Bret Easton Ellis avait 11 ans lorsque le film est sorti en salle. Il en retient la folle liberté et le désir d’époque, et une Deneuve surnaturelle, beauté blonde accrochée à un torse poilu et vulnérable, celui de Burt Reynolds.
Catherine Deneuve a partagé la vedette avec Burt Reynolds dans La Cité des dangers (Hustle en VO – ndlr), ce curieux film de Robert Aldrich de 1975, le seul film américain qu’elle ait jamais tourné dans les années 1970. On découvre Nicole avant de voir Phil, qui est le personnage de Reynolds – en fait, le visage de Deneuve ouvre et ferme le film, encadrant deux morts –, et elle y est plus femme que jamais. A l’époque, elle entame sa trentaine, et elle n’a plus rien de la petite fille étourdie de Répulsion, ni du jouet qu’elle incarne dans Belle de jour.
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Elle sort d’une chambre sombre et se dirige vers la terrasse ensoleillée d’une maison sur les collines hollywoodiennes, le tout dans un gros plan resplendissant qui s’éternise. Elle porte un élégant peignoir, et ses cheveux blond miel entourent son visage en cascade. La caméra s’élève en même temps qu’elle se retourne et qu’elle déploie ses bras, en s’étirant, et elle retourne dans la chambre où Burt Reynolds est étendu, torse nu dans le lit, sous la couette – avec sa beauté des années 1970. On comprend qu’elle est une escort girl haut de gamme, et que Reynolds n’est pas un client, mais son compagnon ; ils blaguent sur sa profession et sur le fait qu’elle se donne gratuitement à lui.
La Cité des dangers est mis en scène de façon vraiment intéressante. L’accent de Deneuve est parfois difficile à comprendre, mais les traits de son visage, ce qu’il s’y passe est d’une grande expressivité. Pendant le petit-déjeuner sur cette même terrasse, Reynolds lui annonce qu’ils ne peuvent pas passer la journée ensemble – il comptait l’emmener voir un match de football américain – parce qu’il est policier, et que le corps d’une femme a été retrouvé sur la plage plus tôt ce matin-là. Commence alors cette histoire d’enquête, sur ce que nous pensions être une mort sans mystère et qui va se révéler à mi-parcours être un meurtre. Au-delà de l’intrigue policière, l’objet profond du film est plutôt l’étude du caractère de Phil et de son malaise. Une sorte de romantisme maussade et noir se développe entre Deneuve et Reynolds : ces deux personnages tiennent l’un à l’autre – le flic et la pute – et vous comprenez dès la première scène que les choses ne vont pas bien se finir pour ces deux-là. Ils parlent de quitter Los Angeles, pour aller à Rome peut-être : c’est le genre de conversation qu’ont les amoureux condamnés.
Le danger est partout dans “La Cité des dangers”
Il y a bien sûr d’autres personnages dans La Cité des dangers, joués par des acteurs emblématiques des années 1970 (Ben Johnson, Eileen Brennan, Ernest Borgnine, Paul Winfield, Jack Carter), mais le film a fait de Deneuve son ancre émotionnelle, même si elle n’interagit avec aucun de ces protagonistes. Elle ne fait pas partie du mystère qui s’y déroule, elle est mise de côté, mais elle a souvent les moments les plus durs du film émotionnellement parlant, particulièrement dans la scène où elle parle avec un client au téléphone, et il est facile de comprendre qu’elle lui dit des obscénités alors que Reynolds est dans la même pièce, tranquillement en train de boire un verre. Il finit par sortir silencieusement et regarde Los Angeles de nuit alors que Deneuve continue de parler de sa voix de velours, prend rendez-vous avec son client. Elle remarque alors que Reynolds est assez contrarié et résigné et elle s’approche de lui, dans un nouveau gros plan rayonnant, et laisse entendre que leur relation a toujours été basée sur l’honnêteté, et que c’est pour ça qu’ils s’aiment – alors où est le problème ?
