.
C’est le sens du titre de votre série, Cinéastes de notre temps, empreinte d’aucune nostalgie. Au contraire, vous ne filmez jamais les cinéastes comme des antiquités, et vous faites en sorte que le présent de leur discours reste toujours présent.
C’est ça, le maître mot pour moi c’est le mot présent . Ce n’est pas le mot image , car une image c’est quelque chose de mort. Mais le présent et la notion de présent sont liés à la disparition du présent, donc à la précarité et à la mort, et c’est ça qui fait que les films très forts touchent toujours à la mort, y compris Les Vacances de M. Hulot, même si ce n’est pas le thème du film.
iii – l’hommage rendu à welles
Vous n’avez jamais filmé Orson Welles pour Cinéastes de notre temps. Pourquoi ne l’avez-vous jamais rencontré ?
Mais je l’ai rencontré ! On devait faire une émission Cinéastes de notre temps, il était d’accord pour nous accorder une journée d’interview, mais là j’avais envie de faire quelque chose de différent et je voulais avoir huit jours. Welles était d’accord pour nous les accorder, mais il ne le pouvait pas dans l’immédiat. On n’a jamais pu trouver ces huits jours. On a fait intervenir Melville car Welles logeait souvent chez lui quand il était à Paris, mais à chaque fois il nous disait Plus tard, plus tard.? J’ai réalisé après coup que Welles voulait en être payé. Je ne comprends pas que ça ne nous ait pas sauté aux yeux, puisqu’à partir du moment où on prenait huit jours de son temps, c’était du travail. Mais nous étions tellement habitués aux méthodes de la télévision française où l’on ne paye personne. Plusieurs années se sont écoulées et, en 85, on nous a demandé de faire un film sur Welles que le CNC (Centre National du Cinéma) était prêt à financer. Dans une lettre où je lui faisais l’historique de nos rapports, tout en lui précisant ce que je voulais faire, il y avait aussi une invitation de Jérôme Clément pour le Festival de Cannes. Cette lettre est arrivée chez Welles le jour de sa mort.
Lorsqu’on regarde le film sur Welles que vous avez finalement fait, on voit : un type raconter comment il n’a jamais serré la main de Welles, l’ingénieur du son de Welles maintenant devenu sourd, un aveugle qui s’occupe de rechercher les bandes de ses films et un gars avec une voix de fausset qui a fixé pour l’éternité la voix du maître. On s’attendait à un documentaire propret et vous nous montrez une infirmerie. De qui vous moquez-vous ?
(Rires)… Pas de Welles. De la cinéphilie peut-être. Il y a un aspect un peu machine anti-cinéphilique dans le film, dans la mesure où un cinéphile est quelqu’un qui vit dans l’adoration d’une espèce de père mythique et Welles fait partie de ces pères. A mon avis, pour faire du cinéma, il faut tuer son père, il faut arriver à l’éliminer. C’est ce que j’ai ressenti en tournant ce film, même si ce n’est pas vraiment son propos. C’est une des raisons pour lesquelles on n’y voit pas beaucoup d’images de Welles. Pour moi, c’est comme un film de vampires, il faut enfoncer le pieu dans le c’ur de Welles, tout en se faisant en même temps mal à soi-même. Pour le choix des personnages.
Vous parlez de personnages, mais ces handicapés physiques et mentaux existent, vous ne les avez pas inventés pour le besoin du film !
C’est un lapsus. Il y a eu des films sur Welles, la BBC a fait des heures sur Welles, avec Welles, Charlton Heston, Joseph Cotten. Je voulais avoir Oja Kodar (la compagne de Welles, qui détient les négatifs de tous ses films inachevés), mais pour le fonctionnement de mon film sa présence n’avait pas vraiment d’importance. Certes, il y est souvent question d’elle, on parle de son clan, mais par exemple Bill Krohn (le correspondant à Los Angeles des Cahiers) n’apparaît pas parce qu’il appartient au clan. Toutes ces pistes et ces renseignements ont fini par nous conduire chez ce type qui a restauré la copie de Macbeth et qui a failli serrer la main de Welles. Il raconte longuement comment il ne l’a pas serrée. Et s’il l’avait serrée, qu’est-ce que ça aurait changé ? C’est un événement tellement nul. Une des scènes emblématiques du film, c’est Zarewski, le type qui a fait enregistrer une phrase à Welles pour l’éternité, une phrase complètement anodine d’ailleurs. Il y a là tout d’un coup une sorte de fétichisme et on se dit : voilà ce qu’est Welles pour ces gens, la voix de Welles est là, fixée pour l’éternité, mais vous parlez d’une éternité ! Une phrase dénuée de sens fixée sur une disquette, c’est donc ça l’éternité ?
