L’oeuvre intégrale d’Alexeï Guerman, grand oublié du dernier palmarès cannois, génial cinéaste de la saturation et du chaos de l’Histoire, actuellement au Festival d’automne.Au dernier Festival de Cannes, un grand cinéaste a été humilié. Ce sont des choses qui arrivent. Venu présenter Khroustaliov, ma voiture !, son film « sur Staline » qu’il a mis quinze ans à mener à bien, Alexeï Guerman n’a rencontré qu’un mépris imbécile ou une profonde indifférence.
Cette intégrale est donc une heureuse initiative. Elle a pour fonction de faire (re)découvrir Guerman tout en réparant l’offense. Auteur de quatre films en vingt-cinq ans, chacun étant meilleur que le précédent, Guerman a souffert de ce rythme kubrickien (il avoue tourner lentement et a rencontré de multiples difficultés de production) et son nom commençait à être oublié. Ni dissident autoproclamé ni cinéaste officiel du régime soviétique, Guerman est un inclassable, donc un suspect, un rebelle qui croyait en Gorbatchev, un cinéaste de Leningrad qui a toujours refusé de s’exiler, un patron de studios (Lenfilm) qui a été persécuté par la censure.
Dès son premier film (La Vérification, 1972), il se pose en cinéaste de l’ambiguïté et refuse de glorifier l’héroïsme des soldats de l’armée Rouge pour livrer une chronique de guerre démythificatrice, où percent déjà un humour ravageur et un redoutable sens du grotesque. Proche des films de guerre de Huston, Aldrich ou Peckinpah, La Vérification contient quelques beaux moments prosaïques (une mitraillette brûlante qui fait fondre la neige, par exemple) mais peine à décoller vraiment, l’ambiguïté du sujet étant encore un peu trop exposée et soulignée.
C’est avec Vingt jours sans guerre (76) que Guerman devient grand. Plutôt que de dominer une situation pour l’éclairer d’un point de vue de démiurge omniscient, il fonde sa méthode sur le suivi d’individus pris dans le chaos de l’Histoire. Il excelle à créer du désordre devant sa caméra pour retrouver le flux agité et indécis du monde, d’où sa mauvaise réputation de cinéaste difficile et le reproche courant de manque de clarté. Mais s’il n’est jamais lourdement explicatif, Guerman ne se vautre pas non plus dans l’obscurité gratuite. Tout son effort consiste à rendre à l’écran l’idée d’accidentel, d’improbable, et à éclairer un événement, une rencontre ou une décision par leurs futures et infimes répercussions. Chez lui, rien n’est donc jamais donné mais tout est à saisir au vol. Pas symboliste ni contemplatif pour un sou (ce qui le distingue de la tradition tarkovskienne représentée par Sokourov, son confrère de Lenfilm), il organise sa mise en scène comme une saturation frénétique et non comme un éclaircissement. Chacun de ses plans comporte souvent autant d’idées que de personnages et requiert du spectateur de l’attention et de la mémoire. Car Guerman déteste se répéter et se contente de montrer une fois et une seule de splendides trouvailles plastiques, comme en passant, avec l’élégance de celui que sa prochaine idée appelle d’urgence.
Dans Mon ami Ivan Lapchine (82), il radicalise encore son cinéma de bribes et d’instants pour en faire un théâtre de la mémoire, avec ses zones d’ombre et ses éclairages soudains, ses lacunes irrémédiables et ses explosions sensuelles. Si Guerman ne s’intéresse finalement qu’à l’Histoire, la sienne, celle de l’Union soviétique et de ses communautés désordonnées, il l’appréhende non pas comme un produit fini qu’il faudrait interroger doctement, mais comme un océan de sensations passagères et englouties, dans lequel il doit s’immerger pour retrouver le goût mêlé d’une vérité contradictoire et flottante, celle des hommes qui en ont été les acteurs et les victimes. Guerman est donc un cinéaste réaliste comme l’était Fellini, qui ne croit qu’à ce qu’il a vu, senti ou rêvé.
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Alexeï Guerman, Khroustaliov, ma voiture !
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