Le cinéaste Alain Resnais s’est éteint samedi soir à l’âge de 91 ans. A l’occasion de la sortie en salle du film « On connait la chanson » en 1997, Les Inrockuptibles avaient alors publié une interview fleuve. La voici.
« On connaît la chanson » interroge tous nos maux avec jubilation. Questionné à son tour, Alain Resnais nous parle de méduses et de La Pie Qui Chante, de candeur et d’intelligence, d’engagement et de spectacle.
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Vous êtes souvent motivé par la notion de danger dans le projet d’un film. Quel était pour vous le danger avec On connaît la chanson ?
Je voulais voir s’il était possible de faire, en français, ce qui a été utilisé par un scénariste et réalisateur anglais pour lequel j’avais beaucoup d’admiration, Dennis Potter : faire mimer de vrais extraits de chansons par les personnages des films. Le danger, c’est de copier. Comment faire la même chose, mais avec des chansons françaises, sans que ce soit un vol ? Potter utilise, souvent a contrario d’une action très dramatique, des chansons très rengaines que miment les personnages : alors leur imaginaire se déchaîne, il peut y avoir de la danse, des corps qui se transforment… Quand la chanson est finie, les personnages n’ont pas l’air de s’être aperçus qu’ils ont chanté, ou qu’on leur a chanté quelque chose. Alors j’ai pensé qu’on pouvait risquer le coup, partant de l’idée que dans la vie, il y a toujours des bribes de chansons qui vous traversent la tête : parfois, on utiliserait très bien le langage de la chanson pour s’exprimer. Si on était naturel, on parlerait peut-être tout le temps avec des paroles de chanteurs.
Dans On connaît la chanson, le choix des chansons n’est pas lié forcément à l’âge des personnages : certaines sont beaucoup plus vieilles qu’eux et relèvent plutôt d’une mémoire collective.
Avec les « Jabac » comme on les avait surnommés pour ne pas tout le temps dire Agnès et Jean-Pierre ou Bacri et Jaoui, qui ont écrit le scénario , on a essayé d’être naturels. On ne voulait pas faire une anthologie de la chanson française, choisir les chansons des chanteurs qu’on préfère ou les chansons qu’on aime par-dessus tout : non, on a essayé de faire un choix qui corresponde à ce qui nous vient naturellement dans la tête au cours du film. Mais attention : je ne sais pas si tout cela est réussi.
Vous tenez à cette prise de risque. Vous estimez qu’un film qui n’aurait pas un côté expérimental ne vous intéresserait pas.
Ça me donne l’énergie de le tourner. Je suis un formaliste : je crois que s’il n’y a pas de forme, il n’y a pas de communication. Et quand je vais au cinéma, plus il y a de parti pris dans la mise en scène, dans le jeu des comédiens qui fait partie de la mise en scène , plus j’aime. J’ai tendance à m’ennuyer quand c’est trop frais ou trop normal. J’aime bien les comédiens exagérés. C’est peut-être ma formation d’adolescence, au théâtre, le fait de voir jouer Charles Dullin, Georges Pitoëff, Jouvet, Sacha Guitry, Victor Francen, Pierre Blanchard, Gaby Morlay : ce n’était pas des acteurs qui jouaient dans le naturel. S’il y a Claude Rains dans un film, je serais tenté de dire que je ne regarde pas quel est le metteur en scène. Si les deux se rencontrent, Hitchcock et Claude Rains par exemple, tant mieux, ça m’arrange. Mais je peux voir n’importe quel film où joue Claude Rains, je sais que je vais en tirer du plaisir. La même chose avec Charles Boyer, Katharine Hepburn, Danielle Darrieux… L’acteur détermine beaucoup mon aimantation vers un spectacle, c’est ma motivation première. Je peux voir des films qui, sans être des nanars, sont secondaires et ne pas le regretter après.
Ce qui est particulièrement moderne dans votre approche de la culture est le fait que vous ne fassiez pas de hiérarchie entre les arts : vous n’opposez pas la littérature à la bande dessinée, la musique classique à la chanson.
