Cinéaste depuis bientôt quarante ans, le peu connu Johan van der Keuken est l’un des plus grands documentaristes contemporains. Dans Amsterdam global village, son dernier film que diffuse Arte, il s’est armé de sa caméra stéthoscope pour prendre le pouls multiculturel de sa ville natale, posant un chaleureux regard sur les réalités démographiques urbaines.
Des deux Hollandais apparaissant dans l’actualité cinématographique de la semaine, on choisira Johan van der Keuken. Nous parlerons du Dobermann de Jan Kounen quand nous l’aurons vu en salle (puisque Kounen et/ou son entourage ont jugé Les Inrockuptibles indésirables en projection de presse). Cette parenthèse refermée, précisons que ce n’est pas par la force des choses qu’on parle de van der Keuken mais par empathie naturelle pour l’itinéraire du bonhomme et pour ses qualités de cinéaste. Autant avouer d’emblée notre ignorance crasse : avec son Amsterdam global village qui passe saucissonné en trois tranches sur Arte (à un horaire scandaleusement tardif), on découvre seulement van der Keuken, cinéaste qui a tourné la bagatelle de quarante-sept films documentaires en quelque quarante ans.
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Contrairement à ce que semble indiquer son nom, Johan van der Keuken n’est donc pas un obscur routier-sprinter flamand. Il est né à Amsterdam en 1938, est entré à l’Idhec à Paris en 56. Il en ressort diplômé deux ans plus tard et réalise son premier film, Paris à l’aube. Depuis, il a sillonné le monde entier, en a ramené plus de quarante documentaires de durée variable (de 4 minutes à 245 minutes pour le dernier) sur lesquels il tenait lui-même la caméra, en bon arpenteur du réel qu’il est. Parallèlement à son activité de cinéaste, van der Keuken est également photographe et critique. Son corpus cinématographique a fait l’objet d’une rétrospective complète à la Cinémathèque en 87, et à la vision d’Amsterdam global village, on comprend pourquoi il a eu raison de devenir cinéaste plutôt que maillot à pois dans le Tour de France, pourquoi il fait partie des plus grands documentaristes contemporains avec Frederick Wiseman ou Raymond Depardon.
La promenade dans Amsterdam commence au fil des canaux, pendant un événement typiquement local : la fête de la Saint-Nicolas, le Noël des pays protestants d’Europe du Nord. On part du port d’Amsterdam, puis on quitte les festivités pour suivre van der Keuken, véritable homme-caméra, dans la trace circulaire des canaux, ce qui donne lieu à de très beaux travellings au fil de l’eau, caressant du regard les belles demeures flamandes à travers les frondaisons bordant les quais. Ensuite, la balade continue dans les rues, à pied ou à bicyclette. On emprunte la moto d’un coursier, on s’arrête parfois à un coin de rue, sur quelques badauds… Dans ce premier mouvement du film, on prend le pouls général de la ville, on survole sa foule, on devine son unicité architecturale et sa diversité démographique, on grappille des impressions et des images fugaces, comme lors d’une première prise de contact. Cette entame semble anarchique, guidée par le seul hasard des déambulations, flânerie urbaine sans but précis…
Mais la durée est un élément fondamental ici durée des plans-séquences et durée globale du film : car c’est petit à petit, doucement, progressivement, qu’une structure va apparaître au milieu du labyrinthe urbain et filmique, et un mouvement va se dessiner, une histoire va se construire et un sens (dans toutes les acceptions du terme) va se révéler. Quand on a en tête le plan d’Amsterdam, l’architecture interne du projet apparaît encore plus vite : une pomme dont la queue serait le port, dont le trognon serait les deux grandes artères/canaux centraux plongeant vers le centre (le Damrak et le Rokin), dont la chair serait les quatre petits canaux parallèles tournant autour du port (Singel, Keizer, Herren et Prinsen). L’armature du film est donc ce mouvement giratoire épousant la topographie de la ville : après un premier survol, van der Keuken va entreprendre un second tour, mais cette fois en marquant quelques arrêts, en creusant les rencontres avec certains des habitants croisés. Cette structure rappelle aussi la musique modale inventée par le Miles Davis de Kind of blue, socle de boucles répétitives sur lequel chaque soliste prenait tour à tour son envol. Ainsi, au cours du film, si on croise plusieurs fois divers habitants de la ville (les motifs répétitifs), on passe plus de temps avec certains d’entre eux pour mieux connaître leur histoire (les solos). C’est la solidité et la permanence de cette construction en boucles concentriques qui permet des escapades plus ou moins longues en Bosnie ou en Tchétchénie, qui autorise l’usage souple de la durée et l’autonomie de chaque séquence.
