Après le succès de “L’Inconnu du lac” en 2013 et “Rester vertical” en 2016, Alain Guiraudie ouvrait, en février, la sélection Panorama de la Berlinale avec “Viens je t’emmène”. Un film en prise avec le chaos du monde et son “illisibilité”, comme nous le raconte un cinéaste toujours fidèle à ses engagements.
Le paradoxe du cinéma d’Alain Guiraudie est d’avoir connu son plus haut degré de reconnaissance et d’exposition avec un film finalement assez à part dans son œuvre. L’Inconnu du lac (2013), par son épure et son extrême économie dramatique (lieu unique, intrigue resserrée), tranche avec l’inspiration plus fantasque du cinéaste, son art de la digression et des ruptures de ton.
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Après le délirant Rester vertical (2016), Viens je t’emmène poursuit la veine la plus loufoque de son travail. Mais c’est surtout une fable politique où se reflète toute la confusion de la séquence dans laquelle nous sommes, entre fantasmes xénophobes, menace terroriste, paranoïa généralisée dopée par le flux continu des chaînes d’information.
Un attentat frappe le cœur de Clermont-Ferrand, et, dès lors, la vie quotidienne de quelques-un·es de ses habitant·es se dérègle pour basculer dans un étonnant western urbain où chacun·e déborde le territoire de l’autre. Viens je t’emmène est une farce angoissante et drôle, terriblement contemporaine et totalement jubilatoire.
Est-ce que l’idée de Viens je t’emmène a germé au moment des attentats parisiens de 2015 ?
Non, pas au moment même, mais c’est venu assez vite ensuite. J’ai commencé à écrire le film courant 2016 en partant de deux choses. D’une part, l’envie de décrire l’atmosphère de paranoïa générale que les attentats ont suscitée. D’autre part, après deux films très sombres, L’Inconnu du lac et Rester vertical, je souhaitais revenir à quelque chose de positif, mais en partant de l’extrême noirceur du moment qu’on vivait. Tenter d’intégrer des éléments de comédie dans un film qui serait le portrait de cette séquence très dure et angoissante qui suit les attentats.
Viens je t’emmène parle en effet de l’angoisse sécuritaire, du fantasme d’envahissement…
Oui, de “grand remplacement” ! N’hésitez pas à le dire ! [rires] Je me le suis formulé aussi clairement en écrivant. J’ai écrit en ayant en tête cette doctrine, et en pensant aussi à Soumission de Michel Houellebecq, qui m’a bien énervé.
Étais-tu de longue date un lecteur de Houellebecq ?
Oui, depuis le début, et je les ai tous lus. La Carte et le Territoire était mon préféré. C’est pour moi son plus beau livre. Je l’ai toujours considéré comme un ennemi politique, tout en étant très intéressé par ses points de vue. Soumission en revanche m’a paru faussement visionnaire et assez consternant dans sa prédiction d’une France gouvernée par un parti de musulmans modérés. C’est un livre peuplé de lieux communs, de formules faciles. Sérotonine aussi. Et Anéantir, je redoute le pire. J’ai décidé que je n’irai pas l’acheter. Je vais attendre que quelqu’un qui l’a lu me le prête. Mais pour revenir à Viens je t’emmène, j’avais envie d’un film qui, en partant de cette atmosphère de peur de l’autre, de paranoïa, se soucie davantage de ce qui peut nous rassembler que de ce qui peut nous diviser.
La fabrique de la peur, c’est par exemple le travail des chaînes d’information continue, dont les images et les voix jouent un rôle récurrent dans le film…
Le soir des attentats de novembre 2015, j’étais chez moi à Albi. Je regardais le match France-Allemagne et j’ai entendu cette explosion dans mon téléviseur. J’ai ensuite regardé BFM une grande partie de la nuit. Je suis facilement scotché sur les chaînes d’info en continu, y compris sur le journaliste dans une rue complètement vide avec des gyrophares au fond et qui raconte en gros qu’il ne sait rien de plus que tout à l’heure… Ça, c’est extrêmement anxiogène. Le lundi matin, je suis arrivé à Paris. J’ai pris le métro. Il y avait de fait moins de monde que d’habitude, et pourtant je trouvais que c’était moins angoissant d’être là sur place à Paris que d’être à Albi derrière ma télé.
