Cinéaste autodidacte, social, fantaisiste, formaliste, inclassable, Alain Guiraudie sort son premier long métrage, Pas de repos pour les braves. Rencontre avec un homme de bien et de parole, qui disserte sur l’ennui et la politique, les troquets et la liberté.
Où en est-on du côté d’Alain Guiraudie ? Après une poignée de courts métrages confidentiels, et deux moyens métrages aussi remarquables que remarqués (Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, putains de titres !), l’ami de l’Aveyron sort enfin son long métrage, Pas de repos pour les braves (putain de titre !), découvert à la Quinzaine des réalisateurs au printemps dernier.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Après des années de crapahutage dans les sentiers de traverse du cinéma, l’heure de la reconnaissance a sonné. Un public plus large va peut-être enfin rencontrer ce cinéaste libre et singulier, qui mélange depuis toujours préoccupations prosaïques quotidiennes et parfum d’aventures puisées dans le grand grenier des rêves et des mythes, comme en un croisement audacieux entre le forum social et le western, l’altermondialisme et les récits de chevalerie, les questionnements politiques et l’heroic fantasy, le documentaire naturaliste et la BD barrée, la peinture sociale et la peinture pop art. Avec le guirauguide, visitez un Sud-Ouest recomposé à l’aune du vaste monde, de Buenozères à Onque Congue ! Guiraudie passe son temps à plonger dans l’utopie du cinéma pour dépasser les obstacles débilitants de la réalité, ou à confronter les idéaux à l’épreuve impitoyable du réel, deux inverses qui reviennent finalement au même.
Mais la « reconnaissance » doit aussi s’entendre dans l’autre acceptation du terme : dire merci à ce grand gaillard de Gaillac pour être ce qu’il est, pour son accent chantant et sa chaleur humaine, pour sa finesse politique et sa modestie non feinte, pour sa légèreté bariolée et son absence totale de prétention, pour sa façon de parler de questions sérieuses sans jamais se prendre au sérieux, et parce qu’il fait des films qui lui ressemblent. Avec lui, éthique et esthétique, dire et faire, savoir-filmer et savoir-vivre coïncident enfin un peu, et ce n’est pas si fréquent. Rencontre avec un homme remarquable, qui réagit à quelques mots clés de son travail.
Récit
Alain Guiraudie – « Toutes les histoires ont été racontées. Là où on peut intervenir, c’est dans la façon dont on les raconte. Je n’avais pas envie d’un récit très linéaire, classique, carré, je voulais quelque chose de plus flottant. Je crois que se mélangent plusieurs choses : de la chronique sociale, un cinéma « naturaliste » qui respecte un peu les données du quotidien, et puis l’onirisme, qui a quand même à voir avec le cinéma. Et puis revenir au cinéma de genre. Tout ça influe sur le récit. C’est foisonnant, mais en même temps je ne crois pas que ça parte dans tous les sens. En tant que spectateur, j’aime bien avoir des brèches à colmater quand je vois un film, des brèches dans lesquelles mon imaginaire peut s’engouffrer. J’avais donc envie de ruptures très franches, qu’on se dise « Tiens, qu’est-ce qui s’est passé entre ces deux moments-là ? »
Couleurs
‘J’ai envie de faire des films chauds, colorés, joyeux, par opposition à certaines choses que je vois qui sont glauques, froides et sombres. C’est peut-être une façon d’échapper à la grisaille du quotidien, ou de détacher ce qu’il y a de beau dans le quotidien. Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la peinture : j’aime les tableaux de Matisse, je viens de voir des Bruegel en vrai pour la première fois, c’est quand même quelque chose, c’est super beau. A un moment, on a même parlé de faire le film en Technicolor !
