Alain Gomis nous parle de “Rewind and play”, son documentaire confondant et émouvant réalisé à Paris à partir de rushes inédits d’une émission de 1969 sur le pianiste et compositeur américain de jazz Thelonious Monk.
Présenté en février dernier au festival de Berlin puis diffusé depuis sur Arte, Rewind And Play a été réalisé et monté par Alain Gomis (Félicité) à partir de rushes, découverts par hasard, d’une émission qui avait été enregistrée par la télévision française en 1969. Gomis en tire un film confondant sur le rôle assigné aux noirs en France à la fin des années 60, fussent-ils des stars de la musique afro-américaine.
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Vous étiez en train de préparer un film de fiction sur Thelonious quand vous avez découvert ce documentaire de 1969 ?
Oui. Dans ma recherche de sources, d’informations sur Monk (livres, interviews, etc.), j’ai reçu un jour un paquet de l’INA dans lequel se trouvait la surprise des rushes d’une émission qu’il avaient enregistrée en 1969.
Qu’est-ce qui vous a frappé tout de suite ?
C’est de pouvoir avoir accès à des images qu’on ne garde jamais au montage et qui intéressent forcément un cinéaste qui veut réaliser comme moi une fiction sur un personnage réel. Comment Monk parle aux gens, leur dit bonjour, marche, bouge. Des choses très simples. Son rapport aux autres, des images d’une telle banalité qu’on ne les garde justement jamais dans le montage final des émissions. Des images banales qui disent beaucoup, pour moi. Il y a une telle mythologie autour de Monk, qui le décrit comme un être hermétique, que je découvrais enfin l’homme dont me parlaient certains de ses amis : un type certes peu bavard, mais qui ne regarde pas tout le temps le bout de ses chaussures. Un type plutôt très ouvert aux autres, sympathique, incroyablement concentré, centré sur le moment. Du coup, c’est tout ce qui se passait autour de lui qui apparaissait excentrique. Lui est vraiment là, présent aux autres, même dans le café parisien, dans la scène de la dame avec le chien. Bien entendu, ce n’est pas toujours évident d’être filmé par une caméra et d’être à l’aise, mais il n’a rien de ce personnage hermétique au reste du monde qu’on a tant décrit. Et puis j’ai été très choqué par la façon dont personne ne fait vraiment attention à lui, à ce qu’il ressent. Ce qui est paradoxal, c’est que les techniciens de l’époque tournent des images très belles de lui, et en même temps n’ont pas l’air de l’écouter jouer du piano. Ensuite, je me suis senti obligé de partager ce malaise que me procuraient ces images.
Ça devait être merveilleux de découvrir des images quasiment inédites.
Ce fut vraiment un plaisir, et ça enrichissait soudain mon travail. On voyait enfin la machine en action : comment on essaye de transformer quelqu’un en objet médiatique et comment il essaye de lutter contre. C’est tellement central à son travail à lui, de ce qu’il est. C’était très éclairant. J’avais l’impression de voir ce dont on souffre tous les jours, preuves à l’appui. Les rushes permettent de décortiquer comment ça fonctionne. Bizarrement, en plus, c’était plein de bonnes intentions, de la part des gens qui réalisaient une émission sur lui.
En France, on s’est toujours targué d’avoir réservé le meilleur accueil aux musiciens de jazz, presque d’avoir mieux compris le jazz que les Américains. Et votre film montre que les fans français de jazz, sans doute sincères, se comportent avec les jazzmen comme n’importe quel blanc avec n’importe quel noir, d’une certaine façon. Qu’ils ne voient pas le fossé qui existe entre eux et ceux qu’ils admirent pourtant.