Cela ne répond pas à un principe. Je dirais plutôt que si j’ai du plaisir, je ne veux pas commencer à dire « C’est nul mais je me suis amusé », comme ces gens qui disent « On est allés voir un film, c’était bête, c’était bête… mais on a ri, on a ri… » Non, je ne veux pas avoir honte d’avoir ri. Mon plaisir est le seul critère que je reconnaisse. Mais je n’ai pas codifié ça, c’est venu tout naturellement. Les copains me considéraient comme un peu snob, ou cinglé, me disant « Tu ne peux pas aimer à la fois telle chose et telle autre. » Je culpabilisais, mais je n’allais tout de même pas changer d’avis ! En musique par exemple, je ne suis pas un spécialiste : je suis incapable d’apprécier, du point de vue technique, un très beau timbre de voix. Je n’ai jamais accepté de diriger un opéra car je n’avais pas les critères musicaux suffisants, je ne suis pas Giorgio Strehler. La musique m’intéresse beaucoup mais je ne sais pas lire le solfège et je n’ai pas d’oreille. Je me rends juste compte d’un changement de tonalité, je peux à la rigueur reconnaître le la majeur et le ré mineur.
Vous jouiez d’un instrument dans votre jeunesse ?
En province, comme toujours à cette époque-là, on m’a donné des leçons de piano, mais c’était complètement imbécile : on vous apprenait à déchiffrer et à poser les doigts, mais il n’y avait pas du tout l’idée d’apprendre à entendre une partition en la lisant. J’avais un ami compositeur, Pierre Barbaud, qui pouvait lire un quatuor à son petit déjeuner comme on lit son journal. C’est un rêve que je caresse. On m’a raconté cette anecdote : Pierre Boulez dans un avion, feuilletant une nouvelle partition d’orchestre et poussant soudain un gémissement : « Ahh… » On lui demande ce qui se passe, il répond « C’est trop fort… » Je comprends cela. Voilà où j’aurais voulu arriver. C’est trop tard. Mais ne parlons pas de mes manques, c’est toujours une manière de les excuser.
Cet intérêt pour les formes de culture dites populaires, très ancien chez vous, est d’autant plus frappant qu’à une époque, vous étiez considéré comme le cinéaste du nouveau roman, comme un cinéaste très intellectuel.
« Considéré », d’accord. Mais attention : deux producteurs sont venus me demander si je voulais faire un film avec Alain Robbe-Grillet. J’ai commencé par répondre « Ça m’étonnerait, d’après ce que j’ai lu dans les magazines, c’est quelqu’un qui fait des choses très difficiles et que je ne vais pas comprendre. » Lorsque j’ai rencontré Alain Robbe-Grillet, sa passion pour le cinéma et le théâtre a fait que l’entretien a été très cordial. Dans les huit jours, j’ai lu les quatre bouquins qu’il avait écrits avec un tel plaisir de lecture… Je n’avais pas l’impression d’être hors de mon territoire, car il y avait là un côté roman populaire même s’il était détourné. Ce n’est pas que, par principe, je me refuse à mettre Fantômas au-dessous d’Emile Zola ou de Nathalie Sarraute. Le tout est d’être dans l’humeur qui fait qu’on est prêt à lire un livre plutôt qu’un autre. Alors évidemment, on peut dire « Etre adaptable ainsi, aimer deux genres si différents, cela montre que vous n’avez pas une personnalité forte et violente »… Souvent, on repousse des choses du pied… parce qu’on ne les connaît pas.
Même si votre amour pour le théâtre de boulevard, la bande dessinée ou la chansonnette existe depuis longtemps, ce sont des sujets que vous n’avez traités qu’assez tard.