La GS orange, la R16 jaune et la Fuego rouge, on les a toutes repeintes. On a aussi teint les fringues, la couleur était déjà travaillée en amont du tournage. Les arrivées de bagnole sur l’écran, c’est comme un coup de pinceau. Il faut ajouter que ce film, j’ai commencé à le concevoir quand j’avais 23 ans, et je l’ai tourné à presque 40. Forcément, je l’ai fait entre aujourd’hui et hier. Il a la couleur de l’enfance. Même des trucs tout cons comme la couleur des fraises Tagada dans les distributeurs de cacahouètes au café me plaisaient. »
Genres
« Ce mot me fait immédiatement penser au cinéma de genre. Mais au pluriel, ça peut recouvrir d’autres significations… Dans mes films, je n’ai pas envie de me restreindre à un seul genre. Tout m’intéresse : la fiction socio-réaliste, la fiction onirique, le film noir, etc. Et en même temps, aucun genre ne m’intéresse en soi. En tant que spectateur, j’aime beaucoup le western ou le polar, mais en tant que cinéaste aujourd’hui, refaire un western ou un policier en respectant les codes du genre, quel intérêt ? Ce film, je l’attaque sous l’angle de la déconnade et de la dérision, mais ça m’intéressait aussi d’être avec des bandits qui ont des problèmes très concrets, du style : « Si t’es pas content de ton métier, si t’en as marre de te faire foncer dessus en bagnole, t’as qu’à changer. »
Je me suis formé au cinéma dans les années 80, époque où les choses étaient très tranchées. On mettait dos à dos la clique Besson-Beinex, qui renvoyait à un cinéma très esthétisant, plein de vide, fait d’images d’une beauté très publicitaire, et les cinéastes comme Rochant ou Desplechin, qui étaient plutôt du côté du morne quotidien. Moi, il y avait des choses qui me plaisaient des deux côtés. Je trouvais qu’il devait exister un moyen de faire à la fois de la belle image, des films de cowboys, de guerriers et de gangsters, tout en parlant de la lose, du quotidien. Je voulais mettre dans la belle image quelque chose de fondamentalement humain, que les personnages ne soient pas que des icônes mais des gens réels, des terriens. »
Langage
« Ce qui m’éclate dans un film, c’est l’écriture, et ce qui m’éclate dans l’écriture, ce sont les dialogues. Je crois que je fais du cinéma pour ça, pour faire parler les gens ensemble. J’aime le langage très écrit, je passe beaucoup de temps sur mes dialogues, je demande aux comédiens de les restituer intacts tout en se les appropriant. C’est une démarche : même si on est dans les classes populaires, chez les jeunes, j’ai envie que les djeunes parlent bien la France. Même si ce n’est pas du langage hyperchâtié, ils construisent des phrases avec sujet, verbe et complément, sans trop user de mots d’argot à la mode. Le jeu sur « Buenozères », « Glasgaud » ou « Onque Congue », c’est typiquement le genre de truc qui m’éclate ! Mais sur ce film, j’ai plus travaillé le sens du dialogue que l’invention langagière pure. J’ai essayé de dérouler la parole autour des éternelles questions sur la vie, ce qu’on en a fait, ce qu’on veut en faire, d’où on vient, où l’on va, etc. »
Politique
« C’est pas un gros mot. Il y a un certain cinéma politique, celui qu’on voyait dans les années 70, qui me semble éculé. On me dit que Pas de repos pour les braves est le moins politique de mes films, moi je le trouve très politique. Rien que l’idée de faire parler les jeunes avec de belles phrases, c’est politique. La politique dans ce film est aussi dans la résistance à une certaine uniformisation du monde, ou encore dans la recomposition de la géographie du Sud-Ouest… L’idée de faire un cinéma très local, sur des lieux que je connais bien, mais en recomposant tout ça à l’échelle du monde, avec Buenozères, Onque Congue, etc. Je voulais échapper au régionalisme régionalisant, mais également à la mondialisation galopante, qui suppose l’uniformisation. Je me suis aussi plu à dresser un antipanorama du Sud-Ouest, dont l’image dominante me gonfle, avec son foie gras, son rugby, sa dolce vita, ses jolies bastides… On nous a aussi bassinés avec la France qui gagne, alors j’ai voulu montrer une certaine France qui perd. Bon, « la France qui perd », c’est aussi à prendre avec des pincettes, mais dans le film, même si c’est la lose, les mecs font quand même des choses et ne sont pas malheureux ou aigris pour autant. La politique du film, c’est aussi l’idée de découvrir des possibles, de déblayer les horizons… Les gens sont seuls, le monde est froid, c’est la merde, l’autre fait chier, mais en même temps l’autre c’est aussi une chance, et il y a moyen de construire quelque chose ensemble. »
Ennui
