Sokourov et la Tchétchénie. Sur le papier, voici un film intrigant, peut-être même inquiétant. D’abord parce qu’on ne peut pas dire que le cinéma russe nous abreuve de films sur la guerre de Tchétchénie (on se doute bien pourquoi), d’autre part parce que le grand cinéaste qu’est Sokourov (L’Arche russe, Le Soleil, récemment) n’est guère […]
Sokourov et la Tchétchénie. Sur le papier, voici un film intrigant, peut-être même inquiétant. D’abord parce qu’on ne peut pas dire que le cinéma russe nous abreuve de films sur la guerre de Tchétchénie (on se doute bien pourquoi), d’autre part parce que le grand cinéaste qu’est Sokourov (L’Arche russe, Le Soleil, récemment) n’est guère connu pour ses idées progressistes. Qu’allait-il donc nous raconter là-bas, à Grozny même (le tournage fut semble-t-il une dangereuse aventure), en compagnie d’une cantatrice (la mythique Galina Vishnevskaya, veuve de Rostropovitch, qui quitta l’URSS en 1974 avec son mari) ?
A priori, Alexandra déçoit forcément ceux qui s’attendent à voir un film sur la guerre de Tchétchénie. De ce conflit, on ne verra rien, toujours maintenu hors champ, à distance, comme cette musique (une marque de fabrique chez Sokourov) qui semble provenir d’un phonographe posé au fin fond du vieux dancing du bout de la plage. Ce qu’on voit de la guerre, c’est le retour des hommes à leur camp de base après les opérations de “ratissage” de la journée, leurs regards fourbus ou fuyants, le sable qui recouvre les blindés, les armes qu’on fourbit, un village qui brûle au loin dans la nuit… D’opinion sur cette guerre, on n’en entendra guère non plus. Sokourov est et se veut un artiste au sens romantique du terme, avec l’excès caricatural que peut revêtir ce mot. Le cinéaste est l’héritier d’une certaine hystérie russe (il suffit de regarder ses trois heures de Dialogues avec Soljenitsyne, par ailleurs passionnants, édités aujourd’hui en DVD, pour s’en convaincre).
Alexandra n’est donc pas un film documentaire, militant, politiquement engagé, même si, dans le même temps, il faut aussi reconnaître qu’on a rarement autant vu de décors naturels dans un film de Sokourov. Alexandra, c’est l’histoire intemporelle d’une grand-mère qui va rendre visite à son petit-fils, officier brillant en mission dans un pays hostile. Sokourov la suit, cette Alexandra, vieille Russe bourrue, fatiguée mais forte (métaphore de la Russie), déambulant dans le camp retranché, donnant des cigarettes aux soldats, visitant un char, sympathisant avec des vieilles Tchétchènes, prenant dans ses bras cet homme viril qui fut un jour un enfant et le laissant une ultime fois, avant de repartir, lui tresser ses nattes. Il serait facile d’ironiser, notamment sur cette babouchka qui a parcouru des milliers de kilomètres pour venir mater des jeunes hommes torse nu et respirer les aisselles de son petit-fils – ce que montre aussi le film. Mais il y a dans Alexandra un sentiment qui l’enveloppe et le protège du grotesque : une vraie douleur.