Alors que Kes et Family life marquaient durablement une génération de rockers, popsters ou docteurs, leur réalisateur Ken Loach restait étranger à l’univers du rock, plus préoccupé par la politique que par la musique. Humble, timide et d’habitude peu disert, il revient ici sur cette histoire d’amour à sens unique et ses préoccupations socio-politiques – illustrées, après Raining Stones et Lady Bird, par son nouveau film. Land and freedom.
Ken Loach : Je suis né dans une ville des Midlands nommée Nuneaton. A l’origine, c’était une ville minière, mais les mines de charbon ont fermé il y a longtemps.
Ensuite, c’est devenu simplement une région industrielle. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de 19 ans, jusqu’au moment où j’ai fait mon service militaire, avant l’université. Il durait alors deux ans, mais le système de la conscription a été abandonné peu après.
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Vous êtes issu de la classe moyenne
Non, pas vraiment. Mon père était électricien dans une usine de machines-outils. A la fin, il était arrivé à un poste à responsabilité important. Mais il n’était pas impliqué dans le mouvement syndical. Ma famille était très ordinaire, elle ressemblait à des millions d’autres familles. Ni riche ni pauvre.
Quel genre de films aimiez-vous dans votre jeunesse ?
Surtout les films européens : les films italiens, néoréalistes – comme on peut s’en douter. Plus tard, dans les années 60, j’ai découvert le cinéma tchèque. Je n’étais pas du tout cinéphile. Mais j’allais au théâtre autant que je le pouvais. Comme nous habitions à une cinquantaine de kilomètres de Stratford Upon Avon (haut lieu du théâtre shakespearien), je m’y rendais en vélo, dès 14 ans, pour voir les pièces de Shakespeare. Aujourd’hui encore, je lis Shakespeare : c’est extrêmement riche, varié, sensible.
Pourquoi avez-vous choisi d’étudier le droit ?
J’avais une vision romantique du métier d’avocat… je me voyais bien à la barre, dans un tribunal. La politique n’a commencé à m’intéresser qu’après l’université. Dans les années 60, après avoir été metteur en scène de théâtre, j’ai eu la chance de trouver un boulot à la télévision, à BBC 2, qui venait d’être créée. J’ai eu une autre chance : me retrouver avec un groupe formidable pour travailler sur des dramatiques. Nous devions tourner un film par semaine. Pour ma part, je réalisais six « pièces » ? nous n’appelions pas cela des films – par an pour la télévision. On avait de très bons scénaristes et on bénéficiait du meilleur créneau horaire de la télévision : le soir, en fin de semaine, à 9 h. Comme il n’y avait que deux chaînes et demie, tout le monde regardait notre émission, c’était un événement national. Cela se passait au milieu des années 60 et la politique était en plein boum. Notre groupe était très a gauche : les scénaristes, notamment, étaient particulièrement politisés. Ce sont eux d’abord qui m’ont initié à la politique et, par la suite, les gens que j’ai rencontrés en tournant des films engagés. A l’époque, on ne pouvait simplement pas éviter la politique. Ma première collaboration avec Jim Allen, le scénariste de Land and freedom, remonte à 1967 : The Big Flame, un téléfilm sur la grève dans les docks. Mais, malgré un très bon scénario, le film n’était pas extraordinaire.
Mike Leigh dit que le meilleur film que vous ayez fait avec Jim Allen pour la télévision est Days of hope, en 1975.
II s’agit d’un ensemble de quatre films. Le premier, qui se passe pendant la guerre de I4, parle d’un objecteur de conscience. Ensuite, on suit trois personnages pendant une grève, vers 1921, puis à l’époque du premier gouvernement travailliste, en I924, et enfin pendant la grande grève de 1926. Les trois personnages prennent de l’ampleur et évoluent au cours des années 20. C’était un très gros projet, qui nous a pris quatre ans… A part Jim Allen, il y a aussi un producteur, Tony Garne qui a été très important pour moi (il a produit tous les films de Loach pendant quinze ans) : c’est par jour intermédiaire que j’ai rencontré de vrais militants politiques.
Vous-même avez-vous été membre d’un parti politique ?
Jamais. Personne dans notre groupe ne l’a été. Si l’on réalise des films, qu’on écrit et qu’on est membre d’un parti en même temps, on risque de se retrouver prisonnier d’une ligne politique et d’être considéré comme un porte-parole – ce n’est pas très intéressant. Il vaut mieux rester un peu en dehors pour garder un regard critique. Mais Je dois énormément aux contacts politiques que j’ai eus à cette époque.
On est surpris de trouver dans votre filmographie une comédie musicale tournée pour la télévision, The End of Arthur marriage.