“J’ai choisi des images dont on avait entendu parler, déjà un peu ancrées dans l’imaginaire collectif”
Face aux fausses images de BFM, ton film montre de vraies images de meurtres et de propagande djihadistes. As-tu hésité à manier ces images ?
Oui bien sûr. Parce que c’est du snuff movie. Tout à coup, il y a de vrais morts. J’ai choisi des images dont on avait entendu parler, déjà un peu ancrées dans l’imaginaire collectif : le soldat américain qui se fait égorger dans le désert ; le soldat jordanien brûlé vif dans sa cage de fer ; les homosexuels jetés du haut d’une tour… On a montré ces images par fragments, en prenant soin qu’il n’y en ait aucune jouissance possible. C’était complexe à manier mais il me paraissait important qu’elles figurent dans le film et qu’on voie le personnage principal se perdre dans le dark web.
L’hôtel du film s’appelle l’Hôtel de France ; un personnage se nomme M. Coq, qui est quand même un fort symbole français. Très littéralement, tu as voulu faire un portrait de la France ?
Oui, vraiment. Et Clermont-Ferrand, c’est le centre de la France. C’est la Gaule historique et la France profonde. Le film évoque même Vercingétorix. J’ai eu envie de filmer à la fois la France d’aujourd’hui et un imaginaire français, qui traverse les années 1970, les années 1940, toute l’histoire de France. Tout ça dans un immeuble qui concentre tous les enjeux mondiaux contemporains. Et où est condensé tout ce que le monde dans lequel on vit peut avoir de difficile à lire.
Tu trouves le monde contemporain difficile à lire ?
Quand même oui. Je ne me remets pas d’entendre la droite traditionnelle défendre avec ferveur la laïcité. Ce sont les mêmes qui défilaient dans les années 1980 pour l’école privée et confessionnelle. Autre exemple, la droite peut faire mine de défendre le droit des femmes et des homosexuels pour stigmatiser l’islam. Tout se tourne et se retourne. Mon film jongle avec ces contradictions, met en scène le brouillage.
“En discutant avec les gens, j’ai quand même le sentiment que s’expriment une colère, une exigence de prendre l’argent où il est, que je peux partager.”
En 2019, tu avais signé la tribune en soutien aux Gilets jaunes “Gilets jaunes : nous ne sommes pas dupes !”. Comment perçois-tu ce mouvement avec un recul de deux ans ?
Mon rapport aux Gilets jaunes est assez contrasté. J’ai d’abord redouté un mouvement poujadiste. Je suis tout de suite allé à Paris aux premières manifs pour voir. Je me suis vite retrouvé confronté à des slogans ignobles, associant les pédés aux riches, avec des formules comme “Les riches ne travaillent pas, les pédés ne travaillent pas”. En discutant avec les gens, j’ai quand même le sentiment que s’expriment une colère, une exigence de prendre l’argent où il est, que je peux partager. À Albi, très vite, s’est mis en place un rond-point de Gilets jaunes de gauche et un rond-point de Gilets jaunes de droite. Et je crois que dans pas mal de villes ça s’est passé comme ça.
Il y a eu un petit côté chaos qui ne me déplaisait pas. Je me souviens d’une manif parisienne à Opéra, où j’ai parlé avec un routier à la retraite qui défendait une société égalitaire, de redistribution des richesses et de reconstruction des services publics contre la privatisation du monde. Mais quand je lui ai demandé pour qui il avait voté aux dernières présidentielles, il m’a dit : “Marine Le Pen”. Je lui ai dit : “Mais pourquoi ?” Et là, il ne savait plus trop et m’a dit : “Pour faire chier.” J’ai discuté avec un jeune informaticien très progressiste. Il y avait un énorme brassage d’individus, tous là pour des raisons différentes. Et puis, tout à coup, trois connards ont fait une quenelle. Je leur ai demandé pourquoi, et là ils m’ont dit que c’était pour rigoler.
Il y avait beaucoup de confusion. Le mouvement est mort par refus de se structurer, tout en ayant une liste qui se présente aux européennes, mais sans contenu politique… La seule avancée concrète au bout du compte, c’est que dans certains départements la vitesse est limitée à 80 et dans d’autres à 90. T’as envie de leur dire : “Ben bravo quoi !” La CGT, à laquelle j’appartiens toujours, obtient plus il me semble comme avancées sociales.
