Le cinéaste signe Alien : Covenant, la suite de Prometheus. Pas avare quand il s’agit de raconter sa propre légende, le père du monstre extraterrestre le plus fameux de l’histoire revient sur une carrière débutée il y a plus de cinquante ans en Angleterre, dans la pub.
Le cinéma, c’est entendu, est un art de vieux. N’en déplaise à Quentin Tarantino, qui prend un malin plaisir à rappeler à chaque interview que lui ne saccagera pas son œuvre en faisant le film de trop, nombreux sont les réalisateurs qui, arrivés à l’âge où le commun des mortels n’a plus que le mot “retraite” à la bouche, restent capables de signer encore quelques chefs-d’œuvre : Clint Eastwood, Woody Allen ou Francis Ford Coppola, pour ne citer que quelques vivants, en font partie.
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Et Ridley Scott ? A bientôt 80 ans, dont cinquante passés derrière une caméra, il devrait pouvoir sans difficulté pointer à ce club. Pourtant, contrairement aux auteurs susdits, quelque chose chez lui diffère, quelque chose qui est moins une question qualitative que de nature : c’est qu’il n’est, tout simplement, pas un auteur.
“Fabricant de films”
Qu’il n’ait pas écrit la plupart des scénarios de ses films n’est pas le problème – on sait depuis longtemps que l’auteurat réside davantage dans le style et les obsessions que dans la signature des scripts. Tony Scott, son frère cadet décédé en 2012, sans être non plus un littéraire, répondait par exemple beaucoup plus à cette définition.
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“J’ai toujours eu un problème avec le terme ‘auteur’, revendique Ridley Scott. Je n’ai d’ailleurs jamais prétendu en être un. Ce qui ne signifie nullement que je ne considère pas le cinéma comme un art.” “Filmmaker”, ou “fabricant de films”, lui convient mieux. Des films, il y en a eu pour l’instant vingt-quatre en quarante ans, dont trois auront quoi qu’on en pense marqué l’histoire du cinéma : Alien en 1979, Blade Runner en 1982, Gladiator en 2000. On peut ainsi tout à fait ne pas être un auteur et être néanmoins une légende.
Contrairement à la première saga, il compte cette fois-ci réaliser chacun des épisodes
Bien redressé sur sa chaise qu’il a demandé à changer avant le début de l’interview, une tasse de thé à la main, une courte barbe oscillant entre le blond et le blanc, vêtu d’habits amples et pratiques (des vêtements d’ingénieur), Ridley Scott nous reçoit pour parler d’Alien : Covenant. Non pas Alien 5 – le projet, porté un temps par Neill Blomkamp, est abandonné – mais le deuxième volet d’une nouvelle tétralogie, entamée en 2012 avec Prometheus et située un siècle avant les aventures de Ripley – un prequel, donc.
Contrairement à la première saga, dont il ne signa que le volet initial en 1979 avant de devoir, contraint et forcé, laisser la garde à d’autres (James Cameron, David Fincher, Jean-Pierre Jeunet), il compte cette fois-ci réaliser chacun des épisodes. “Je me suis senti un peu dépossédé, à l’époque. Je débarquais à Hollywood et, un peu naïvement, j’imaginais qu’on m’appellerait pour réaliser la suite de ce film qui avait très bien marché. Or, un jour, j’ai appris par hasard que Jim (James Cameron – ndlr) allait s’en occuper. Heureusement, il l’a très bien fait, mais ce fut ma première leçon.” Nullement effrayé par l’ampleur de la tâche, celui qui a signé presque un long métrage par an depuis 2000 explique qu’il ne prendra “jamais (sa) retraite et souhaite consacrer (son) dernier souffle à faire des films”.
Des films en tous genres
Son verbe est rond, chaleureux mais pas familier, lent et précis, parfait mélange de sophistication british (il est né dans le nord-est de l’Angleterre, fils d’un officier de l’armée) et de décontraction West Coast (il a vécu la seconde moitié de sa vie à Los Angeles). C’est un vieux sphinx encore très alerte et sûr de lui qui se tient devant nous.
Ridley Scott a œuvré dans presque tous les genres : cape et épée (Les Duellistes, sa seule incursion en compétition à Cannes en 1977, dont il repartira avec le prix du meilleur premier film), heroic fantasy (Legend, son premier flop dans une carrière qui en comptera de nombreux), films noirs, souvent très noirs (Traquée, Black Rain, Hannibal, American Gangster, Cartel), péplums (Gladiator, Exodus), fresques moyenâgeuses (Kingdom of Heaven, Robin des Bois), films en haute mer (1492, Lame de fond), comédies plus ou moins teintées de sentiments et de drame (Thelma et Louise, Une grande année, Les Associés), films de guerre (La Chute du faucon noir, A armes égales), d’espionnage (Mensonges d’Etat) et, bien sûr, de science-fiction (Alien, Blade Runner, Seul sur Mars, Prometheus).