C’était mon tout premier téléfilm, en 1964. Bizarre : un scénario écrit par un très bon scénariste, mais très difficile à mettre en scène. Un désastre total.
L’ambiance des Swinging Sixties a-t-elle influencé vos premiers films ?
Non, je ne m’en rendais pas compte. J’avais toujours l’impression que ça se passait dans la rue d’à côté, mais jamais dans celle où je me trouvais.
Pourtant, l’héroïne d’un de vos téléfilms, Cathy come home, avait tout de la fille à la mode de l’époque : blonde, en mini-jupe, etc.
Nous étions très jeunes à l’époque. Nous tournions nos films en réaction aux dramatiques théâtrales tournées en studio. Nous voulions sortir dans les rues avec des caméras 16 mm, prendre de la musique populaire afin de donner à nos films une vitalité et une énergie totalement absentes des dramatiques de studio. Nous participions de l’esprit de l’époque, mais sans suivre la mode. Nous utilisions des chansons populaires, des tubes. Mais je ne pourrais pas vous les chanter.
Vos premiers films pour le grand écran datent de la fin des années 60. En Angleterre, votre film le plus mythique reste Kes (1970). Quel fut le point de départ du film ?
Tony Garnett, qui était toujours mon producteur, avait rencontré l’écrivain Barry Hines au moment où il écrivait un livre intitulé A Kestrel For a knave (Un Faucon pour un valet). C’est un terme de fauconnerie : les différentes classes de la société avaient leurs oiseaux de proie attitrés, le valet n’avait droit de chasser qu’avec un faucon crécerelle. Un très beau livre, mais nous n’arrivions pas à trouver de financement pour le film. On ne pouvait pas faire de petits films en Angleterre à cette époque. Finalement, le réalisateur Tony Richardson a réussi à nous obtenir de l’argent d’une major américaine. Mais quand ces gens ont vu le film – qui a été tourné entièrement au nord de l’Angleterre, dans le Yorkshire -, l’un de leurs directeurs a dit qu’il comprenait mieux le hongrois que le dialecte du Yorkshire employé d’un bout à l’autre de Kes : ils ne savaient plus quoi faire du film, qui a connu une sortie confidentielle. Mais, petit à petit, il a commencé à gagner un public.
Pourquoi Kes fait-il aujourd’hui l’unanimité, aussi bien dans le milieu du cinéma anglais que chez les musiciens de rock ?
Je crois que c’est à cause de l’image centrale du film, qu’on trouvait déjà dans le livre : celle du garçon en train de dresser son faucon – une image très forte. Le garçon a très peu de choix dans la vie, il se sent prisonnier, donc l’idée de posséder un oiseau a pour lui une grande importance.
Mais il n’est pas nécessaire de voir cela comme une métaphore, mieux vaut prendre ça au premier degré. Et c’est aussi un film drôle, chargé de cet humour que tout le monde peut comprendre parce que tout le monde a été enfant un jour.
Comment arrivez-vous à intégrer vos préoccupations sociales ou politiques dans des uvres qui ont une grande force narrative ?
II faut commencer en pensant à entretenir l’intérêt du public: il doit se demander ce qui va se passer. Le principal est que les personnages soient originaux, vrais et intéressants. Si les spectateurs se soucient du sort des personnages, on a réussi. II faut peut-être aussi autre chose : une part d’incertitude, une sorte de sentiment de danger, le danger sous-jacent dans une relation.
Dans les années 70, vos films reflétaient l’agitation sociale de l’époque. Family life, par exemple, était fondé sur les recherches de l’antipsychiatrie. Mais, dans les années 80, le vent a tourné et vous êtes devenu persona non grata.
Oui. A cette époque, j’ai fait des documentaires pour la télévision (Questions of leadership, 1983-84), mais on a refusé de les diffuser parce qu’ils étaient trop politiques. Ils montraient le point de vue de la gauche sur l’attitude des dirigeants des syndicats. Pour nous, les dirigeants des syndicats n’avaient pas fait leur boulot, n’avaient organisé aucune opposition à Thatcher au moment où sa politique a commencé à entraîner un chômage massif. Dans mes films, des syndicalistes de base disaient qu’on aurait dû combattre ce chômage. Ces films étaient terminés, programmés, mais les dirigeants qui étaient sur la sellette se sont plaints aux responsables de la télévision : ils ont été déprogrammés et n’ont jamais été diffusés. On m’a d’abord demandé de transformer les quatre films en trois films. Puis de les réduire à deux. Enfin, on m’a dit qu’on allait tourner une autre série de documentaires pour contrebalancer les miens. Ça a duré des mois et des mois et, finalement, au bout d’un an, les responsables de la télé ont dit qu’ils ne passeraient pas mes documentaires. Trois années perdues. J’étais trop à contre-courant : au moment où il y avait moins de politique dans le cinéma, mes films étaient devenus plus politisés. Ce fût une période difficile. A un moment, je n’avais plus de travail, je commençais même à me demander si j’allais retravailler un jour. Mais heureusement il y a eu Hidden agenda, puis Riffraff. Hidden amenda a été présenté à Cannes et a obtenu le prix du Jury. Riffraff est allé à Cannes l’année suivante et a raflé le prix de la Critique : un nouveau départ.
