30 ans après sa mort, Éric Rohmer n’a jamais été aussi présent. Dans la constellation de jeunes cinéastes qui donnent une nouvelle vie à son cinéma, Jonás Trueba est assurément celui qui en propose la réinterprétation la plus originale et la plus passionnante.
Le 11 janvier 2010, il y a donc exactement treize ans, disparaissait Éric Rohmer, à la veille de ses 90 ans. Son dernier film, le splendide Les Amours d’Astrée et Céladon, était sorti seulement trois ans plus tôt. Le réalisateur n’avait jamais cessé de mobiliser l’attention des cinéphiles et d’un public extrêmement fidèle. Loin de se dissiper avec son interruption, l’attention générale portée à son œuvre n’a fait, depuis treize ans, que croître. Au point que, dans les années 2020, Rohmer n’ait jamais semblé aussi présent à l’esprit de celles et ceux qui font le cinéma contemporain et que son influence pollinise jusqu’aux quatre coins du planisphère. Elle est tout aussi féconde dans l’œuvre de cinéastes français·es tout juste quadras (Mia Hansen-Løve, Mikhaël Hers, Guillaume Brac…) que dans le cinéma d’Extrême-Orient (de Hong Sang-soo à Ryūsuke Hamaguchi). Et d’Antoinette dans les Cévennes (Caroline Vignal, 2020) au récent Mourir à Ibiza (Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon, 2022), le canevas du Rayon vert (trajet estival erratique et désœuvré) est l’un des plus empruntés du moment.*
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Un canevas Rayon vert
Ce canevas Rayon vert, miracle final inclus, c’était celui, il y a deux ans, du très beau Eva en août par lequel nous découvrions le jeune cinéaste espagnol Jonás Trueba. Sorti il y a huit jours en France, son nouveau film, Venez voir, évoque à nouveau la manière de l’auteur des Comédies et Proverbes ou des Contes des quatre saisons, mais de façon peut-être plus sibylline qu’Eva en août. On retrouve dans ce conte d’été, sis dans la banlieue madrilène, une sensibilité toute rhomérienne à inscrire les afflictions de ses personnages dans le cadre plus vaste des cycles naturels, en résonance avec la pluralité des éléments, du vent qui souffle dans les branches à la course mystérieuse des astres.
La parole est bien sûr la pâte commune aux deux cinéastes, une parole profuse, riche en sous-conversations, et souvent usitée à des fins mi-stratégiques, mi-diffuses. L’observation de la pensée enfin, la façon dont elle noue et dénoue la relation entre les êtres en s’appuyant sur un patrimoine philosophique commun (Platon, Pascal etc.), est la visée très rohmérienne de Venez voir. Rilke et Sloterdijk en sont les piliers. La jeune femme d’un des deux couples hétérosexuels du film se lance, lors d’un déjeuner ensoleillé, dans un exposé de l’ouvrage qu’elle est en train de lire et qui la bouleverse : Tu dois changer ta vie, du philosophe allemand contemporain Peter Sloterdijk. Le titre est issu d’un poème de Rilke : dans un musée, l’Autrichien est frappé par le buste d’un Apollon antique, dont les membres ont été arrachés par le temps. Il n’en reste que le torse étêté. Mais ce fragment de corps interpelle le poète. “Tu dois changer ta vie”, croit-il entendre en observant ce torse de pierre et se sentant à son tour regardé par lui.
Que nous disent sans nous le dire les gens qui nous regardent ? Comment le couple formé par nos meilleur·es ami·es, annonçant qu’il attend un enfant, regarde tout à coup et discourt sans le vouloir sur notre statut de couple sans enfant ? Comment, en se perdant en chemin, nos meilleur·es ami·es citadin·es regardent et discourent sur notre statut de banlieusard·es ?
“Tu dois changer de vie.”
Tout regarde dans Venez voir. Tout discourt et juge sans mot dire. Et l’art plus que toute autre instance. Dès la première séquence, chaque personnage, cadré en long gros plan introspectif, se sent regardé par le concert du pianiste qu’ils sont venus voir jouer. Chaque personnage se sent regardé par la pensée de Sloterdijk résumée entre la poire et le dessert. Chacun·e s’est senti·e regardé·e par l’épidémie du Covid (le film décrit avec une précision exceptionnelle le lent et difficile désengourdissement post-confinement), qui n’a pas manqué de dire à plus d’un·e d’entre nous, comme le buste d’Apollon : “Tu dois changer de vie.”
Les films d’Éric Rohmer ont manifestement beaucoup parlé à Jonás Trueba. Probablement qu’ils ont un peu changé sa vie, et surtout beaucoup déterminé de sa façon de faire du cinéma. “Tu dois changer de vie”, ce serait le proverbe de cette comédie et proverbe qu’est Venez voir. Même si, à l’extrême fermeté narrative des films de Rohmer, Trueba préfère les récits distendus et une certaine indécidabilité du sens, qui donnent à son cinéma son cachet personnel de poésie et de mystère. Quant à nous, si on ne se permettra pas d’insinuer que vous devez changer de vie, on avancera néanmoins une injonction : allez voir Venez voir !
*On reviendra plus longuement sur le site des Inrocks sur la prégnance de cette influence avec des témoignages de cinéastes.
Édito initialement paru dans la newsletter cinéma du 11 janvier. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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