Tu te définis toujours comme communiste ?
J’ai toujours la carte, oui.
Tu parlais tout à l’heure de l’illisibilité du monde dans lequel on vit. Comment perçois-tu le paysage politique français à quelques semaines de l’élection présidentielle ?
En ce qui concerne le vote, ce n’est pas simple. Je n’étais pas favorable à la candidature PC de Fabien Roussel. On ne peut pas dénoncer le mythe électoral de la rencontre d’un homme et d’un peuple, et tout le fonctionnement institutionnel de la Ve République, et vouloir à tout prix notre candidat. La dernière candidate communiste, Marie-George Buffet, n’a pas démérité, mais je ne suis plus sûr qu’elle ait dépassé les 2 % [candidate à la présidentielle de 2007, elle obtient 1,93 % des voix]. Je pense qu’on aurait dû travailler à une candidature de gauche. Même si les candidats de gauche ne sont pas d’accord sur l’essentiel. Et la primaire de gauche n’a servi qu’à faire émerger une candidate de plus, Christiane Taubira. À ce jour, je ne sais pas du tout pour qui je vais voter.
“J’accompagnerais bien un moment d’émancipation générale, j’en serais solidaire. Mais ce n’est pas spécialement pour moi que je le ferais”
Dirais-tu que ta croyance en la possibilité de transformer la société est aussi forte aujourd’hui que lorsque tu étais un jeune militant ?
Non, elle n’est pas intacte. Je n’arrive pas à savoir si je suis révolutionnaire ou réformiste. Au fond, je me suis bien fait avoir par le système capitaliste et sa faculté à créer la possibilité d’accéder à nos désirs tout en maintenant une frustration. J’aime assez le monde dans lequel je vis. Si je l’aimais moins, je me serais davantage mobilisé pour essayer de le changer. L’art permet de créer un espace d’échappement à la logique capitaliste.
Dans ma jeunesse, il y a eu des moments un peu raides où j’ai eu la sensation de me faire exploiter. Mais disons qu’avec le cinéma, la littérature, la bringue, le sexe, j’ai eu le sentiment d’accéder à une vie agréable. Il y a eu une période de ma vie, au moment où j’ai adhéré au parti communiste, où j’avais directement intérêt au changement du monde. Maintenant, j’accompagnerais bien un moment d’émancipation générale, j’en serais solidaire. Mais ce n’est pas spécialement pour moi que je le ferais.
Quel·les sont les penseur·euses qui t’ont nourri ?
Slavoj Žižek, Alain Badiou… Je les ai beaucoup lus. Ils m’ont accompagné. Je n’ai jamais vraiment lu Rancière étrangement, mais comme beaucoup de gens que j’ai lus s’y réfèrent, quelque chose a un peu infusé.
Et les cinéastes qui t’inspirent ?
David Lynch reste mon phare. Pedro Almodóvar, Nanni Moretti ont été hyper-importants pour moi. Ils sont arrivés quand je commençais à vouloir faire du cinéma. Moretti, son art de faire se rejoindre la politique et l’intime, ça a été une claque – quand j’ai vu La messe est finie [1985] tout seul dans le cinéma de Villefranche-de-Rouergue… Car, en 1985, il y avait un cinéma d’art et d’essai à Villefranche-de-Rouergue ! C’est un autre temps. Dans Tre Piani [2021] ou Mia madre [2015], il y a encore de belles choses, mais ça me parle moins. Alors que j’adorais Habemus papam [2011]. J’aime encore énormément Almodóvar. Le fait qu’il soit devenu aussi mainstream n’a absolument pas entamé la force de son cinéma.
“Avec Viens je t’emmène, j’avais envie de faire un film populaire. Mais pas dans le sens où il ferait beaucoup d’entrées, plutôt parce qu’il parlerait du peuple.”
As-tu déjà été tenté de devenir un cinéaste plus mainstream ?
Je n’ai absolument pas le fantasme de rassembler un large public. Je ne réunirai sans doute jamais 500 000 spectateurs, et ça ne m’importe pas vraiment. J’ai fait mon plus grand nombre d’entrées avec un film dont je pensais qu’il allait parler à 10 000 personnes, L’Inconnu du lac. Grâce à son succès inattendu, j’ai eu la liberté de me permettre un film au scénario déstructuré, un peu fou, Rester vertical. Avec Viens je t’emmène, j’avais envie de faire un film populaire. Mais pas dans le sens où il ferait beaucoup d’entrées, plutôt parce qu’il parlerait du peuple.
