Rencontre avec les deux comédien·nes étonnant·es du nouveau film de Kaurismäki. Où l’on parle de la méthode du maître du cinéma finlandais et d’un peuple timide.
Ils et elle paraissent plus jeunes que dans le film d’Aki Kaurismäki. La blonde et souriante Alma Pöysti (avec des yeux bleus comme un lagon polynésien) qui joue Ansa, et le châtain Jussi Vatanen, qui joue le rôle d’un personnage qui n’a pas de prénom, Holappa, sont à Paris pour participer aux avant-premières des Feuilles mortes, Prix du Jury lors du dernier Festival de Cannes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le film raconte l’histoire d’amour entre deux solitaires qui vont mettre un peu de temps à pouvoir être heureux, car un ennemi se glisse entre eux : l’alcoolisme de Holappa. Tout content·es de boire enfin un petit verre de vin français après une journée consacrée à la presse, Alma et Jussi ont l’air détendu.
Une disparité qui s’accorde
Les deux acteur·rices ont un parcours totalement différent. Jussi (prononcer “Youssi”) est né dans une ferme de l’Est de la Finlande (“Il n’y a aucun artiste dans notre famille, personne ne sait ce qu’est le Festival de Cannes”), il est monté à Helsinki pour suivre les cours de l’Académie de théâtre, puis a commencé à travailler. “Mais ce serait une trop longue histoire”, me dit-il avant d’ajouter, avec une grande dignité et quelque chose de triste dans le regard : “Et me voici à Paris pour présenter un film, jamais je n’aurais pu imaginer que cela m’arrive un jour”, mesurant le chemin parcouru. Jussi ressemble un peu à James Stewart, notais-je.
Alma est née dans une famille d’acteur·rices, puisque son grand-père et sa grand-mère, son père (qui est aussi metteur en scène), son oncle et son frère le furent ou le sont tous·tes. “C’est une maladie familiale”, dit Alma en riant. Jussi Vatanen lui répond, très pince-sans-rire (donc éminemment kaurismäkien) : “Au moins vous savez de quoi parler pendant le dîner de Noël.”
Jussi parle, avec une classe naturelle, un anglais très châtié, et Alma parle semble-t-il toutes les langues, puisqu’elle pratique notamment le suédois (c’est sa langue maternelle, car la Finlande se partage entre suédophones et finnophones), le finnois, l’anglais et le français, comme j’ai pu le vérifier. Car elle a vécu un an à Paris, en 2000. Année pendant laquelle elle travailla comme serveuse dans un café de Montparnasse, hébergée par son grand-père, Lasse Pöysti, acteur très francophile et fou de Paris (il reçut même la Légion d’honneur !), qui y avait acquis un appartement. Il était l’ami de Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud. C’est ce grand-père qui lui a fait découvrir et visiter Paris.
Et se retrouve sur scène
Cela dit, m’expliquent-iels, cette différence d’origine sociale n’est pas aussi énorme qu’on pourrait le croire, car les Finlandais·es ont une passion : le théâtre amateur. Chaque village, “chaque buisson” (dixit Alma) a son théâtre et sa troupe. Le grand-père de Jussi en dirigeait une. Pourquoi cette passion ? Alma et Jussi sont unanimes : les Finlandais·es sont des gens taiseux et timides. Le théâtre leur est nécessaire pour s’exprimer derrière un personnage. Incroyable ! C’est ainsi que Jussi justifie sa vocation : il avait “besoin de s’exprimer, d’être ici”. Je n’en saurai pas plus. “Il y a deux hobbys, en Finlande : le théâtre amateur et le karaoké, c’est étrange non ?” ajoute Alma Pöysti, comme si elle venait tout juste de s’en rendre compte.
Doit-on en conclure que le mutisme des personnages, la pesée des mots, cette manière lapidaire de parler dans les films de Kaurismäki ne seraient pas le reflet du cinéaste, mais d’un peuple entier ?
Alma – C’est bien possible. Vous savez, si vous montez dans un bus, en Finlande, personne ne parle. Absolument personne ! Je crois que tout étranger arrivant pour la première fois peut même être choqué par ce silence. Nous aimons le silence, je crois, et quand nous rencontrons quelqu’un, nous essayons de partager notre silence ensemble. Car cela signifie que nous accordons désormais notre confiance à l’autre.
Kaurismäki est silencieux, non ?
Jussi – Oui, mais il a plusieurs facettes : il peut être très bavard et drôle ! On nous demande souvent, dans les interviews, ce qu’il y a de finlandais dans ce film. Et je crois qu’on peut dire que ce qui est typiquement finlandais, c’est de tolérer le silence, de le supporter, de le partager. Ce qui n’est pas le cas dans beaucoup de pays.
Alma – Et ça peut mettre mal à l’aise, parfois.
Jussi – Yep !
Comment Kaurismäki vous a choisi ?
