« Album de Famille » est un premier film subtil, tournant autour d’un couple de quadra turc qui adopte un bébé mais essaie de le faire passer pour leur enfant biologique.
Plans-séquences larges et fixes, banalité parfois étrange du quotidien, humour pince-sans-rire…ce premier film fait irrésistiblement songer au cinéma laconiquement burlesque de Porumboïu, Jarmusch ou Kaurismäki, tous plus ou moins descendants de Tati.
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Album de Famille prouve qu’il existe une Internationale de l’humour grinçant à mèche lente et du plan large, qui laisse une grande liberté au spectateur.
L’invention de soi, façon Facebook
On y suit les jours d’un couple quadra de la classe moyenne qui adopte un bébé mais fait tout pour faire croire à son entourage que l’enfant est biologiquement le leur : photos de l’épouse faussement enceinte, rendez-vous secrets avec les institutions de l’adoption, etc. Première info: au pays d’Erdogan, il est manifestement un peu honteux d’adopter, c’est-à-dire d’être stérile. Deuxième info: chacun est susceptible de s’inventer une vie parallèle de fiction. Et c’est encore plus aisé aujourd’hui, grâce à tout l’arsenal de gadgets technologiques domestiques.
La légende que s’invente ce couple n’est finalement pas très éloignée de ce que chacun pratique sur Facebook, sauf qu’ici, l’invention de soi et de sa vue est « live ». Il n’est d’ailleurs pas interdit de lire là une critique politique sous-jacente d’un pays qui s’est un peu inventé son histoire (comme tous les pays). Du roman familial au roman national, les torsions fictives, exagérations de la réalité et petits arrangements avec la vérité procèdent du même registre.
Mertoglu renvoie certaines de ces vérités déplaisantes avec un humour à froid aussi goûteux que cinglant : ces petits bourgeois éduqués (lui est prof d’histoire) sont banalement antisémites ou racistes, sans même en avoir conscience. « T’as l’air d’un usurier juif » dit l’un en prenant son copain en photo. « Passe la balle au nègre ! » hurle un autre en regardant un match. « Elle est pas un peu trop basanée ? » remarque le couple en découvrant sa nourrissonne…
Du cinéma politique anti-Ken Loach
Racisme ordinaire de la classe moyenne qui semble ancré dans l’ADN social turc mais qui nous renvoie à nos propres dérélictions de sociétés occidentales supposées être à l’avant-garde de la démocratie et des droits de l’homme, comme si Mertoglu avait prophétisé l’accord que viennent de signer l’Europe et la Turquie sur le dos des réfugiés.
Au-delà de sa charge politico-sociale subtile, Album de Famille recèle aussi sa part de mystère et d’élégance plastique à l’image d’un dernier plan aussi magnifique qu’insondable. En somme, artistiquement, Mertoglu est l’anti-Loach : comme dirait Godard, il fait politiquement du cinéma là où l’Anglais fait du cinéma politique.
Pour notre part, entre les esthètes qui laissent un espace de libre pensée et de questionnement au spectateur et les idéologues qui assènent un message binaire confortant le spectateur dans ces certitudes les plus basiques, on choisira toujours les premiers.
Album de famille (Turquie) de Mehmet Can Mertoglu. Avec Sebnem Bozoklu, Murat Ciliç. Semaine de la critique.
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