« C’est quelque chose que j’ai pas mal éprouvé au cours de ma vie ! Cette scène où Igor tourne en rond devant sa fenêtre puis finit par s’écrier « Mais c’est pas possible de s’emmerder à ce point ! » est complètement autodérisoire. Autodérision sur ma propre vie, ce qu’elle a pu être, ou même ce qu’elle est encore fréquemment… Ouais, je passe encore pas mal de temps à ma fenêtre. Autodérision aussi sur le plan fixe. Mais je crois que j’ai besoin de ces moments d’ennui, ces moments de glande où je me fais chier… En occitan, il existe un terme vachement bien pour décrire ça, c’est « sousquer », qui vient de « soscar » on l’a francisé. Quand tu sousques, ben tu fous rien, tu t’ennuies, tu médites, t’hésites… C’est un concept qui me plaît énormément, j’ai passé beaucoup de temps à sousquer. Je crois que c’est une donnée fondamentale de l’adolescence, ce côté « on s’ennuie, on glande, on s’fait chier, ouais, mais finalement on aime bien se faire chier ». A propos de ce film, quelqu’un a parlé d’un éloge de la paresse. C’est important, les moments de pure oisiveté. Ça aussi c’est politique, défendre le droit à ne pas être dans un rapport de rentabilité permanente. »
Troquet
« Dans l’Aveyron, on passait beaucoup de temps au café, toutes les discussions importantes avaient lieu là, même le sport se pratiquait plus au café que sur le terrain. Le troquet, c’est l’espace public par excellence, c’est l’endroit où tu te retrouves avec des gens que tu n’as pas choisis, des gens d’une autre classe sociale, qui font d’autres boulots, qui ont d’autres idéologies… Je parle des cafés du commerce plutôt que des petits troquets sympa à la mode. Le « café du commerce » peut avoir une connotation très négative, mais à la campagne tout le monde fait partie du village, tout le monde se retrouve au troquet. T’avais toujours quelque chose à raconter, même avec le dernier des connards, parce que t’avais été au collège avec lui. A la campagne, le bistrot est plus communautaire et plus mélangé que dans les villes. Rien que dans une ville comme Villefranche-de-Rouergue, 12 000 habitants, on est déjà dans un concept plus urbain, avec le café de la zone, le café du rugby, le café des routiers, etc ! Il y avait même le café des Arabes et le café des Portugais. Tu rentrais là-dedans, y avait pas une gonzesse, seulement la clientèle immigrée, plutôt âgée, qui jouait à la belote… Le café rejoint aussi la mythologie du western et du saloon. Le saloon obéit aussi à une logique de ruralité : un lieu où tout le monde se croise, l’aventurier de passage, les gangsters et tout simplement les paysans, c’est-à-dire, étymologiquement, les cowboys. »
Liberté
« Un grand et vaste mot… J’ai commencé par écrire des romans, et je n’arrivais pas à être libre. J’étais empêtré dans plein de trucs, le respect des règles, l’envie de faire de la grande littérature… Au cinéma, j’ai eu aussi cette tentation. Puis, à un moment, j’ai décidé de me laisser aller à mes propres envies. En tant que militant, et en tant qu’être social, je butais sur des impasses ; le cinéma permettait de dépasser ces impasses, de refaire le monde, de le réinventer, en toute modestie ! En même temps, la liberté pour la liberté ne m’intéresse pas, j’y crois pas beaucoup. On se bâtit toujours dans une histoire, que ce soit l’histoire du monde, ou l’histoire du cinéma, ou son histoire personnelle. Politiquement, la liberté ne vaut que si on la met en rapport avec l’égalité et la fraternité. Sinon, on voit bien que la liberté absolue, c’est ce que défendent les apôtres du libéralisme, ça aboutit à la liberté pour quelques-uns et l’asservissement pour tous les autres.
Cinématographiquement, c’est très dur de retrouver une extrême simplicité, ça demande tout un travail, toute une culture… Il faut bien sûr s’affranchir des codes en vigueur, des diktats, mais faire du cinéma aujourd’hui sans avoir jamais vu un film des Straub ou de Robert Bresson, ça me paraît vain. En intégrant la démarche des Straub, je suis parvenu ensuite à un certain degré de liberté, en m’en affranchissant. C’est comme avec la technique, qui est intéressante une fois qu’on l’oublie. Mais avant de l’oublier, il faut la posséder. Moi, je prépare énormément mes films et, une fois sur le plateau, je ne fais généralement pas du tout ce qui était prévu. Mais la préparation a quand même été nécessaire, comme si elle me permettait de définir un cadre dans lequel je peux ensuite évoluer très librement. Pour jouir de la liberté, il faut des interdits. Le métier de réalisateur, c’est mettre l’idéal à l’épreuve du réel. Le réel résiste, mais il vient aussi renourrir l’idéal. Cette dialectique entre idéal et réalité est essentielle, et pas seulement dans le métier de cinéaste. »
{"type":"Banniere-Basse"}