Le Festival d’automne propose une rétrospective de quatorze fictions et documentaires du Russe Alexandre Sokourov, alors que sort en salles son Pages cachées. Il faut voir l’oeuvre de ce maître alchimiste, sorte de Midas du cinéma contemporain.
Année faste pour Alexandre Sokourov, cinéaste confidentiel (plus pour longtemps) né en 1951, qui aura vu sortir trois de ses films en salles et le Festival d’automne présenter une rétrospective de son oeuvre, avec environ la moitié des trente courts et (parfois très) longs métrages, films ou vidéos, qu’il a tournés en vingt ans. Comme tous les cinéastes contemplatifs et/ou métaphysiques russes, on le compare systématiquement à Andreï Tarkovski, son ami et parrain artistique. Mais il en a ras le bol, Sokourov, de ce boulet référentiel : « Chaque fois que l’on me demande si j’étais ou non l’élève de Tarkovski, ma réponse est un non catégorique. Je n’ai jamais suivi ses cours, je ne l’ai jamais vénéré et ne continuerai jamais son travail parce que dans le domaine artistique chacun doit suivre sa propre voie. » Il est certain qu’on ne rend pas service à Sokourov en le réduisant à cette filiation. D’abord, son rapport à la fiction est infiniment plus ambigu que celui de Tarkovski. Bien que travaillé par une mystique russe d’avant le communisme, par un imaginaire traditionnel pour ne pas dire désuet hérité en droite ligne du romantisme littéraire et musical du xixèmem siècle , il ne pose pas au démiurge académique, au poète officiel du septième art. Sokourov est plutôt un contrebandier, un Géo Trouvetou du cinéma, qui malaxe, filtre, déforme, transfigure le réel pour en faire le matériau privilégié de fictions toujours légères, évanescentes, ou d’essais documentaires totalement impressionnistes.
Pour provoquer, disons que Sokourov est capable de filmer n’importe quoi et d’en faire du Sokourov. Il peut illustrer vaguement des classiques de la littérature (Bernard Shaw pour La Maison des coeurs brisés, Dostoïevski pour Pages cachées) ou en prendre le contre-pied (Sauve et protège, version schizophrène de Madame Bovary), aussi bien que filmer une quelconque et solennelle festivité soviétique (Offrande du soir), suivre une expédition de la marine russe (Confessions d’un capitaine) ou regarder pieusement vivre une vieille Japonaise (Vie humble).
Parmi ses vingt-cinq élégies soviétiques, série documentaire en cours amorcée en 1985, on trouve l’Elégie moscovite, qui débute avec une séquence sur le monument aux morts de la guerre d’Afghanistan, se poursuit avec la galerie de portraits des membres du Politburo pour se terminer sur un Boris Elstine en chair et en os, mais figé comme une nature morte, plongé dans ses pensées ou simplement endormi à son bureau. Donc, pas de grands ou de petits sujets pour Sokourov, qui imprime son regard oblique, sa marque indélébile aux commandes comme aux oeuvres personnelles.
Il n’est pas homme à manier des foules comme Eisenstein ou même comme Tarkovski (cf. Andréi Roublev) ; il ne filme des masses que si elles sont réunies par des circonstances extérieures, comme dans Offrande du soir. D’abord parce que l’appareil étatique du cinéma soviétique n’est plus là pour fournir de la figuration à bon marché. De toute façon, du temps du communisme, Sokourov n’aurait jamais pu bénéficier de gros moyens, son travail étant considéré comme « trop élitiste » (Tarkovski s’en insurgeait).
Bannis par les autorités soviétiques, ses films tournés entre 1978 et 1987 avaient été mis au frigo. Ensuite, il faut dire que ce réalisateur est foncièrement un solitaire. (« Sokourov ne peut supporter quiconque sur un plateau, il a besoin d’improviser et d’être seul », dit Youri Arabov, son scénariste attitré.) Un solitaire qui filme des solitaires en rupture tacite avec la société, la plupart du temps incarnés par des non-professionnels : Alexeï Annanishnov, l’acteur du Jour de l’éclipse et de Mère et fils, est manager chez Pepsi-Cola ; l’actrice française de Sauve et protège, Cécile Zervudacki, est anthropologue.
