Alors que la tension israélo-palestinienne ne quitte pas la une de l’actualité et que sort Devarim, beau portrait de Tel-Aviv et de la génération perdue des 30-40 ans, rencontre avec le cinéaste Amos Gitaï : un artiste engagé et chercheur de formes. L’un des rares auteurs de cinéma israéliens, proche de ses confrères palestiniens mais loin d’être prophète en son pays.
Relativement peu connu en France, Amos Gitaï n’est plus exactement ce qu’on appelle un « jeune cinéaste ». Né en 1950 à Haïfa, fils d’une prof de théologie juive et d’un père architecte venu de Pologne après la guerre, lui-même architecte de formation, Amos Gitaï fait du cinéma depuis 1973. Sa filmographie abondante (une quarantaine de films) se caractérise par sa diversité puisqu’on y trouve tous les formats et tous les métrages possibles, des documentaires aussi bien que des fictions. Dans ce corpus hétérogène, on peut dégager deux grandes lignes de force. D’une part, un questionnement permanent sur les rapports entre Israéliens et Palestiniens, sur le destin commun et conflictuel des deux peuples (réflexion qui passe essentiellement par la forme documentaire) ; d’autre part, une interrogation esthétique, historique et identitaire par laquelle Gitaï se réapproprie les mythes bibliques pour les plonger dans un contexte contemporain (ce qui passe essentiellement par des fictions contemplatives et poétiques).
Le travail sans complaisance de Gitaï s’est parfois heurté à des obstacles prévisibles : ses documentaires Mythes politiques (1977) et House (1980) furent interdits à la télévision israélienne et Journal de campagne (1982), vision très critique de la politique israélienne en territoires occupés, déclenchera une polémique qui incitera Gitaï à quitter son pays. Exilé à Paris, le cinéaste y travaille pendant une dizaine d’années où il réalise Esther (1985), grand tableau vivant sur les ironies de l’Histoire, Berlin-Jérusalem (1989), dialogue entre une poétesse allemande et une révolutionnaire russe, et Golem, l’esprit de l’exil (1991), transposition de textes kabbalistiques dans le Paris contemporain. Superbement photographiés par Henri Alekan, ces films « français » laissent le souvenir d’une recherche formelle très belle mais un peu vaine, d’une force poétique indéniable mais trop désincarnée.
Grand voyageur, Gitaï a réalisé d’autres documentaires dans divers coins du monde, dont Dans la vallée de la Wupper (1993), sur la montée de l’extrême droite en Allemagne, ou encore Guerre et paix à Vesoul (1997), dialogue dans le train Paris/Vesoul avec le cinéaste palestinien Elia Suleiman (dont on reparlera très vite). Après le documentaire et la contemplation onirique, Devarim (tourné en 1995), première « fiction classique » d’Amos Gitaï, ouvre une nouvelle période dans son oeuvre ainsi qu’une trilogie consacrée aux trois villes principales d’Israël.
En voyant Devarim, on se dit que l’une des fonctions du cinéma aujourd’hui consiste à présenter une alternative aux images réductrices matraquées quotidiennement par les infos télé.
On a l’impression que les régions du monde situées « à la périphérie » de l’entité Europe occidentale/Etats-Unis sont toujours montrées de façon « exotique » non seulement par la télévision, mais aussi parfois par le cinéma. Ce qui est crucial pour les cinéastes de la fin du xxème siècle, c’est la modernité. Nous devons montrer que les gens vivent des vies très fragmentées et particulièrement en Israël. Là-bas, les gens trimbalent des bribes de mémoire qui viennent de Russie, d’Europe centrale, du Maghreb, d’Ethiopie, les Palestiniens qui sont déplacés par les Israéliens ont des souvenirs de leur ancienne maison… Tel était le point de départ de Devarim : montrer la vie urbaine en Israël, qui est en fait assez proche de ce qu’on vit en France ou ailleurs, les contradictions, les histoires d’amour, les ruptures, la solitude, la joie, la tristesse, etc.
Cette « normalité » de la vie en Israël, c’est ce que montre Devarim et que la télé ne montre jamais : c’est ce que peut le cinéma.
