Luc Moullet creuse depuis quarante ans un sillon singulier, entre films de genre fauchés, humour pince-sans-rire et clarté analytique. Conversation avec un savant modeste (critique aux Cahiers historiques, cinéaste, enseignant) alors que sort Les Naufragés de la D17, son dernier bijou.
Luc Moullet Deux films ont influencé Les Naufragés de la D17 : Bear Cats de Lubitsch, pour sa fantaisie débridée, sa tonalité loufoque, et The Road to Yesterday de DeMille, qui n’est pas fait sur une unité, mais qui a des visages très différents au cours de son évolution. Aujourd’hui, on a l’habitude du film typé, ancré dans un genre et un registre. Je voulais un film de glissements, d’évolution perpétuelle, partir d’une apparence documentaire pour arriver à une fin délirante. C’est ce qui m’intéressait c’était de mélanger un cinéma d’observation avec un cinéma plus conceptuel. Mélanger la pensée et la vision de la réalité.
Rebondissements permanents, densité de personnages… C’est un film fauché mais très peuplé.
Dans mes derniers films, j’ai eu tendance à mettre plus de personnages, plus de seconds rôles, pour contrebalancer mes premiers films qui étaient centrés sur deux ou trois personnages. Ce n’est pas pour compenser la faiblesse des moyens de production, mais plutôt parce que je filmais une région (les Alpes-de-Haute-Provence) où il n’y a personne et ça m’amusait de mettre un tas de gens. Le film a aussi un côté autobiographique : le 4 novembre 1960, lorsque je tournais mon deuxième film dans cette région, la voiture du film s’était enlisée, à l’endroit où l’on a tourné celui-là. J’ai dû aller chercher des secours pour trouver une dépanneuse, laissant l’équipe du film en carafe. Ça, c’est la tranche de vie. Après, il y a la tranche de gâteau, une suite d’événements étranges à propos de cet incident que l’on découvre au fur et à mesure du film.
Le comique du film naît de toute une série de contrastes : nature-hommes, calme-agitation, paysans-citadins, lenteur-vitesse, sérénité des lieux-parano des militaires, etc.
Je ne sais pas conduire, et j’ai une certaine objection de conscience vis-à-vis de l’automobile. J’avais remarqué qu’on parle de ces régions dans les journaux uniquement quand un rallye y passe, comme celui de Monte-Carlo. J’imaginais le contraste entre ces voitures rutilantes et le côté ancestral de ces lieux. Pour les réactions des paysans vis-à-vis des voitures de course, j’ai pensé à mon grand-oncle, qui vivait dans des régions voisines. Son grand divertissement, c’était de compter les voitures qui passaient en notant chaque département : « Aujourd’hui, j’ai vu trois 38. » Les paysans consacrent une partie de leur temps à espionner les gens qui passent, piétons ou automobilistes.
Comment avez-vous découvert Majastre ?
Ça remonte à 1954. Giono m’avait conseillé ce coin. J’ai aussi fait une étude sur les Alpes du Sud. Et puis ma famille y avait des racines. La région de Majastre est emblématique, c’est la plus déserte de France : certains la définissent comme le trou du cul du monde. Il faut faire 18,5 kilomètres pour trouver le premier commerçant. Avant, les habitants étaient souvent des maquignons et, petit à petit, il y a eu de moins en moins de paysans et de plus en plus de résidences secondaires. Mais un village comme Majastre a très peu changé en cinquante ans, ce qui donne un sentiment d’éternité.
La machine à composter de la gare de Majastre, elle était là ou c’est vous qui l’avez ajoutée ?
C’est moi. C’est une gare perdue, qui ne dépend pas du réseau SNCF, mais d’une compagnie privée. C’était amusant de mettre ce qui me semblait le plus étrange : un composteur dans un endroit où il y a un voyageur par semaine. C’est aussi un hommage à Godard, qui plaçait des cabines téléphoniques dans des lieux perdus.
Le film est plastiquement assez beau, même s’il s’agit d’une beauté « invisible », non ostentatoire. Avez-vous un souci formel, plastique ?
C’est d’abord fonction des lieux choisis, surtout s’ils ne sont pas connus. Il n’y a que moi qui filme à Majastre. Il faut profiter de ces lieux, puis trouver des relations entre les personnages, leurs costumes, les accessoires et ce décor naturel. Comme c’était une comédie, il fallait une certaine clarté, pas de couleurs trop contrastées… On tend ainsi vers des couleurs style BD. Ce n’est pas toujours facile parce qu’il y a beaucoup de soleil dans cette région. Il y avait un côté détonnant de la voiture de rallye, c’était intéressant d’en rajouter. Mon opérateur s’est bien débrouillé pour obtenir ces couleurs de comédie : quelques couleurs primaires qui tranchent sur les couleurs naturelles du lieu.
Pourquoi les références à la guerre du Golfe ?
Parce que j’ai écrit à cette période. En plus, ça correspondait bien à la parano des Français vis-à-vis des événements extérieurs la guerre du Golfe, le 11 septembre. Ça m’amusait d’introduire cet élément, connaissant un peu les manies des militaires. D’ailleurs, au cours des repérages, j’ai rencontré des militaires égarés qui étaient en man’uvres pour se préparer au Kosovo. L’armée dispose souvent de cartes anciennes. On se souvient de l’ambassade de Chine bombardée par erreur à Belgrade à cause de cartes périmées.
Ces dernières années, on a découvert des cinéastes comme les frères Larrieu ou Alain Guiraudie, qui pourraient revendiquer votre influence.
J’avais écrit le premier article sur Guiraudie dans les Cahiers. On s’est rencontrés, il m’a dit qu’il n’avait jamais vu mes films. Mais c’est vrai que, comme moi, il filme des milieux naturels et essaie de mettre en rapport les lieux et les personnages, la valeur plastique du paysage et le verbe. Il y a souvent une lutte entre le personnage et le paysage, une difficulté à sortir un texte dans un milieu difficile. Comme dans Parpaillon, où un philosophe débite un texte très abstrait tout en montant un col à vélo. Guiraudie et moi avons peut-être une influence commune : Godard.
Est-ce de plus en plus difficile d’être un contrebandier du cinéma ?
Pour le court métrage, ça va ; pour le long, c’est plus difficile. Ce qui n’empêche pas que je tourne. A la longue, ça me donne l’image du réalisateur de films à tout petit budget. Au risque de faire des films avec des bouts de ficelle. Les Naufragés… est mon film le plus cher, près de 4 millions de francs. Une fois, j’avais proposé à l’Avance un projet à 10 millions, ils m’ont dit que c’était trop cher pour moi. Enfin, c’est déjà bien d’avoir une image, ça peut servir. Hitchcock aussi se plaignait d’être prisonnier de son image de marque.
Naviguer entre le cinéma, la critique et l’enseignement, ce sont les circonstances qui vous l’ont imposé ?
L’enseignement, je ne l’ai pas cherché. Il y a une dizaine d’années, j’avais besoin d’une cassette pour un article, et cette cassette se trouvait chez une fille qui vivait avec un directeur d’université. Il m’a vu débouler, et il s’est dit pourquoi ne pas me confier un cours. Ça fonctionne souvent par des hasards… Je suis devenu réalisateur après une soirée. J’avais écrit le premier article sérieux sur Godard, j’étais au cocktail d’A bout de souffle, et Godard a dit à son producteur : « Vous pourriez produire un film de Moullet. » Je me suis présenté trois jours après, le producteur m’a demandé dix lignes de synopsis et j’ai tourné le mois suivant. C’était facile. Mais ça n’a pas duré longtemps !
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