On fera ainsi plus ample connaissance avec le coursier, fils d’émigrés marocains, avec un homme d’affaires originaire de Tchétchénie, avec des Africains Ashantis, ou encore avec un groupe de rock venu de Sarajevo. Le coursier est longuement interviewé sur sa double appartenance culturelle, il raconte l’expérience douloureuse de son service militaire au Maroc, montre comment il peut choisir Amsterdam sans oblitérer totalement ses racines. Le businessman tchétchène se bat pour l’indépendance de son pays : la caméra de van der Keuken va s’élever dans les airs et atterrir en Tchétchénie (superbe enchaînement invisible) où l’on va retrouver notre homme d’affaires au milieu des siens, peuple assiégé essayant de survivre parmi les ruines physiques et mentales laissées par les bombes russes.
Ainsi se dessine de plus en plus nettement au cours du film le projet de van der Keuken : les Amstellodamois choisis par le cinéaste ne sont pas des Hollandais pur houblon, mais des membres des diverses minorités qui composent la mosaïque de la ville. Maghrébins, Tchétchènes, Africains, Bosniaques, etc. : tous passent devant la caméra sauf les Indonésiens, composante la plus connue et convenue du paysage démographique batave. En contrepoint de cette vision multi-ethnique d’Amsterdam, il y a l’omniprésence de l’architecture millénaire de la ville… et puis van der Keuken rythme son film par des scènes néerlandissimes, hollandaises jusqu’au bout des sabots. Quatre grandes pauses ponctuent son récit, comme elles ponctuent les saisons aux Pays-Bas : la Saint-Nicolas qui ouvre le film, occasion d’une régate en habits folkloriques ; le jour de l’An, prétexte à de grandes beuveries et explosions de feux de Bengale à tous les coins de canaux ; le jour de la Reine à la fin mars, où se déploie dans toute la ville une traditionnelle et gigantesque brocante ; l’été en ville, quand les couples s’enlacent et se prélassent dans le Vondel Park. Ces larges mouvements respiratoires renvoient au titre du film et l’incarnent : Amsterdam est à la fois un village et un creuset global, Clochemerle et Babel. Van der Keuken semble nous dire que la ville d’aujourd’hui, c’est cela. Accueillir le monde, ce n’est pas seulement accueillir les personnes physiques ; les émigrés débarquent avec leurs corps, mais aussi leurs familles, leurs cultures, leurs problèmes nationaux, leur géopolitique… Quand un Tchétchène vient à Amsterdam, il emmène dans ses bagages la guerre entre son pays et la Russie. Mais si le monde est contenu dans Amsterdam, cela n’empêche pas Amsterdam de rester aussi ce qu’il est, de continuer à célébrer ses rituels ancestraux.
Si van der Keuken constate et dissèque placidement cette cohabitation géographique et culturelle, ce voisinage de local et d’universel, il n’oublie pas que ce ne sont pas seulement des régions éloignées du monde qui vivent ensemble à Amsterdam, mais aussi des époques : témoin, la très belle séquence où une vieille dame juive et son fils vont visiter l’appartement où leur mari et père fut arrêté en 42, pour évidemment ne jamais revenir. Au début de la séquence, on ne les voit pas ; on entend simplement la conversation de la mère et du fils sur des images d’Amsterdam soudain déserte, comme si la ville s’était vidée poliment pour respecter l’intimité d’un récit douloureux, ou comme si elle s’était faite ville fantôme pour s’accorder aux fantômes du passé. Ensuite, la mère et son fils sonnent à leur ancien domicile, aujourd’hui rénové et occupé par une famille du Surinam. La mère raconte à son fils les événements qui se passèrent en ces lieux avec beaucoup de dignité et de tenue, sans pathos aucun. A la fin du récit, la dame du Surinam, émue, serre la vieille juive dans ses bras. Malgré les gouffres historiques ou géographiques, un lien unira désormais ces deux habitantes d’Amsterdam.
Van der Keuken conclut sa longue échographie par un plan sur un panneau de piste cyclable avec deux flèches indiquant le double sens, comme le résumé signalétique du village global saisi par le cinéaste : le vélo, symbole de l’Amsterdam éternel ; les deux flèches, figures d’une ville où tous les flux possibles circulent dans les deux sens. La promesse d’une communauté où coexistent sans se manger mais en se nourrissant mutuellement l’hier et l’aujourd’hui, l’ici et l’ailleurs, le soi et l’autre.
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