Il faut normaliser le rapport entre un pays et son image : les Israéliens ne correspondent pas forcément aux clichés des infos télé. A son origine, Israël était un projet séculaire. A la fin du XIXème siècle, quand Herzl a fondé le sionisme, les Juifs voulaient prouver au monde qu’ils étaient capables d’être aussi des paysans ou des maçons, pas seulement des commerçants ou des intellectuels. Ce que les Juifs expérimentent avec leur destin, c’est de transformer leur histoire en institutions séculaires : avoir un Etat, un système juridique, une Cour suprême, etc. Gershom Sholem a très bien résumé ce phénomène en disant que « les Juifs ont décidé de réintégrer l’histoire ». Après avoir été un sujet de l’Histoire, après avoir été brimés, discriminés, assassinés, les Juifs ont décidé de redevenir acteurs de l’Histoire. Agir, ce n’est pas utopique, et quand on agit, on fait face à des contradictions, on fait des erreurs, on a des dilemmes moraux, etc. Tout cela résume Israël.
La profonde crise spirituelle de la seconde génération que vous filmez est-elle spécifiquement israélienne ou plus généralement occidentale ?
Les deux, je crois. Il y a une crise existentielle profonde qui traverse en ce moment tout le monde occidental. Mais mon film montre aussi quelque chose de propre à Israël : tout y est dramatisé à l’extrême, le moindre détail prend des proportions énormes, parce que c’est une région du monde pleine de tension et de dramaturgie. C’est une zone frontière, l’endroit où deux grandes cultures se frottent et entrent en conflit, presque au sens tectonique du terme. On pourrait presque soutenir que les Européens et les Américains ont sciemment mis les Juifs dans cette position de poste avancé du monde occidental, à la porte de l’Orient. Pour toutes ces raisons, la vie en Israël est pleine de pathos, les sentiments très exacerbés.
Pensez-vous que le contexte historique et géopolitique fait d’Israël une société paranoïaque ?
Comme beaucoup de pays que j’aime, Israël est une société schizophrène. L’époque moderne est schizophrène, parce qu’elle nous oblige à vivre plusieurs vies simultanées. Les rencontres sont occasionnelles, hasardeuses : nous rencontrons quelqu’un dans le bus ou dans un bar, nous tombons amoureux, puis nous nous séparons, etc. Ça n’a plus rien à voir avec les relations dans une tribu africaine, ou dans un shtetl européen du début du siècle. Le hasard est désormais un ingrédient fondamental de notre expérience.
Israël n’est-il pas un mélange de modernité et de traditions séculaires ?
Je dirais qu’en termes africains, Israël est comme une espèce de clan. Comme une tribu, Israël a un sens très fort de la solidarité en cas de danger ; le revers, c’est que ce sens tribal est très répressif pour l’individu. L’individu est plus ou moins contraint d’adhérer à certaines idées générales communes, même s’il n’est pas d’accord. Dans ce contexte, faire du cinéma indépendant est un geste fondamental, mais également très délicat parce qu’on se confronte à une conscience collective très puissante. C’est parfois difficile, mais il faut absolument préserver son indépendance d’esprit, son point de vue, sa lucidité.
Quel est votre statut et quelle est l’importance du cinéma dans votre pays ?
La tendance est la même qu’ailleurs : une domination quasiment sans partage du cinéma industriel américain. Sinon, le cinéma est un médium très jeune en Israël. Certains attribuent cela au Texte qui dit que les Juifs ne doivent pas produire d’images, mais je crois que c’est plus complexe. Au début de l’histoire d’Israël, le cinéma était directement contrôlé par les services du Premier ministre. Comme le pays était influencé par la Russie, ils avaient cette idée pédagogique du cinéma qui reposait sur un réalisme social devant expliquer les fondations du pays et du régime. Il a fallu du temps pour que le cinéma israélien obtienne une certaine indépendance artistique. Par ailleurs, je crois qu’on ne peut pas avoir cette indépendance si on n’a pas la distanciation. Pour cela, il faut mener une existence duelle : d’un côté, on comprend, on vit et on aime cette expérience très forte des Juifs essayant de créer un pays habitable mais, sur un autre niveau, il faut être capable d’observer cela avec recul et de rechercher la vérité vérité subjective, certes, mais vérité pour vous en tant qu’individu. Et cette recherche doit être sans merci, sans complaisance, parce que c’est ainsi que les artistes doivent opérer.
La crise de la génération de Devarim vient-elle d’un vide faisant suite au grand projet fondateur de la génération précédente ?