Son caractère farouchement indépendant peut même expliquer le style visuel du cinéaste. L’irréductible subjectivité de son oeuvre s’appuie sur une imprécision appliquée flous, achromie, distorsions résultant d’expérimentations artisanales. Contrairement à ses confrères les plus artistes qui, le plus souvent, se reposent sur les talents de leurs techniciens pour étayer leurs visions, Sokourov élabore lui-même ses systèmes de prise de vue. La folle singularité de ses images ralenties, anamorphosées, monochromisées, délavées, déteintes, superposées, ne correspond à aucun des effets répertoriés chez les professionnels de la profession. Le seul cinéaste à qui on peut comparer Sokourov est un Français, Patrick Bokanowski, plus secret et moins prolifique, dont un court métrage comme La Plage a été tourné selon un principe similaire à celui de Mère et fils : reflet de silhouettes humaines vues dans des miroirs déformants…
« Je ne veux pas seulement créer des personnages, une dramaturgie, un art du montage qui me soient propres : je rêve de créer mon propre espace », déclare Sokourov. Ainsi, pour le plus simple, en apparence, de ses films, Mère et fils, continuation plus aboutie et épurée de son premier long métrage, La Voix solitaire de l’homme, il échafaude un savant dispositif pour altérer la perception du spectateur : « Nous avons utilisé des décors spécialement conçus pour le film ; le sol des pièces pouvait être élevé ou abaissé, comme le toit de la maison. Ainsi, je pouvais obtenir un volume particulier, et avoir la même liberté qu’un peintre qui décide des dimensions et des volumes. »
Sokourov est en effet un peintre qui a fait du cinéma son moyen d’expression. Dans le fabuleux Pages cachées, qui évoque un monde clos et minéralisé, une Babel lacustre imaginée par un maniériste fin de (xixème) siècle, un cloaque urbain paraissant nimbé d’une fine pellicule de cendres, il se réfère explicitement au paysagiste Hubert Robert et implicitement aux architectures dantesques de Piranèse dans ses dessins de prisons imaginaires.
Bien sûr, le cadre architectonique de Pages cachées n’est qu’un cadre. Mais il est consubstantiel aux errances du personnage principal, qu’on prend d’abord pour un dealer/dragueur à la Koltès/Chéreau et qui s’avère peu à peu, quand les brumes s’estompent et que les lancinants travellings sur des façades aussi vertigineuses qu’antédiluviennes se stabilisent, une transposition abstraite du Raskolnikov dostoïevskien. Cette adaptation aquatique et stratosphérique de Crime et châtiment progresse par allusions, comme si le cinéaste n’avait choisi d’illustrer que les entre-deux du roman, ses « pages cachées », son âme plutôt que son intrigue ; les rares informations signifiantes n’en acquièrent que plus d’intensité, nous faisant frémir d’incertitude quant à la nature maléfique de ce vagabond, tantôt malmené, tantôt jouant au chat avec la souris Sonia. On pense aussi à Kafka, notamment lors d’une scène avec un bizarre fonctionnaire. Mais foin de littérature ! Elle compte moins ici que la douceur poisseuse de ces visions de purgatoire, où des damnés sautent dans le vide, où le héros se love en position foetale sous une monumentale lionne de pierre.
Sokourov ne se contente pas de regarder vers le passé, avec ses artistes maudits et torturés, avec son spleen romantique. Expérimentateur, avant-gardiste, il va jusqu’aux limites de la cacophonie en mixant allégrement images et musiques sacrées, profanes, pop, symphoniques et contemporaines. Par ailleurs, il y a chez lui une tendance orientaliste, intrinsèque à l’art russe. Elle se manifeste par un style dépouillé, une mystique animiste de la matière, mais aussi par le simple choix de certains sujets : le Japon d’Elégie orientale et de Vie humble, le Turkestan du Jour de l’éclipse, sorte d’eastern (par opposition à western) buzzatien. Des bouts isolés et désolés de l’Asie deviennent alors le hors-champ fantastique de la civilisation ou des conventions occidentales. Le macrocosme y rejoint le microcosme, les montagnes lunaires du Jour de l’éclipse où les humains évoluent comme des fourmis ressemblent aux gros plans de la peau parcheminée d’une vieille couturière japonaise dans Vie humble…
Le brouillage auquel se livre Sokourov, qui confère une inquiétante étrangeté au réel, peut être assimilé à une vision d’outre-tombe ou de post-apocalypse ; « Je veux vivre la mort ! », déclare un personnage non identifié dans La Voix solitaire de l’homme, avant d’être jeté à l’eau pieds et poings liés par un comparse qui espère son retour de l’au-delà pour qu’il lui narre son voyage. La mort est pour Sokourov l’expérience métaphysique absolue, littérale. Mais dans ses films, la frontière entre vie et trépas s’estompe. Elle devient incertaine, crépusculaire ; les morts parlent (Le Jour de l’éclipse) ou semblent infuser leur dernier souffle dans la nature environnante (Mère et fils). Alexandre Sokourov a poussé à son summum de poésie, de folle délicatesse, d’insondable mélancolie, la morbidité et le caractère fantomatique du cinéma.
Pages cachées d’Alexandre Sokourov, avec Aleksandr Cherednik, Elizaveta Koroljova
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}