Et pourtant, si un cinéaste s’est opposé à l’idée de cinéphilie et au culte du metteur en scène, c’est bien Welles. Il suffit de revoir Vérités et mensonges, dont le thème était précisément l’idée de la signature de l’ uvre d’art, pour s’en apercevoir : votre film est profondément wellesien.
Oui, j’avais le sentiment qu’en remplissant le film de témoignages importants’, on se serait éloigné du film sur Welles. On aurait converti Welles en une espèce de héros positif constitué d’une addition d’anecdotes. Je voulais que ces anecdotes s’autodétruisent, comme cette revue que publiait Arthur Cravant qui s’appelait Maintenant et qui prévenait : Ce numéro annule les précédents.? Mon film c’est un peu ça, l’idée que les choses ne peuvent toucher que lorsqu’elles disparaissent. Cela correspond à l’idée que je me fais du cinéma (Il se lève, il désigne du regard un verre à moitié vide qui se trouve sur la table). Imaginez que je veuille faire un documentaire sur ce verre. Je le pose sur le coin de la table et je le filme. Il y a de fortes chances pour que j’aie une image du verre, mais une image sans intérêt. Je n’aurai pas la sensation du verre, la sensation de son existence, de son présent. Je vais donc recommencer ma tentative en travaillant l’image au moyen de la lumière, en soignant le cadrage, etc., mais pour quel résultat ? J’aurai, certes, une belle image, mais est-ce que le verre aura gagné en présence ? Je ne le crois pas. Imaginez maintenant qu’au moment où je filme ce verre, celui-ci tombe par terre et se brise. (Il pousse le verre sur le bord de la table. celui-ci tombe sur le carrelage et se brise). Voilà. Eh bien, je suis sûr que sur l’image, au moment où le verre se brise, l’espace d’un centième de seconde, il aura une présence extraordinaire. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour que ce verre existe, il faut qu’il lui arrive quelque chose. (Il se rassied). Cela est vrai pour tout objet documentaire. Et ce quelque chose qui arrive, c’est ce que j’appelle la fiction. A noter que ce quelque chose est, d’une manière ou d’une autre, lié à la disparition, c’est-à-dire à la mort. Autrement dit : à la frustration. Pour que l’objet documentaire existe, il faut que le spectateur travaille, et on ne le fera travailler qu’en le frustrant.
Vous avez depuis longtemps le projet d’écrire un livre sur La Passion de Jeanne d’Arc en essayant de ne pas revoir le film. C’est précisément l’exemple d’une démarche qui ne se veut pas cinéphile.
J’ai en horreur les analyses sémiologiques du cinéma, y compris ce que publie L’Avant-Scène. Comme si la publication d’un découpage, aussi précis qu’on l’imagine, pouvait donner ne serait-ce que l’idée de ce qu’est un film. Le cinéma repose sur une science des effets. Un film n’existe qu’autant qu’on en éprouve les effets. Je ne me force pas à ne pas revoir La Passion de Jeanne d’Arc. J’essaie de comprendre ce qui s’est passé en moi. Voilà un film dont j’avais dit grand mal dans les Cahiers. C’était dans les années 50. Je trouvais que c’était un film désarticulé, mal monté, etc. Près de vingt-cinq ans plus tard, à l’occasion d’un numéro spécial des Cahiers consacré aux Monstresses, Pascal Bonitzer me dit souhaiter ma collaboration. Et aussitôt surgit dans mon esprit le corps, que je croyais anéanti, du film de Dreyer. Le film avait, à mon insu, travaillé en moi au point de me faire changer d’avis à son sujet. J’ai voulu décrire ce film. Ce film-là et non un autre. Si vous voulez : ma Passion de Jeanne d’Arc. Sans m obliger à revoir le film pour étayer mon argumentation. D’ailleurs, il n’est pas toujours sûr que revoir un film, si ça permet souvent quelques découvertes, ça change les premiers effets qu’il a eu sur nous. Quand j’étais môme, j’ai vu, par hasard, un film de Duvivier qui s’appelle Au Royaume des cieux et ce film m avait fortement touché. J’en gardais un souvenir ébloui jusqu’au jour, assez récent, où je l’ai revu à la télévision. Je l’ai trouvé sans intérêt, nul, je ne savais pas comment il avait pu m émouvoir. L’affaire semblait donc réglée. Mais elle ne l’était pas. Lorsque aujourd’hui je pense à ce film, c’est ma première émotion qui ressurgit. Me voici donc amoureux à jamais d’un film que je déteste ! C’est aussi cela, le cinéma, l’effet-cinéma. Quand on a, un jour, reçu une émotion très forte, on ne peut pas l’effacer, on peut seulement tenter de l’analyser et, peut-être, d’utiliser ce qu’elle vous a enseigné sur la manière dont le cinéma atteint sa cible. Si, par exemple, je voulais faire comprendre cette sorte d’émotion que j’ai eue en voyant ce film de Duvivier, je ne pourrais pas vous dire Allez voir le film puisque je sais, pour l’avoir revu, qu’il est mauvais. Il me resterait à refaire un film qui s’efforcerait non pas d’imiter sa structure, de reprendre son histoire, mais de recréer à votre intention, l’émotion qu’un jour j’ai ressentie. Et de la recréer avec des moyens différents de ceux utilisés par Duvivier puisque ces moyens, nous savons, aujourd’hui, qu’ils sont inopérants.