Je suis entré dans le cinéma pour être monteur. Je connaissais une monteuse très célèbre à l’époque, Myriam, qui avait beaucoup travaillé pour Guitry et Renoir, entre autres. J’allais devenir stagiaire libraire chez Galignani, rue de Rivoli, ce qui ne m’enchantait pas. Mais bon, j’étais sans bachot, je n’avais pas pu faire d’études sérieuses, notamment pour des raisons de santé : j’étais certainement recalé à vie, il n’y avait pas tellement de professions possibles pour moi. J’avais un peu pensé à devenir exploitant de cinéma, à avoir une petite salle. Seulement il fallait une mise de fonds, c’était compliqué. Donc stagiaire libraire. Galignani était distingué, je me disais que je pouvais apprendre avant d’avoir ma propre petite librairie. Mais mon amie monteuse m’a dit « Mais tu es complètement idiot, il y a l’Idhec, l’école de cinéma, qui s’ouvre, essaie de devenir monteur, c’est quand même plus intéressant que d’être libraire. » Ce qui était tout à fait mon avis, puisque je pensais qu’en étant monteur, je ne perdais pas complètement le contact avec les acteurs. En effet, comme tout le monde, j’ai essayé un peu d’être comédien, j’ai passé un an et demi chez René Simon mais j’ai arrêté car je n’étais pas content des résultats. Néanmoins, je ne voulais pas quitter le milieu. En étant monteur, on pouvait aller sur les plateaux, les acteurs viennent quelquefois dans la salle de montage. Ainsi, je restais dans ce milieu qui, par rapport à celui que j’avais connu en province bretonne, me paraissait tellement vivant, curieux, intéressant maintenant encore. Je me suis présenté à l’Idhec et y suis entré comme monteur. Malheureusement, ils n’avaient pas les moyens de travailler sur le montage et au bout d’un an et trois mois, sentant que j’allais être renvoyé, je suis parti et suis devenu assistant de Nicole Védrès. Après, ça a suivi. Mais je n’ai aucun mérite dans ce sens-là : je n’ai jamais demandé à un producteur de faire un film, ça a toujours été au hasard des commandes. A condition, évidemment, que je me sente libre dans cette commande. Je pense ne jamais avoir proposé un film à un producteur : il n’y a eu que des circonstances, des enchaînements. Comme il n’était pas toujours facile de trouver du travail comme monteur, lorsqu’un producteur comme Braunberger me demandait de faire un court métrage, je n’allais pas dire non. Et plus tard, je n’aurais jamais pensé seul à faire un film avec Robbe-Grillet. Les producteurs m’ont proposé des idées, ça collait ou pas. Puisque c’est un métier, j’en ai besoin pour gagner ma vie, tout bêtement… Que serait-il arrivé si j’avais été rentier ? Il y a une phrase célèbre d’André Gide : « Grâce à la providence, je n’avais pas à me soucier de gagner ma vie. » Il pouvait écrire pour le plaisir d’écrire.
Un peu comme Jean-Pierre Mocky.
Oui, on dit toujours de lui qu’il entre dans la cantine avec son auto et crie « Moteur ! » (rires)… Mocky a d’ailleurs été le premier producteur qui voulait que je tourne La Tête contre les murs, alors que je n’avais fait que des courts métrages. Mais là, c’était une commande trop inquiétante, je ne me sentais pas la tête assez solide pour être dans un milieu d’asile et m’occuper des problèmes d’instabilité mentale pendant un film : on est englué là-dedans pendant plus d’un an, alors les cauchemars… Moi, je n’ai pas une tête que je trouve très solide, j’ai eu peur, j’ai donc refusé. Même s’il y a des moments de folie dans Hiroshima mon amour, ça ne se passe pas dans un asile.
Aujourd’hui, avez-vous un rapport nostalgique à la culture populaire et comment restez-vous en contact avec la culture populaire actuelle ?
S’il y a nostalgie, je ne cherche pas à la favoriser. Mais les circuits du cerveau se fixent entre 1 et 7 ans. Tout continue à se développer plus ou moins, mais je ne crois pas qu’on puisse s’inventer des nouveaux goûts à tout âge. Je reste donc certainement marqué par des choses qui m’ont frappé quand j’étais petit, adolescent, comme tout le monde. J’espère néanmoins ne pas être fermé à des choses actuelles, même si je ne suis pas un expert en rock par exemple et en rap, ce n’est pas mieux, je connais deux-trois vedettes. Il était question qu’il y ait un extrait de NTM dans le film, mais ils ont refusé par principe que leur chanson soit coupée.
Pour vous, la notion de spectacle a-t-elle beaucoup évolué ces cinquante dernières années ?
Ce qui m’intrigue le plus dans la vie, c’est ce goût du spectacle qu’on a tous. Et toutes les théories sur la catharsis, identification ou non, possibilité de vérifier son expérience avec celle des autres sans risques parce qu’on sait que le spectacle, lui au moins, va finir. Cette faculté qu’on a de créer des images, des spectacles, des livres, toute cette production, tout ça m’intéresse. Mais peut-être parce que je ne comprends pas du tout pourquoi ça arrive. Parfois, je me dis que mon prochain film s’appellera « C’est pas grave », car c’est ce qu’on dit toujours quand on ressent une chose très douloureuse. On y verrait ce qui se passerait si on ne faisait que des choses raisonnables, si on ne s’occupait que des malheurs du monde, si on ne faisait que des choses pour servir la société et la planète Terre. On rencontrerait sans doute là aussi des contradictions. Mais par spectacle, j’entends aussi bien la production d’un disque que la sortie d’un journal, une affiche dans la rue, les peintures de Tintoret ou de Fernand Léger. Tout ça, c’est du spectacle pour moi : tout ce qu’on fabrique et qui en principe ne sert à rien. C’est l’inutile.