Une grande par de vos films se déroulent dans le nord de l’Angleterre. Le dernier, Land and fjreedom) bien que situé en Espagne, n’échappe pas à la règle puisque le personnage principal est originaire de Liverpool. Est-ce une région symbolique pour vous ?
Traditionnellement, Liverpool était l’un des endroits les plus militants, l’une des villes les plus politisées de Grande-Bretagne. C’est toujours très intéressant de travailler avec des gens de Liverpool : ils ont un dialecte très riche, plein de métaphores – ils vous font constamment sourire.
Mais là, c’était en partie une coïncidence : il fallait que le personnage de David soit quelqu’un du Nord parce que les dialogues de Jim Allen, qui est de Manchester, correspondent plus à quelqu’un du Nord. Nous avons fait le casting pour le rôle aussi bien dans le Nord-Ouest que dans le Nord-Est, et il se trouve que l’acteur que nous avons choisi, Ian Hart (plus connu pour avoir incarné John Lennon dans Backbeat), était de Liverpool. Mais le personnage aurait pu venir du Nord-Ouest, du Nord-Est ou d’Ecosse. Le plus important pour nous était qu’il soit originaire d’un milieu ouvrier : l’une des choses que nous voulions montrer était la solidarité de la classe ouvrière.
Pourquoi tourner un film sur la guerre d’Espagne aujourd’hui, qui plus est sur un épisode plutôt obscur ?
C’est l’un des grands moments du siècle, un moment où le peuple a pris le pouvoir : les ouvriers se sont emparés des usines et les fermiers ont pris les terres. Il était important de commémorer cela, de rappeler que le peuple n’a pas toujours été la victime et qu’il y a des périodes où il a vraiment eu le pouvoir. Et cela, on a tendance à l’oublier. Et puis, il fallait dire que ces espoirs avaient été trahis. Cette trahison n’a pas été seulement le fait des fascistes, mais également celui des staliniens : ce sont les staliniens, pas le fascistes, qui ont rendu les terres aux propriétaires. L’idée principale était de montrer que, aujourd’hui, au moment où le cap des vingt millions de chômeurs a été franchi en Europe de l’Ouest, les gens pourraient à nouveau prendre le contrôle des ressources, de la force de travail, du capital. Ce qui s’est passé en Espagne en 1936 prouve que c’est possible.
C’est pour cela que vous avez jugé nécessaire de faire alterner le passé et le présent ?
Actuellement, il y a quatre millions de chômeurs en Grande-Bretagne. Il y en avait trois millions en 36. Par ailleurs, l’extrême droite refait surface en Europe. Il existe de nombreuses similitudes évidentes entre les deux périodes, mais nous ne souhaitons pas être didactiques, nous voulons que le public fasse lui-même la relation entre ces choses. La seule raison valable pour faire un film sur le passé est qu’il apporte un éclairage sur le présent. Autrement, la nostalgie ne mène nulle part.
Land and freedom pourrait être également une manière indirecte d’évoquer une autre guerre civile, celle qui se déroule aujourd’hui en Yougoslavie. Sauf que, là, les intellectuels européens ont pris la plume, pas le fusil.
Ce n’est pas facile de comparer les deux situations. Il y a certainement des gens en Bosnie qui luttent pour conserver un Etat multi-ethnique – c’est important, ils méritent qu’on les soutienne -, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient un programme politique comme les anarchistes en Espagne. Et je ne crois pas que cette guerre puisse mener à une révolution sociale.
On dit que vous auriez signé un contrat pour tourner un film américain – sur l’histoire vraie de la constitution d’un syndicat de travailleurs immigrés dans les années 80 à Los Angeles. Même Ken Loach vendrait son âme à Hollywood ?
J’en suis loin. Ce ne sera pas un film de studio. Il n’aura rien à voir avec l’industrie américaine du cinéma. Ça vaut le coup d’y aller juste une fois pour lancer une bombe au c’ur du territoire ennemi (rires)… Mais, avant, je vais tourner deux autres films : le prochain se passe au Nicaragua et le suivant sera un film anglais écrit par Jim Allen, j’espère. Nous allons commencer à tourner au Nicaragua en novembre : un film sur la guerre des contras, sur les sandinistes.
Vous connaissez le disque de Clash, Sandinista ?
I beg your pardon ?
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