La seule autre personne avec qui nous voyons Nicole, c’est Leo Sellers, joué par Eddie Albert, qui à l’insu de Nicole devient impliqué dans la mort de la jeune femme – Deneuve est sur le yacht de Sellers, après avoir fait l’amour, elle brosse ses cheveux soyeux, ils partagent quelques légères plaisanteries, et elle joue la scène d’une manière détachée. Nous comprenons alors pourquoi les hommes l’aiment : elle est douée dans ce qu’elle fait, et ce sans culpabiliser. Leo connaît l’existence de Phil et lui demande comment il va. Tout le monde au commissariat sait que Phil sort avec une call-girl et ils plaisantent sur le sujet, chose que Phil prend stoïquement, d’un humour propre à Reynolds. Le danger est partout dans La Cité des dangers – il peut éclater à tout moment – et pendant que Deneuve sirote son Bloody Mary, Sellers s’excuse un instant pour s’assurer qu’un assassinat qu’il avait orchestré a bien été effectué.
Hustle est un exemple parfait du film noir du milieu des seventies, violent, profane et sordide. Certes, il n’est pas aussi tendance que le chef-d’œuvre de Robert Altman The Long Goodbye (1973), ou aussi accompli que celui d’Arthur Penn de 1975, Night Moves. Mais tous ces films présentent Los Angeles dans sa minable gloire. La Cité des dangers a ces dialogues durs des thrillers policiers vintage, alors qu’il n’y a aucun mystère à résoudre – l’adolescente a fait une overdose ou s’est suicidée (dans tous les cas, “it was a sex party in Pasadena”). La mort de la fille est discutée tout au long du film et, à un moment, le partenaire de Phil pense qu’elle a été tuée, convaincu que tout ce foutu système est corrompu, mais ça n’a jamais été prouvé.
“Je commence à avoir une image assez sale de ce que tu fais”
C’est un film bien arrosé, tourné dans un monde d’hommes, mais Deneuve prouve à la fois qu’il l’est et qu’il ne l’est pas : Nicole n’est la victime de personne, elle contrôle sa vie. Elle aime Phil mais est, parfois, frustrée par son nihilisme et par la manière dont il est “ivre d’épuisement”. Ils se disputent, puis Phil veut faire l’amour et Nicole acquiesce – hmmm, peut-être. Ils vont voir Un homme et une femme de Lelouch dans un festival de films français dans Westwood. Ils se réconcilient. Mais Phil dit des choses comme “Je commence à avoir une image assez sale de ce que tu fais” et “Je ne suis pas si fort”, en référence à la profession de Nicole. “C’est ton problème, répond Nicole. Pas le mien.” Elle est capable de faire la part des choses. Pas lui. “On avait un deal”, dit-elle, pragmatique.
Hustle a été un véritable succès à sa sortie en 1975, et beaucoup trouvaient que Deneuve avait ajouté un quelque chose de brillant au projet – elle a apporté une fantaisie tranchante au pessimisme sentimental du film. Aldrich pensait que le rôle de Nicole n’aurait jamais pu fonctionner avec une actrice américaine – que l’origine étrangère de Nicole, comme la beauté surnaturelle de Deneuve, faisait d’elle et de Reynolds des êtres avec lesquels on compatit. Sur l’affiche, Deneuve tient une place prééminente, vêtue d’une robe dos nu rouge sang, touchant la toison du torse de Reynolds, avec “They’re hot” en guise de phrase d’accroche aux Etats-Unis.
Reynolds est au summum de sa beauté louche et désinvolte de vedette de cinéma, et fait sortir un je-ne-sais-quoi en Deneuve – il fait fondre quelque chose en elle et elle est plus chaleureuse qu’on ne l’a jamais vue. Reynolds ne s’est d’ailleurs pas encore autorisé à devenir une parodie de lui-même, et c’est peut-être parce qu’il tient à Deneuve – Reynolds n’a jamais joué un rôle comme celui-là par la suite. Le film commence et se termine pourtant avec Deneuve et un dernier gros plan sur son visage dans l’aéroport de Los Angeles, quand elle apprend que quelqu’un est mort (OK, spoiler, c’est Phil qui meurt, abattu par hasard pendant le braquage d’un liquor store par Robert Englund, qui incarnera par la suite Freddy Krueger). La toxicité pulpeuse de Deneuve acquiert alors toute sa dimension tragique. Le film se termine, et le désespoir omniprésent qui constitue son moteur s’interrompt enfin.
Texte traduit par Salomé Grouard
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