Qu’est-ce qui a fait naître votre passion pour cette forme de spectacle qu’est le cinéma ?
J’ai l’impression que tout est venu en même temps. C’est la lecture, le cinéma, la littérature graphique, pour ne pas dire BD, la musique aussi. Quand j’étais petit, si on achetait un caramel de La Pie Qui Chante, on avait droit à cinq images de films. Et pour 50 centimes on pouvait acheter une petite boîte en carton avec une lentille pour voir l’image du film : comme ça, au bout d’une centaine de caramels, on arrivait à avoir 500 images et je m’amusais à reconstituer un film. Ce qui est drôle, c’est qu’un jour, beaucoup plus tard, j’ai fait réparer mon projecteur 16 mm par un artisan, Monsieur Robert, et en parlant, il m’a dit « Mais c’est moi qui débitais les films La Pie Qui Chante en petits morceaux, quand j’avais 14-15 ans ! » Son père l’utilisait pour couper les films… Mais j’aimais aussi beaucoup les chansons d’opérette filmée, des films comme Le Chemin du paradis avec Lilian Harvey. Et puis il y a eu le grand choc de 42ème Rue. Un coup sur la tête : soudain, je me suis aperçu que cette revue, qu’on nous montre à la fin de 42ème Rue, on ne pourrait pas la faire au théâtre : du coup, le cinéma m’est apparu comme un truc formidable. A l’époque, je me suis intéressé à Zig et Puce, les premières histoires en images avec des ballons en France, à Robin des Bois avec Douglas Fairbanks tout ça va de pair. Mais il y a aussi le concerto pour violons de Stravinsky, qui avait échoué par hasard chez un marchand de disques à Vannes en Bretagne parce que la personne qui l’avait commandé n’était jamais venu le chercher. Le disquaire me l’avait soldé c’était une étiquette Polydor noir et or, au lieu de la verte et or. Il m’avait passionné, c’était une musique tellement différente de celle que j’écoutais jusque-là Tino Rossi ou des disques de chansonniers. Les comédies musicales avec Fred Astaire vont arriver un peu plus tard. Ce sont elles qui vont me convaincre de l’intérêt du parlant. Pendant un ou deux ans, j’ai été contre le parlant. Les premiers parlants qu’on a vus n’étaient pas formidables, les muets étaient devenus tellement fins… D’abord, dans le parlant, les acteurs ne bougeaient plus. Moi, j’aimais bien que ça coure dans les westerns. Avec le parlant, tout à coup, pour parler, ils se mettent sur une caisse devant un feu de camp ! Je ne me rendais pas compte qu’ils ne bougeaient pas à cause du micro, mais je sentais bien que ça ne bougeait plus beaucoup… Dès René Clair avec Sous les toits de Paris, j’ai changé d’avis sur le parlant.
Votre rapport à la culture anglo-saxonne s’est développé aussi tôt ?
Le premier, c’était Conan Doyle Sherlock Holmes fascinait tout le monde. Après, si on reste dans la littérature populaire, il y a eu Dick Carter, dont toutes ces images de couverture chez le marchand de journaux étaient très attirantes. Aucune publication française ne ressemblait à ça, n’avait cette puissance d’attraction. Et puis, il y a eu les aventures du Saint de Leslie Charteris mais là, j’ai déjà 14-16 ans. Je me suis aperçu que Le Saint publié chez Gallimard comportait 50 à 100 pages de moins que l’édition anglaise : alors là, je me suis dit qu’il fallait que je m’y mette : « On est en train de me rouler, je veux avoir le texte intégral ! » (rires)… Ça m’a donc forcé à me débrouiller avec l’anglais, à lire beaucoup d’auteurs anglais. La littérature anglaise a ainsi pris beaucoup de place, accompagnée de films américains, de littérature américaine et de comic strips, de bande dessinée qui venait quand même des Américains, qu’on le veuille ou non. On ne pouvait pas comparer la puissance d’attraction, en 1934, entre ce que produisait l’Amérique et la France sur ce plan-là. Il y avait juste la Belgique, avec Hergé : j’avais repéré Tintin, il y avait aussi Zig et Puce, c’est tout même si les experts vous diront qu’il y avait Marijac ou Jijé. Mais la première fois que je suis tombé sur une planche de Terry et les pirates de Milton Caniff, ça a été un choc. Il y avait aussi Dick Tracy dans les mêmes suppléments du dimanche. Il est certain que tout ça m’a porté vers l’Amérique. Après, il y a eu les Italiens, mais les bandes dessinées allemandes, espagnoles, tchèques n’existaient pas. Donc c’est l’Amérique, automatiquement. Mais même aujourd’hui, je ne pratique pas très bien l’anglais… Je suis entièrement autodidacte en anglais, j’aime beaucoup l’entendre, écouter les acteurs en anglais. Mais quand je travaille avec eux, ils font beaucoup d’efforts pour me comprendre. Ellen Burstyn, avec qui j’ai travaillé sur Providence, m’a dit qu’elle avait mis trois semaines pour comprendre le mot répétition, « rehearsal », tellement je le prononçais bizarrement (rires)…
Il paraît que vous avez eu le projet d’adapter L’Ile noire d’Hergé.
