Un jeune homme, Vincent Lacoste, prend en charge sa nièce, soudainement orpheline. Le portrait d’une double résilience, dessinée avec une finesse de trait impressionnante.
Inutile de tortiller dans le silence d’un non-dit exorbitant sous prétexte de ménager le suspens. Amanda est une évocation des attentats parisiens du 13 novembre 2015. Plonger le fer de la fiction dans le feu d’un événement monstre. Tenter l’imaginaire après tant de commentaires à chaud, sentimentaux ou déplacés, tant d’analyses à froid, savantes ou triviales. Proposer une autre vision après la pléthore d’images qui nous a incarcérés dans le vide de l’actualité en boucle. Autrement dit, oser le romanesque comme réponse, voire comme riposte.
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Le film de Mikhaël Hers accomplit cet effort, mais loin d’enfoncer des portes ouvertes (pitié, compassion), il ouvre des fenêtres par où s’engouffre un appel d’air inédit. Les attentats à l’aune de l’ordinaire. Préposé à cette banalité, David, un jeune Parisien qui vaque au gré d’un emploi du temps compliqué. Elagueur municipal dans les jardins publics ; mais aussi concierge volant pour un bailleur de locations touristiques ; mais aussi baby-sitter quand sa sœur aînée n’a pas le temps de récupérer Amanda, sa petite fille, à la sortie de l’école ; mais aussi amant de passage, à la volée d’une jolie voisine ; mais aussi fana de tennis et feu follet à bicyclette. Un jeune homme de son temps, beau comme toute jeunesse est belle. Dans le rôle, Vincent Lacoste fait formidablement l’affaire. Parce qu’on le reconnaît comme un proche, un bel ami, un jeune frère.
Ancré dans une insignifiance urbaine à peine contrariée par quelques coups d’œil dans les coins (des sans papiers en camping sauvage), ce portrait réaliste est soudain défiguré. Il devient cubiste. De face, on retrouve notre David. De profil, on s’y perd. Qu’est-ce qui arrive ? Un événement dont l’essence, comme tout événement véritable, est d’être intempestif. Une tuerie terroriste sur la pelouse d’un pique-nique au bois de Vincennes. Cette irruption dramatique n’est pas une reconstitution documentaire. L’attentat est filmé comme un éclair en plein beau temps, un carambolage météorologique qui métamorphose un lieu commun (pique-nique, mais aussi bien terrasse de café, coin de la rue) en un champ de bataille exceptionnel mais non moins partagé, y compris par les assassins. Le lien des corps. Ceux qui vivent encore, d’autres qui sont déjà des cadavres.
L’attentat comme scène, c’est-à-dire considéré d’un point de vue puissant, mais pas dominant. Le regard de David, qui, invité du pique-nique mais comme d’habitude à la bourre, découvre le carnage quelques minutes plus tard. Trop tard ? Instantanément honteux d’être un rescapé quand quelques-uns de ses proches, sa sœur, sa fiancée, des amis, sont morts ou grièvement blessés ? Amanda autorise ces questions troublantes. C’est un film qui réfléchit à ce qu’il filme, en doute heureusement, et qui surtout nous invite à augmenter cette réflexion et ces doutes, en aparté de nos vies particulières. Au croisement de la peur et de la pudeur, à une distance qui est celle, déontologique, de la caméra, David a raté quelque chose qui l’a raté. Le film entre dans nos têtes et nos corps, on revit ce même effet retard qui fut notre état au soir du 13 novembre 2015 : sidération des affects, suspension de la pensée. Un temps mort, opaque et silencieux, qui dure toujours comme une crainte rampante, fantasmée ou tangible. Quel citoyen des villes pourrait prétendre aujourd’hui qu’il n’y pense jamais, qu’il ne sursaute pas à la moindre pétarade ?
Amanda remet de la vie dans cette inquiétude à petit feu. Par la grâce d’un duo qui improvise sa conjugalité : David, 24 ans, et sa nièce Amanda, 7 ans. Le premier en deuil de sa sœur, la seconde orpheline de sa mère. David va s’occuper d’Amanda. Amanda va s’occuper de David. Tour à tour exaspérés et confiants, mélancoliques et joyeux. Mais sans jamais se lâcher la main, inventant un pays où il ferait bon habiter. La douceur partagée comme utopie, la bienveillance mutuelle comme horizon. Amanda nous pique au cœur, comme nous cueille la jeune actrice Isaure Multrier, incarnation bouleversante, jusqu’à une épiphanie finale qui la cadre, radieuse, gorgée d’avenir. Mais ne secouez pas trop cette enfant qui résume l’enfance, son corps est plein de larmes.
Amanda de Mikhaël Hers (Fr., 2018, 1 h 47)
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