Nous avons l’impression que tu es un citoyen très politisé, mais que ton implication porte davantage sur des questions qui concernent toute la société que celles qui sont spécifiques au monde du cinéma.
Ah bon ? J’avais quitté la SRF (Société des réalisateurs de films), mais j’y suis revenu récemment. Ces temps-ci, je vais régulièrement au cinéma La Clef [Paris Ve], où l’association qui le gère depuis deux ans est menacée d’expulsion [et qui propose des portes ouvertes toute la journée depuis le 24 janvier]. C’est un combat qui me touche. J’ai bien aimé cette façon un peu zadiste de programmer un cinéma alternatif, de montrer des films qui ont de plus en plus de mal à trouver des débouchés en salle… Et puis ils ont un atelier de cinéma, ils font des films… Il y a des lieux comme ça, créatifs, audacieux, qui sont en train de disparaître et il faut les défendre. La Clef, ça a été un véritable espace de résistance.
“Les luttes pour la liberté me semblent même un peu secondaires par rapport à la lutte pour l’égalité. La liberté pour laquelle certains se battent tant s’arrête là où commence celle de l’autre”
Et est-ce qu’une forme très contemporaine de militantisme consistant à lutter contre le patriarcat et à déconstruire les stéréotypes de genre te mobilise ?
Oui, forcément. Ce sont des luttes très vivaces auxquelles je m’intéresse. Même si pour moi ça doit s’inscrire dans une bagarre un peu plus générale pour transformer la société en repensant les rapports économiques et sociaux. De toute façon, on ne sauvegardera pas la planète ou du moins l’humanité sans changer de modèle. Capitalisme et patriarcat sont vraiment liés à fond. Et les luttes féministes ont toujours été révolutionnaires et progressistes. Je n’ai jamais vu de mouvements féministes prônant la domination de la femme sur l’homme. Alors que l’inverse est évidemment ce que veulent préserver les mouvements masculinistes. Je suis solidaire avec tout ce qui va dans le sens de l’égalitarisme.
L’égalité, tu considères que c’est ce qui doit être placé au-dessus de tout ?
Oui, complètement. Je considère que l’égalité est un préalable plus important que la liberté. Je prône l’égalitarisme avant le libertarisme. Les luttes pour les libertés individuelles peuvent prendre un tour un peu embarrassant. L’exemple de la vaccination face à l’actuelle crise sanitaire en est un bon exemple. Si seulement 30 % de la population se vaccine selon la volonté individuelle de chacun, cela ne sert un peu à rien. On sort d’une véritable politique de santé publique.
L’affirmation de sa liberté face au vaccin, je trouve ça dérisoire. Les luttes pour la liberté me semblent même un peu secondaires par rapport à la lutte pour l’égalité. La liberté pour laquelle certains se battent tant s’arrête, il faut le rappeler, là où commence celle de l’autre. Et la liberté au fond n’est pleinement vécue que si on en a les moyens économiques. Je pense qu’il faut remettre la notion d’égalité absolument au centre, et évidemment l’égalité des genres en fait partie.
Est-ce que tu as vécu parfois ton identité sociale masculine de façon douloureuse ?
Oui, ne serait-ce que parce que je suis homosexuel. Ça a été compliqué de l’assumer. Ressembler à l’image qu’on se fait d’un homme, c’est plutôt quelque chose auquel je me suis accroché quand j’étais jeune, probablement par souci de protection. Je me suis vraiment bagarré avec ça, au moins jusqu’à 25 balais. Mais bon, avoir voulu ressembler à un homme ne m’a finalement jamais empêché de pleurer quand j’en avais envie, de danser comme j’en avais envie, d’apprendre à coudre et à tricoter avec ma mère. J’ai quand même fait dans ma vie pas mal de choses qui ne sont pas considérées comme très viriles ! [rires]
Viens je t’emmène d’Alain Guiraudie, avec Jean-Charles Clichet, Noémie Lvovsky, Iliès Kadri (Fr., 2022, 1 h 40). En salle depuis le 2 mars.
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