Un producteur me l’avait proposé, mais ça n’a pas eu de suite. J’étais je suis toujours contre l’adaptation d’un livre au cinéma. Une bande dessinée, c’est même pire, parce qu’il y a déjà l’image d’un héros. C’est très difficile de faire Les Trois mousquetaires ou Guerre et paix parce que chacun a son idée des personnages, il y a toujours une déception. Alors comment faire parler Tintin ? La première chose que j’avais dite, c’était qu’il fallait que les décors et les personnages soient aussi minimalistes ou aussi simplifiés que le trait d’Hergé… Mais on aurait abouti à un dessin animé en relief, je n’ai donc pas de regrets. Ce qui m’intéressait le plus dans le projet, c’était de rencontrer Hergé. Je ne l’ai rencontré que beaucoup plus tard, vers 65 ou 68, de manière plus marrante. Un écrivain américain, Frederic Tuten, un passionné de Tintin, rêvait de rencontrer Hergé. J’ai fait quelque chose que je n’aurais jamais osé faire pour moi : je savais qu’Hergé était dans un hôtel à New York et j’ai pris sur moi de l’appeler pour lui demander s’il voulait bien rencontrer cet ami écrivain ; Hergé a accepté, on a pris un petit déjeuner ensemble, très convivial, et j’ai pu parler avec lui une heure ou deux.
Il est frappant que vous ayez choisi le cinéma, alors que c’était considéré comme une activité diabolique dans le milieu où vous avez été élevé.
Dans mon milieu familial, il était considéré comme dangereux. On attrapait des maladies si on allait au cinéma, ce n’était pas sain. Ce qu’il fallait, c’était se promener à la campagne, être scout. Le cinéma était désapprouvé à cette époque, toléré tout au plus, dans ma famille. Cette passion, je crois que c’est la… révolte, c’est un bien grand mot, disons plutôt l’opposition au milieu familial qui se manifeste à peu près chez tout le monde.
Chez vous, le carcan de la religion, de l’éducation chez les jésuites, était-il particulièrement serré ?
Ah oui, c’était oppressant. Seulement je me disais « Ils sont quand même plus malins que moi, il faut donc que je fasse un effort pour faire comme eux, croire comme eux. » J’ai pratiqué le catholicisme jusqu’à 16-17 ou 18 ans. J’allais à la messe mais sans rien éprouver, sans foi, je n’ai jamais eu les signes sensibles de la foi, l’extase, sainte Thérèse de Lisieux, les pleurs de joie de Pascal, non. Mais, me disant que les adultes savaient mieux que moi, je m’accrochais à François Mauriac, que je trouvais intéressant, ou à la conversion de Claudel. Peguy, ça n’arrivait pas à me passionner, malgré les beaux vers. Je cherchais des justifications dans les écrivains, jusqu’au moment où je me suis aperçu que tous les écrivains que j’aimais étaient de l’autre côté, sur l’autre plateau de la balance. Que Mauriac pesait, oui, mais qu’André Breton, Aragon, Dos Passos, Faulkner, Hemingway pesaient pour moi plus lourd. Là encore, j’ai suivi mon plaisir et à partir de ce moment-là, je n’ai plus jamais remis les pieds dans une église.
Depuis, votre rapport à la religion ou à la foi n’a jamais évolué ?