Dans cette forêt éparse, on trouve de tout, du consternant comme du brillant, et si chacun s’accorde à dire que le cinéaste donna très tôt son meilleur, il existe, sur le reste de l’œuvre, autant d’avis que de cinéphiles. Tous, cependant, en ont un. Et c’est bien là une singularité, qui en fait un cinéaste important à défaut d’un auteur. Si un mot devait résumer l’œuvre de Ridley Scott, ce serait “solide”.
Toujours sur la A-list
Pris comme un ensemble, son corpus donne en effet l’impression d’une robustesse et d’une cohérence a posteriori ; moins celles d’un bloc de granit (cela définirait plutôt Kubrick, son maître le plus évident, auquel il n’a cessé de rendre hommage) qu’une falaise de calcaire, faite de couches sédimentaires, dont le tout excède largement la somme des parties (davantage le modèle David Lean, donc, autre influence majeure).
Contrairement à ses contemporains anglais (Adrian Lyne, Alan Parker, Hugh Hudson, Roland Joffé), comme lui issus de la pub et de la télé, il a survécu au grand ménage de la fin des années 1990 (grâce au succès colossal de Gladiator en 2000) et demeure sur la A-list des réalisateurs, ceux à qui l’on fait lire les scénarios en premier.
“Pour survivre à Hollywood, il faut garder la tête baissée, s’occuper de ses affaires, avancer coûte que coûte et travailler énormément »
Comment expliquer une telle longévité, une telle vitalité ? “Pour survivre à Hollywood, répond-il avec détachement, ayant dû déjà méditer mille fois cette leçon, il faut garder la tête baissée, s’occuper de ses affaires, avancer coûte que coûte et travailler énormément. J’ai par ailleurs toujours eu un côté entrepreneur.”
Et de détailler sa carrière pendant cinq minutes, sans qu’on le lui demande, des débuts à 23 ans comme designer sur les plateaux de la BBC (“J’étais tellement bon que je ne suis jamais passé par l’assistanat”) à son ascension éclair dans l’univers naissant de la publicité (“Dans les 70’s, il fallait tout inventer, et je suis très fier d’avoir contribué, avec vos compatriotes Jean-Paul Goude ou Jean-Baptiste Mondino, à l’établissement de ce langage nouveau”).
Plus mystique et misanthrope
En 1984, une fois sa renommée de cinéaste établie, il signera par exemple le fameux spot pour le Macintosh d’Apple inspiré du roman dystopique de George Orwell, 1984, une pub blockbuster diffusée une seule fois à la mi-temps du Super Bowl, qui vendait un univers plus qu’un produit. “Je sais que la pub a parfois mauvaise presse, se prévaut-il, mais moi je considère que ça a apporté beaucoup au cinéma, en terme de technique surtout.”
La technique, et plus généralement la direction artistique, ont toujours été, plus que la grammaire qu’il a efficiente mais impersonnelle, la grande affaire de l’aîné des Scott – tandis que le cadet, Tony, n’a eu cesse d’affirmer son propre langage, jusqu’à flirter avec l’expérimental dans les dernières années. Les deux frères, c’est important de le préciser, ont créé deux sociétés de production (d’abord RSA à Londres, puis Scott Free Productions à Los Angeles), avec lesquelles ils ont pu acheter leur indépendance et naviguer dans les eaux troubles d’Hollywood. Pragmatisme, indépendance relative (il n’a jamais œuvré trop loin des studios) et labilité du style : telles sont les qualités de Ridley Scott.
Peut-être est-ce dû au suicide de son frère Tony, ou simplement à l’âge, mais le cinéaste se fait de plus en plus mystique et misanthrope en vieillissant. Sous l’influence de Cormac McCarthy, Cartel (2013) était ainsi une méditation, tour à tour pompeuse et stimulante, sur l’avidité. Exodus (2014) proposait une relecture retorse de l’Ancien Testament, faisant de Moïse un schizophrène.
“Des questions en suspens”
Quant à Alien : Covenant, il poursuit la réflexion de Prometheus sur le concept de la création et de sa vanité. Pétri de références religieuses, le film semble dire que nous sommes bien peu de chose dans le silence éternel des espaces infinis, et que ce tout petit peu, nous le saccageons méthodiquement.
“Il y avait dans le premier Alien des questions en suspens. Quel est ce vaisseau abandonné sur une planète, hébergeant l’œuf qui va contaminer l’équipage du Nostromo ? Qui est ce pilote extraterrestre qu’on avait appelé à l’époque le Space Jockey ? D’où vient cette incroyable bête biomécanique ? Lorsque la Fox est venue me voir avec l’idée de ressusciter la franchise qui était au point mort, j’ai tout de suite eu envie de creuser ces questions-là. Et d’y mêler ma passion pour l’intelligence artificielle, avec les androïdes David et Walter.”
Faut-il y voir une façon de ne pas complètement abandonner son héritage à ses descendants ? Tandis que Denis Villeneuve (sur qui il ne tarit pas d’éloges et dont il a supervisé les travaux) s’apprête à sortir une suite de Blade Runner en octobre, le vieux maître n’a pas encore dit son dernier mot sur la question. Ce n’est plus de moutons électriques que rêvent ses androïdes à lui, mais de bien moins avenants xénomorphes biomécaniques. Tremblez.
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