Oui, ça tue la mythologie de l’accueil de la France pour les artistes noirs américains. En même temps, le terme d’accueil lui-même n’est pas le bon. Il ne s’agit pas d’accueil au sens propre. La question est plutôt : “pourquoi l’attitude des Français blancs aurait été différente avec les artistes afro-américains que celle qu’ils avaient avec les Africains ?” C’est le même racisme, la même condescendance. C’est toujours un peu étonnant. Le jazz était reconnu d’une certaine façon en France, mais ce qu’on voit, dans ces images, c’est que ce n’est pas exempte de condescendance ni de stéréotypes. Il y a deux histoires qui s’entrechoquent : l’histoire de ceux qui se considèrent comme des modernes, ouverts d’esprit, qui réalisent cet “exploit” d’inviter Monk à la télévision nationale, qui s’en glorifient parce que c’est difficile de le faire dans cette société. Mais ça, c’est leur histoire : l’histoire de dominants qui à l’intérieur de leur société se glorifient par rapport aux autres membres de leur société, et c’est super, d’une certaine manière. Mais tout en le faisant, ils ôtent à celui qui est là sa propre histoire, qui est celle d’un musicien qui effectivement dès 1954 a été invité au Paris Jazz Festival, mais seul, sans ses musiciens. Il était accompagné par des musiciens qui ne connaissaient pas sa musique, et ça ne s’est pas très bien passé. Il avait été payé moins que les autres musiciens… Tout à coup, quand il veut en parler, on lui dit que ce n’est pas gentil, qu’il crache dans la soupe parce que l’inviter en 1954 n’était sans doute pas facile… Ça, c’est deux mondes différents. Et l’interviewer préfère que Monk explique que son appartement de New York est si petit qu’il a dû placer son piano dans la cuisine parce que c’est le seul endroit où il tenait, parce que pour lui c’est plus romantique, de ce romantisme lié aux artistes. Alors que dans la réalité de Monk, c’est juste prosaïque.
C’est une scène très pénible, douloureuse, gênante, parce qu’on lui demande de la répéter plusieurs fois, en plus.
Oui, c’est gênant. Monk finit par être l’obstacle du récit de sa propre histoire. C’est fou. Le récit est prévu d’avance. C’est violent. De même, dans la façon dont certains très gros plans semblent avoir été filmés à dix centimètres de son visage : qui filme-t-on d’aussi près ? C’est gênant parce qu’on a l’impression qu’on le regarde comme une bête curieuse. C’est à la fois beau et gênant.
Il y a des moments où il semble si triste… Et personne ne semble s’en rendre compte autour de lui. Parce qu’il n’a pas de filtre. Il ne comprend pas qu’on lui pose cinq fois la même question stupide.
Je crois qu’au contraire qu’il comprend très bien tout ce qui se passe. Mais qu’il est habitué, résistant, parce que ça fait trente ans qu’on demande les mêmes choses. ça fait trente ans qu’on le décrit comme un excentrique. En même temps, c’est ce qui le fait manger. Il est particulier aussi parce que c’est un homme d’une grande honnêteté, d’une grande intégrité, et qui en société fait de vous un être bizarre. Il a cette force de ne pas répondre – comme dans sa musique. Il est conscient de tout ce qui se passe autour de lui. Les autres ressemblent à des mouches qui se débattent autour de lui. Il a cette force, même si ça lui coûte, de résister à ce traitement. C’est lourd à porter, c’est épuisant et ça fait des décennies que ça dure. Deux ans plus tard, Monk va commencer petit à petit à se retirer de la vie : ça va lui prendre trois/quatre ans et ensuite il arrêtera petit à petit de jouer pour ne plus jouer pendant plusieurs années avant sa mort. Donc je pense qu’il sait très bien où on veut l’amener, il sait où il ne veut pas aller. Il sait que sa parole n’est pas écoutée. Il y a dans ces rushes un moment où il dit la chose la plus intime qu’il ait jamais déclarée : “La première fois que je suis venu en France, j’ai été pétrifié du début à la fin.” Jamais il n’a proféré un tel aveu. Et l’interviewer lui répond (mais je ne veux pas faire son procès) : “On n’en parle pas parce que ce n’est pas gentil”. Et là, c’est dommage, parce qu’il refuse l’ouverture à une discussion, à un débat. La rencontre ne peut pas avoir lieu alors que Monk lui dit quelque chose d’important. Quel est ce drôle d’endroit où les formats qu’on nous impose (ici à la télévision) finissent pas rendre impossible tout contact ?
Propos recueillis par Jean-Baptiste Morain
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