Non, mais ça va peut-être venir, il faut se méfier. On a vu des conversions une demi-heure avant le dernier souffle. Mais pour l’instant, non, je ne sens rien… de différent.
Votre passion pour Breton et les surréalistes a été une manière de vous affranchir définitivement ?
Oui. En Bretagne et en province, tout était logique, on cherchait une armature de vie stricte maintenant, on peut avoir la nostalgie de cette rigueur car elle donnait des directions. Donc Breton, et puis le cinéma, aussi bien Le Chien andalou que Le Sang d’un poète… Dieu sait que ces gens ne s’aimaient pas entre eux, mais je ne le savais pas. Il y avait aussi des gens comme Poudovkine, Robert Wiene avec Caligari. Voir tout d’un coup qu’on pouvait faire des films tellement différents de ceux qu’on montrait habituellement en province : tout ça a été définitif.
Comment avez-vous choisi la première image d’On connaît la chanson : une croix gammée dans le bureau du général von Choltitz, au moment où celui-ci, avant de chanter Mon seul amour c’est Paris, répond à l’ordre d’Hitler de détruire Paris ?
Je trimballais depuis une dizaine d’années l’idée d’un guide, d’une visite guidée. J’ai des boîtes avec des feuilles, des photos, des bouts de tableaux, des réclames, des faits divers, des déclarations d’interviews. Alors j’en sors parfois telle ou telle chose qui me donne une idée, qui me permet d’appâter le scénariste dans mes premières conversations avec lui. Et j’ai donc parlé de von Choltitz, de ce cas de conscience, de ce qui a pu se passer dans sa tête pour qu’il ne fasse pas sauter tout Paris. Je suis parti du principe que la guide, interprétée par Agnès Jaoui, qui n’avait pas vécu ça, ne pouvait en avoir que des images de cinéma, elle a peut-être vu Paris brûle-t-il ? Donc j’ai fait des croquis enfin, je ne sais pas dessiner, je ne sais pas chanter non plus… mais j’essaie de prévoir les collures.
Comment vous est venue l’idée des méduses, qui apparaissent en surimpression lors des dernières scènes d’On connaît la chanson ?
Je n’en sais rien, mais elle s’est imposée. J’ai un vague principe, que j’ai déjà appliqué dans plusieurs films : s’il y a des images qui viennent comme ça et restent plus d’une semaine, il ne faut pas se poser la question, on les met dans le film. Les méduses, ce n’est pas un symbole. Elles se sont imposées à la fin de la préparation, au moment des répétitions. L’idée était donc présente au tournage : la caméra suit la méduse, qui nous amène à d’autres personnages ayant des rapports au cours de la soirée dans l’appartement. Après, on peut bien dire que c’est un symbole de personnages qui flottent, mais je fuis le symbole par tous les moyens. Sans me mettre sur le même plan que lui, demande-t-on à Buñuel pourquoi on voit un ours monter l’escalier en marbre de L’Ange exterminateur ? dans mon souvenir en tout cas, je n’ai pas revu le film depuis trente ou quarante ans. Ou bien ce que contient la boîte dans Belle de jour ?
Les méduses d’On connaît la chanson peuvent faire penser aux rats de Mon oncle d’Amérique.
C’était l’inquiétude qu’avaient certaines personnes de la production : « Attention, la critique ne va pas vous rater, on va vous épingler là-dessus. » Le seul défaut des rats dans Mon oncle d’Amérique, c’est que les premières critiques, parues dans la presse quotidienne, étaient très dures pour le film, partant surtout du principe qu’il disait « que les hommes sont des rats ». Cette interprétation a diminué dans les hebdomadaires et disparu dans les mensuels. Et ensuite, le public est venu. Mais c’était drôle, car il y avait cette phrase à mon avis capitale dans Mon oncle d’Amérique et j’entends encore l’intonation d’Henri Laborit : « Mais l’homme n’est pas un rat ! » On s’était amusés, je pensais que les plaisanteries qu’on avait mises dans le film montraient qu’on ne s’imaginait pas traiter le problème de l’existence en une heure et demie. Référez-vous aux livres sérieux là-dessus, mais pas à nous. En ce qui concerne les méduses, si les membres de l’équipe m’ont finalement suivi dans cette idée, c’est qu’il devait y avoir quelque chose qui les attirait aussi. Les rats de Laborit, c’était clairement métaphorique, on s’amuse. Là, on est peut-être dans une démarche plus surréaliste, de l’époque, on est plus près de Max Ernst ou de gens comme ça. J’avais besoin de ces méduses pour faire sentir quelque chose dans cette soirée. Peut-être que je me sens moi-même très près des méduses qui flottent ainsi, dont on ne sait jamais où elles vont aller.