Je crois que les icônes originelles ont perdu de leur superbe. Israël recherche actuellement des références fortes. Cette référence est-elle la Russie de 1905, berceau de nombreux mouvements révolutionnaires, y compris des socialistes juifs qui ont créé les kibboutz, les syndicats et une très forte tradition de gauche en Israël ? Mais après ce courant, il y a eu l’immigration nord-africaine dans les années 50 et les sépharades représentent aujourd’hui 50 % de la population. Une troisième référence importante est bien sûr l’Amérique, qui soutient Israël aussi bien financièrement que politiquement. Quant aux personnages de Devarim, ils viennent du roman de Yaakov Shabtaï, qui fut un événement littéraire radical en Israël dans les années 70. Shabtaï montrait des personnages dans la quarantaine et leur rapport à la génération précédente, la futilité de leur existence… La grande qualité du livre est de ne pas embrasser frontalement les grandes questions mais, au contraire, de se situer sur un plan terre à terre, de décrire des détails prosaïques et quotidiens ce qui caractérise à mon sens la grande littérature. Shabtaï n’était pas d’accord avec la préoccupation dominante de la littérature israélienne qui était attachée au mythe de l’Israélien, héros de guerre. Il fait vivre et s’agiter ses personnages dans une sorte de labyrinthe urbain pour en montrer les contradictions. La façon dont il décrit la désintégration de l’idéologie pour cette génération montre qu’il sentait que quelque chose allait se passer. Malheureusement, Shabtaï est mort alors qu’il n’avait pas terminé son dernier roman. Quand j’ai entrepris ce film vingt ans après, j’ai tout de suite pensé à des personnages qui refléteraient l’expérience israélienne dans les années 90.
La génération des fondateurs avait un grand projet : créer l’Etat d’Israël. La différence pour la génération présente n’est-elle pas que son seul projet consiste à survivre ?
Notre époque est plus introspective. Après l’effondrement des grandes utopies, nous avons une attitude beaucoup plus raisonnable et réfléchie par rapport aux grands idéaux. Nous acceptons mieux la dialectique. Dans les textes kabbalistiques, il y a une phrase fameuse sur l’arrivée du Messie : « Que le Messie vienne, mais je ne tiens pas spécialement à le voir. » Nous devons essayer de réaliser nos idéaux, mais nous devons aussi comprendre que nous pouvons très bien échouer. Il y a en ce moment un grand conflit qui traverse la société israélienne : allons-nous achever une société démocratique, moderne et ouverte avec des institutions qui protégeront les droits des minorités, etc. ? Ou allons-nous retourner vers la loi sacrée du Texte et nous conformer strictement à ce que dit le Livre ?
Votre film est très noir : vos personnages n’arrivent pas à trouver des issues satisfaisantes.
Un élément de la modernité consiste à accepter qu’une vie n’est pas forcément un accomplissement. Les trois principaux personnages du film sont incapables d’entrer dans un rapport émotionnel profond. Ils ont peur. Il est important de parler de la modernité en Israël. La génération des hommes de 40 ans n’y est pas différente de celle des autres pays avec ses déchirements dans l’amour, le sexe, comme partout, mais dans un contexte local dramatique.
Sur un plan quotidien, prosaïque, comment se vit la cohabitation entre Israéliens et Palestiniens ?
Si vous prenez Tel-Aviv, c’est une ville 100 % juive à dominante ashkénaze, ce que montre Devarim. Par contre, Haïfa est une ville de mélange où Palestiniens et Israéliens cohabitent sans problème. Les Arabes occupent de plus en plus les fonctions importantes de cette ville. Dans un hôpital d’Haïfa, les Arabes ne sont pas seulement relégués au ménage comme à Tel-Aviv, ils sont médecins, chefs de service… C’est à Haïfa que vous trouvez les sièges des partis politiques arabes, des journaux arabes, etc. Quant à Jérusalem, chaque communauté est présente mais vit dans des quartiers distincts sans trop se mélanger. C’est aussi une ville très sûre d’elle-même il faut dire qu’elle a réussi à endoctriner les deux tiers de la planète avec les trois religions monothéistes… La vie quotidienne est une vie de contacts entre les populations, des relations d’amitié existent entre Israéliens et Palestiniens. Cela dit, les écrivains ou cinéastes ont un rôle, celui de contribuer à éviter la diabolisation de l’autre camp. Notre travail doit briser les schémas manichéens, fuir une vision bidimensionnelle du monde. Les Palestiniens sont comme les Israéliens et comme tout le monde : ils ont des contradictions, des passions, des envies, des dégoûts, de l’amour, ils ne sont pas parfaits, etc. Quand on a ça à l’esprit, on est déjà dans une sphère de pensée plus humaine. Je discute souvent avec des artistes palestiniens et nous sommes d’accord parfois sur un point : nous ne devons jamais être instrumentalisés par les appareils politiques en donnant une image simpliste de l’autre.