Dans votre film, vous utilisez la même méthode d’investigation que
Welles dans Citizen Kane : reconstituer une existence à partir d’images-souvenirs qui sont les pièces d’un puzzle. Sauf qu’ici le personnage qui mène l’enquête n’est pas à la recherche de Rosebud mais de sa Budweiser.
C’est ça ! (Rires)? et à la fin du film, il donne un coup de pied dans la canette de bière, dans une sorte de happy end qui fait comprendre qu’il en a fini avec la Budweiser. C’est vrai. Personne ne se trompe et on ne peut tromper personne. Citizen Kane commençait par la mort de Kane, qu’on ne retrouve que dans les flash-backs. Mais là, c’est l’histoire d’un type qui n’arrive pas à faire apparaître Welles à travers les flash-backs. Cela montre les limites du cinéma, de ce mythe du cinéma qui est de conserver l’immortalité des gens qui sont filmés, car tout cela est vain. On n’a pas encore inventé l’immortalité, mais on a inventé la machine à faire apparaître l’immortalité. Et finalement, cette machine tombe à plat. C’est un appareil à faire apparaître les images, mais en même temps il les fait disparaître.
Vous pastichez dans votre film le style de Welles. Quelle est la fonction du pastiche dans un film documentaire ?
Le but était de rendre l’image irrécupérable. Quand je filme Bogdanovich de traviole, c’est inutilisable parce qu’on ne peut pas transporter cette image du film dans un autre. C’est comme un film de Welles, on ne peut pas prendre une image d’un de ses films et la faire passer pour autre chose car sa signature est sur chaque photogramme. L’idée était aussi de ne pas utiliser des extraits de ses films et d’introduire ainsi un autre système de citations, quelquefois c’est du son ou des images, et d’autres fois c’est dans l’utilisation des ombres, de l’éclairage, de la contre-plongée. C’était encore une fois un problème de dosage entre le documentaire et la fiction.
Dans L’Homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, l’ours s’appelle Welles. Mais l’homme pourrait bien être André S. Labarthe, l’homme qui a rencontré John Ford et Howard Hawks. Etes-vous ce troisième homme ?
Il y a une allusion à cela. Dans le premier plan du film sur la voiture, on voit un personnage entrer dans le champ, de dos, avec un chapeau mexicain sur la tête. Ce personnage c’est moi, j’ai mis le chapeau et c’est à ce moment-là qu’arrive le carton, L’Homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Ce titre fait allusion au fait que tout le monde pensait connaître la vérité sur Welles, et L’Homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours visait à marquer la relativité de la vérité, en l’occurrence celle sur Welles. Il y a souvent des gens qui pensent avoir touché un morceau de la fausse croix parce qu’ils ont rencontré quelqu’un qui a rencontré quelqu’un. L’ours est une allusion à Orson. L’ours désigne aussi dans le vocabulaire cinématographique une bobine qui n’est pas complètement montée.
Les bobines non montées, c’était une des spécialités de Welles.
Oui, et mon film se donne lui-même comme inachevé. Petit à petit, Welles s’est mis à faire des films de plus en plus expérimentaux, comme un cinéaste débutant. Il a fini par là où commencent habituellement les cinéastes : par manipuler. Un cinéaste débutant commence à faire son film avec son argent, il manipule donc lui-même, il va faire le montage et, petit à petit, il aura des commandes, il fera des films de manière normale, il laissera le montage au monteur et il y aura de moins en moins de manipulation directe. Welles a fait le contraire, il a commencé avec Citizen Kane, où il avait un staff prodigieux autour de lui et, vers la fin de sa carrière, il a fini par tenir la caméra, à monter et à couper la pellicule. Quand on pense que le thème du père est très important chez lui, ainsi que le thème de l’enfance, et si on met en rapport ces thèmes avec son itinéraire de metteur en scène, cela devient très intéressant car Welles revient vers le jouet. On a dit, à l’époque de Citizen Kane, qu’il avait le plus beau jouet du monde. Mais il s’est aperçu que ce jouet, c’est à la fin de sa vie qu’il l’avait. C’était sa caméra d’amateur.
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