Elles n’ont pas de conscience.
Ça, je n’en sais rien. A partir de quel moment la conscience commence-t-elle ? Là, on en apprend tous les jours. On a longtemps considéré le homard comme un crustacé individualiste et puis un jour, on a enregistré le cri d’alerte des homards qui prévient les autres homards : « Eh, rentrez-vous, un danger arrive »… Est-ce de la conscience ? Le hérisson, le premier mammifère paraît-il je le trouve sympathique, notre ancêtre le hérisson , a l’air d’avoir une conscience. Il est certain qu’il a une mémoire, mais une conscience… Pour torturer, faut-il avoir la conscience de soi et de l’autre ? Y a-t-il des animaux qui torturent ? Alors on dit que la colombe commence par percer les yeux de sa proie, la fait souffrir avant de la manger. Mais bon, je ne dis pas que c’est vrai, je l’ai lu, c’est pourquoi je cite toujours Bouvard et Pécuchet : ce n’est pas parce que je l’ai entendu à la radio que c’est vrai si on devait faire la somme de croyances qui viennent du hasard et qui sont complètement fausses… On apprend par exemple un jour qu’il n’y a pas de fer dans les épinards, contrairement à ce qu’on a cru pendant des années. Et puis un jour on lira dans Libération qu’il y en a quand même un petit peu… Je peux par contre vous dire avec certitude que Popeye ou Mathurin le joyeux marin, au choix mangeant des épinards pour avoir de la force, c’est un truc qui est dans le dessin animé mais dont Segar, le vrai auteur de Popeye, ne s’est pratiquement pas préoccupé je ne sais même pas s’il y a des scènes où il le montre en train de manger des épinards. Cependant, pour tout le monde, Mathurin, c’est les épinards. Ce qui prouve que le dessin animé a eu plus de poids que la BD, et c’est dommage : la BD est très supérieure comme scénario car il n’y a pas ce gros méchant sans intérêt, qui n’est qu’un stéréotype ; il y a par contre tout un fantastique avec la sorcière et la dame de la mort.
Dans On connaît la chanson, vous utilisez au contraire des situations dramatiques archétypales, presque des poncifs, et vous évitez toute brillance des dialogues, même s’ils sont très ciselés.
Il n’y a pas de mots d’auteur. Mais je n’ai pas poussé Jaoui et Bacri vers ça, je leur ai donné la plus grande liberté. On s’est mis d’accord sur ce thème des apparences : on essaie toujours de présenter de soi une image, devant la peur du jugement des autres, on essaie toujours de se préserver. Mais à partir de là, je ne savais pas du tout ce qui allait arriver dans le film. Je n’ai pas fait beaucoup de films, disons autour de dix-huit, mais j’ai toujours vu mes scénaristes ne pas savoir comment ça allait finir. Et c’est quand un personnage commence à dire des choses qu’on désapprouve qu’on sent que le scénario est devenu vivant : on a un mouvement de recul ou de désapprobation, mais ce n’est pas une raison pour couper la réplique. De même, il ne faut pas fourrer dans la bouche des personnages des répliques sous prétexte que « ce serait bien si on pouvait dire au public que… ». Parfois on le fait, on devient vertueux, et puis au bout de trois ou quatre jours, ces répliques deviennent un peu bêta, et quand on les passe au comédien, il bute : c’est bien la preuve qu’on a fait un mauvais collage, que la colle est mauvaise. Alors je suis plus… fataliste, je trouve qu’il faut essayer de garder ce qui vient naturellement. Je ne suis pas né avec la notion d’auteur. Un metteur en scène qui écrivait son scénario, c’était une exception Chaplin, René Clair. Ça ne me choque donc pas du tout de travailler avec des scénaristes. Et comme je me considère comme monteur… un monteur n’écrivait pas les scénarios. Cette question n’arrive pas à me passionner, ce qui m’intéresse est d’arriver à faire un film, un film qui nous plaise, qui soit réalisable. Encore faut-il qu’un producteur accepte d’engager un scénariste sans savoir si ça aboutira. On entend souvent cette phrase : « Un film, c’est d’abord une bonne histoire », mais j’ai vu des exemples de très bonnes histoires qui n’ont pas fait de films, et le contraire aussi.