Vu ce que vous dites sur les contacts amicaux ou sur Haïfa, pourquoi est-ce si difficile de trouver une solution politique et pacifique au conflit ?
Parce qu’il y a toujours des peurs et des préjugés des deux côtés. Quand il y a un attentat suicide, ce n’est jamais dans un café chic ou un restaurant élégant, mais plutôt sur des marchés populaires. Dans l’autre sens, c’est pareil : quand des colons attaquent des zones palestiniennes, ce sont toujours des villages ruraux, pauvres. Tout cela attise les peurs et les haines dans les couches populaires des deux côtés. Et bien sûr, c’est plus facile de convaincre les gens avec des slogans simplistes qu’avec des réalités complexes. De plus, les médias ne parlent que de ce qui va mal et l’amplifient.
Et on en revient au cinéma, à son pouvoir et à ses devoirs.
C’est aussi pour cela que Devarim ne parle pas des Palestiniens. Je crois que les Israéliens et les Palestiniens devraient parler de leur vie quotidienne et réfléchir sur leur expérience intérieure, mais pas toujours en fonction du conflit. Même si la situation de la région pèse sur nos esprits, il n’y a pas que ça dans nos vies. Devarim est resserré sur quelques personnages, sur leur expérience intime, sur l’angoisse de la mort et pas seulement la mort dans une guerre ou un attentat, mais la mort en général. Ce sont des angoisses et des sentiments universels, pas spécifiquement israéliens. Une fois qu’on a dit ça, on peut ensuite parler de forme, de cinéma. Est-ce que tout le cinéma mondial doit être formaté selon le modèle hollywoodien ? Ou est-ce que nous devons trouver des formes spécifiques en Israël, à Taïwan, en France… ?
Vous avez fait des documentaires, des rêveries poétiques. Devarim est votre première fiction prosaïque.
Mon père était architecte et j’ai moi-même une formation d’architecte. J’ai souvent considéré mes films comme une recherche archéologique : on cherche, on fouille, on déterre… Devarim serait plutôt une construction, une architecture : il s’agit de bâtir quelque chose à partir de rien. Par ailleurs, le Moyen-Orient est une région très complexe, pleine de subtilités et de détails : il m’a fallu du temps et des films pour l’étudier, la maîtriser un peu et m’y sentir suffisamment à l’aise, il m’a fallu trouver les bons angles pour ne pas tomber dans les clichés. Avec la trilogie, je commence à me sentir à l’aise par rapport à ça, notamment en filmant des histoires petites, spécifiques, précises. La narration m’intéresse plus qu’avant.
Etes-vous un cinéphile compulsif, un spectateur toujours curieux ?
Dans de nombreux pays, on trouve des cinéastes qui créent leur propre système afin de faire des films de manière autonome, cohérente, indépendante. Je m’intéresse au travail de ces cinéastes. Ils essaient d’échapper à l’aspect showbiz et massif du cinéma en faisant des films qui innovent sur le plan de la forme, de la narration, de la pensée. Parfois, on se dit que le cinéma est mort, que la télévision a tout phagocyté… Je crois que ce n’est pas le cas. Tant qu’il y aura des Almodovar, des Kiarostami, des Hou Hsiao-hsien, le cinéma ne sera pas mort. Tous ces cinéastes ont une vision forte du monde et cherchent une forme pour l’exprimer. Le cinéma n’est pas seulement une affaire de thème et de sujet, c’est surtout une affaire de forme. Le style implique ce qu’on a envie de montrer et de ne pas montrer, la façon dont on veut faire passer ce qu’on a à dire, etc. C’est fondamental. C’est pour cela que je ressens une grande solidarité avec ces cinéastes parce que même si nos histoires sont différentes, notre questionnement sur la forme est le même.
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