Alma – Il adore les films, il regarde tout, il est au courant de tout. La rumeur dit qu’il nous avait vus dans une série ou dans un film et qu’il avait aimé notre travail. Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone d’un producteur qui m’a dit qu’il voulait me rencontrer pour parler d’un projet. Et quand je suis arrivée, il était là et nous a présenté son idée de film et nous a demandé si ça nous plairait de jouer dedans. Il n’y a eu aucun casting. Il n’avait apparemment aucun doute sur le fait que nous puissions le faire (elle rit). C’était fou. J’avais l’impression de vivre dans une autre dimension. Cet homme est une légende. Quel garçon mystérieux ! Il a fait tellement de choses : son œuvre cinématographique [plus de 20 longs métrages à ce jour – ndr], les bars qu’il a ouverts à Helsinki, les théâtres qu’il a construits, etc. Il faisait partie de ma vie depuis toujours sans l’avoir jamais rencontré. J’avais l’impression de rêver ce moment : il me demandait si je voulais jouer dans l’un de ses films !
Jussi – J’ai la même histoire. Même s’il est très connu en Finlande et dans le monde, il n’est pas une figure publique. Il ne donne pas d’interviews, il ne sort pas dans les premières, on ne le voit pas dans les magazines.
Alma – Il hait les tapis rouges. En revanche, vous pouvez le trouver en train de servir des boissons derrière un bar ou de construire un théâtre. Il ne se comporte pas du tout comme une célébrité.
Je l’ai vu très ému, en sueur, à la sortie de la projection officielle des Feuilles mortes, à Cannes.
Jussi – C’est un gars solide, mais il cache ses émotions, en réalité. Et cette présentation à Cannes était importante pour lui.
Alma – Et il était très ému parce qu’il a senti l’amour du public pour son film. Les gens étaient si contents qu’il soit de retour à Cannes qu’ils ont manifesté beaucoup d’amour ce jour-là, et il l’a pris en pleine figure. Je crois que quand des milliers de gens vous donnent de l’amour, vous avez de bonnes raisons de transpirer ! (Elle rit)
Bien sûr ! Comment travaille Kaurismäki ? Je crois que beaucoup de gens ne réalisent pas, quand ils voient ses films, a quel point c’est un cinéaste précis…
Alma – Il est infiniment précis. Je n’ai jamais vu un cinéaste travailler autant sur l’image, le cadre, le plan, sa composition, presque comme s’il s’agissait d’un tableau. Il cherche un équilibre dans l’image.
Jussi – Oui. Il est attentif à tous les détails. Il peut déplacer dix fois un cendrier sur une table jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’endroit où il doit être dans le plan.
Alma – Et il est aussi précis dans la direction d’acteurs, dans la façon de placer les dialogues, de se déplacer, afin de trouver le rythme qu’il veut donner au film. En fait, il nous écoute et nous regarde un peu comme des instruments de musique avant un concert. Et la plupart du temps, c’est ce qu’il recherche, il ne fait qu’une prise ! Et il nous fait répéter le moins possible, juste ce qui est nécessaire. Il veut que la scène arrive au dernier moment, qu’elle advienne. Les techniciens peuvent préparer souvent un plan pendant des heures. La concentration est intense et magnifique. Tout le monde prend beaucoup de soin à chaque détail pour que la scène soit réussie, pour que la caméra puisse l’attraper. C’est parfois effrayant parce qu’on a une sacrée pression sur les épaules, mais c’est aussi un grand plaisir que de travailler ainsi.
Sherwan Haji, qui jouait dans L’Autre Côté de l’espoir (2016), m’avait raconté que Kaurismäki ne parlait quasiment pas à ses techniciens.
Jussi – Ils travaillent ensemble depuis des décennies. Ils ont acquis une sorte de langage silencieux.
Alma – Oui, un langage secret.
Jussi – Il travaille sans moniteur. Il s’assoit à côté de la caméra et nous regarde jouer. Ensuite il demande à son chef op : “C’était bien ?” et l’autre répond : “Oui”. Il sait instinctivement si une prise est bonne ou pas. Et comme il travaille encore avec de la pellicule, de l’argentique, il ne peut voir les rushes que plus tard, quand la pellicule est développée. Mais il sait.
Alma – Oui, il sait. Mais il sait tout sur l’art de fabriquer un film.
Est-ce qu’il parle souvent de cinéma ou de cinéastes (Chaplin, Bresson, etc.) ?
Alma [en français]- Tout le temps ! (rires). Oui, il parle tout le temps des films des autres, mais aussi des livres, de la musique. Mais spécialement des films. Oui, il fait toujours référence à d’autres films et à ses maîtres. (rires)
Jussi – Je crois qu’il faut aussi insister sur une chose : quand vous voyez les films de Kaurismäki, vous avez un peu l’impression que tous les acteurs se ressemblent, qu’ils jouent pareil, un peu comme des marionnettes. Mais c’est très agréable d’avoir vécu au pays d’Aki [“the Akiland”]. Très.
Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki, avec Alma Pöysti et Jussi Vatanen. Sortie en salle le 20 septembre 2023.
{"type":"Banniere-Basse"}