Vous minimisez souvent votre rôle, en affirmant que le metteur en scène n’est pas le démiurge que l’on croit a contrario de la notion d’auteur imposée par la Nouvelle Vague.
Je pense surtout à une impression qu’on a sur un plateau de tournage : l’impression qu’on pourrait ne pas être là, que si la boule de neige est lancée, il faut qu’elle dévale bien le long de la montagne. Pour qu’un film soit agréable à tourner, il faut que ça marche tout seul : le metteur en scène a donc presque l’impression d’être en trop on s’amuse beaucoup à blaguer là-dessus et à s’amuser de tout ça. Mais je ne vais pas dire que quand je vais au cinéma, je ne m’intéresse pas au metteur en scène. Fritz Lang, sa présence est évidente, Hitchcock, Desplechin, Pialat aussi… Même si ceux-là écrivent aussi leurs scénarios.
Vous semblez refuser pour vous-même cette qualité d’auteur de cinéma que vous reconnaissez aux autres.
C’est peut-être de l’orgueil. Je suis prêt à penser que c’est une très grande prétention, mais c’est surtout que je ne veux pas m’en préoccuper. Je ne veux pas dire « Je veux faire ça dans ce style-là parce que c’est mon style. » C’est toujours l’histoire du mille-pattes : on avance, mais si on commence à réfléchir comment on met ses pattes pour avancer, on bloque. Si je réfléchis à ce que je fais, c’est foutu.
C’est pour cette raison que vous ne vous considérez pas comme un artiste ?
Oui, j’aime bien la notion de bricoleur. Ce que j’aimais dans le montage, c’était que je touchais la pellicule, la colle, l’odeur de la colle, le fait de se fabriquer des jouets en Meccano.
Vous rechignez presque à signer vos films.
On peut dire que le metteur en scène, c’est la colle qui va faire tenir toute cette mosaïque ensemble, qui va la disposer d’une certaine manière et que ça aura peut-être de l’importance. Avec Hiroshima, je voulais faire un film qui ne soit pas chronologique. Tous ceux que je voyais étaient chronologiques, car même les flash-backs ne détruisent pas la chronologie, même Citizen Kane est un film chronologique ce qui ne l’empêche pas d’être très bien. Avant, je crois qu’il y a eu Thomas Garner de William K. Howard, ou encore René Clément qui a fait de la déchronologie dans Le Château de verre, un film qui a été changé au bout de huit jours d’exploitation parce que le public ne comprenait pas. Moi, ça m’intéressait de faire un film où la chronologie ne soit pas respectée. C’est peut-être ce que j’ai apporté dans la construction de Hiroshima mon amour, mais je n’ai pas eu à batailler avec Marguerite Duras pour ça… Et puis j’aime le rapport avec les scénaristes car c’est un rapport de spectacle, on se contredit, on essaie de se convaincre, on est dans un rapport vivant. Il est possible que dans cette communication, quelque chose du metteur en scène passe dans le scénario. Mais je ne cherche pas à creuser ou à savoir.
Au début, en raison des sujets présents dans vos films le nazisme, la guerre atomique, la guerre d’Espagne, la guerre d’Algérie , vous étiez considéré comme un cinéaste engagé. On a envie de dire qu’aujourd’hui, malgré certaines apparences, vous restez un cinéaste politique.
Ça, je ne sais pas. Je ne me suis jamais senti comme un cinéaste engagé. Enfin… je vote. C’est le seul engagement auquel je fais attention. Je crois que Jeanne d’Arc a dit « Si j’y suis, que Dieu m’y garde, et si je n’y suis pas, que Dieu m’y mette » : c’est une réponse de Normand, mais je revendique le libre arbitre. On peut parler de lâcheté, mais je ne prétends rien, je n’ai pas de message, mes films arrivent comme ça. S’ils poussent d’une certaine manière, j’essaie de ne pas prendre un sécateur, de ne pas couper la plante parce qu’elle pousse… Mais je ne vais pas me vanter de la cultiver. L’autre tendance serait de s’excuser parce que, bien sûr, on rêve toujours de faire ce que les Américains appellent The Great American novel, le film qui changerait le monde. Changer la vie… Ah oui, mais il faut que ce film passe à ma portée. S’il passe à ma portée et que je le laisse passer, je me sentirais coupable. S’il n’est pas là, je ne sais pas comment le susciter… je me sens donc quand même coupable.
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