Alain Cavalier, cinéaste, filmeur, se penche sur sa vie et son œuvre avec la lucidité et le regard taquin d’un enfant intelligent.
Alain Cavalier nous attend devant chez lui, en petit pull noir, alors qu’il fait froid. Il avait peur que nous n’ayons pas tous les codes… Il a 91 ans et en paraît au moins quinze de moins, et n’a pas changé depuis notre première interview, il y a près de vingt ans, avec sa belle crinière blanche de loup argenté, coupée comme celle d’un ministre.
Il continue à tourner des images tous les jours avec sa petite caméra japonaise, notre “filmeur” (terme qu’il s’est approprié depuis plus de trente ans). Il nous entraîne dans son bureau (une petite pièce aux murs blancs, tapissés de grandes feuilles d’arbres séchées collées sur de grandes feuilles blanches), nous invite à nous asseoir et nous écoute. Il nous fixe droit dans les yeux, parle d’une voix extrêmement douce…
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Comment s’est composé L’Amitié ? Êtes-vous parti du concept de l’amitié ou des portraits de trois de vos amis que vous avez adjoints ?
Alain Cavalier – Tout s’est passé dans le plus grand désordre. C’est du bricolage, vous savez. Je tourne tous les jours, j’ai des tas de pistes, et il y en a une qui soudain dépasse l’anecdote et le stockage. Elle grandit, grandit, et peut devenir quelque chose. Puis elle me fait penser à autre chose… Pourquoi eux et pas trois autres de mes amis ? Il y a plusieurs critères, mais en gros, “il faut que ce soit filmable”, comme je le dis, qu’ils aient des “tronches”, et que les sentiments amicaux passent. Qu’ils n’aient pas peur de la caméra, qu’ils ne se refusent pas.
D’autre part, il y a un point commun entre ces trois amis, qui est que nous avons travaillé ensemble à une époque. La base de notre amitié est donc un travail cinématographique commun. Le film se construit par à-coups et toujours dans l’imprévu, sans plan, à pas de loup, et finalement, ça fonctionne. Mais pour que ça fonctionne, il faut que vous respectiez une règle inébranlable : respecter la chronologie du tournage, sinon ça ne fonctionne pas. Pas du tout ! Et puis on s’aperçoit soudain que ces trois amis ont des points communs. Et puis ça y est.
On n’a même pas besoin de mettre un panneau pour dire qui ils sont, parce que le spectateur va le découvrir. Et comme on a filmé avec amitié, ça s’appelle L’Amitié (sourire). C’est l’image de la vie : du bricolage. Alors que pendant longtemps, je tournais des films où je ne bricolais pas. Le scénario, ce n’est pas du bricolage. C’est prendre possession du spectateur.
Je peux le répéter jusqu’à la fin de ma vie : je me suis rendu compte un soir en rentrant chez moi que je ne filmais pas comme je vivais. Je tournais des images dont je connaissais le futur, puisque je l’avais écrit. Et une vraie gêne a commencé à s’installer en moi, mais cela a mis très longtemps à se développer, à se concrétiser.
Je vous ai entendu l’autre jour raconter sur France Inter, chez Christine Masson et Laurent Delmas, que pendant le tournage d’une scène de La Chamade, en 1968, vous aviez soudain été pris d’un fou rire, pendant une prise, alors que Deneuve et Piccoli jouaient devant vous.
Avec ma première communion à sept ans, lorsque j’ai avalé le corps du Christ pour la première, et la première fois où je me suis envoyé en l’air, il s’agit du moment le plus intense de ma vie. Le plus étonnant est qu’il ait eu lieu devant un spectacle parfait (Piccoli et Deneuve étaient sublimes).
C’était tout ce que la fiction (acteurs, scénario…) pouvait vous proposer de mieux : un homme et une femme dans une situation amoureuse un peu compliquée, admirablement tricotée et jouée… Et tout d’un coup, j’ai été inondé d’un fou rire libérateur extraordinaire. La caméra continuait à tourner, Jean-César Chiabaut, célèbre cadreur français [il a travaillé avec Robert Bresson, Alain Resnais, Jacques Becker, ndr] qui est toujours vivant, s’en souvient encore. Ce fut en quelque sorte mon chemin de Damas (rire).
Vous étiez en effet bien parti pour faire une carrière de cinéaste disons plus classique. Vous sortiez de l’IDHEC, vous aviez été l’assistant de Louis Malle sur plusieurs films, puis vous tournez des courts et des longs avec des acteurs montants (Jean-Louis Trintignant, Alain Delon, Catherine Deneuve et Michel Piccoli), vous collaborez avec des cinéastes de votre génération comme Claude Sautet, Jean-Paul Rappeneau, Philippe de Broca…
Oui, j’ai connu tout le monde. Mais vous savez, au fond, j’étais différent depuis toujours.
Comment ça ?
Tout remonte à mon éducation catholique dans un pensionnat religieux. J’y ai appris que le mensonge est condamnable. On me disait que Dieu, là-haut, voyait tout. Bon, un jour je me suis rendu compte qu’il ne voyait rien, là-haut. Ça a allégé ma vie (rire). Et puis pendant l’Occupation, je devais avoir dix ou onze ans, je prenais le métro avec mon frère pour aller au collège et je me suis retrouvé assis à la hauteur de la ceinture d’un soldat allemand. J’ai vu qu’il y avait gravé sur son ceinturon : “Gott mit uns” (“Dieu avec nous”), qui était la devise de l’armée allemande. Je suis allé demander au prêtre ce que ça signifiait, et ce qu’il m’a répondu était vaseux, très vaseux… (rire). Mais ça m’est resté, malgré tout, cette histoire de vérité…
Alors je vous raconte : au début des années 1960, j’avais aperçu, devant le café Sélect à Montparnasse, un homme assez beau qui vendait l’édition française du New York Herald Tribune sur le boulevard [comme Jean Seberg sur les Champs-Élysées dans À bout de souffle de Godard, ndr]. Je l’avais abordé et je lui avais proposé de tourner un film sur lui, sur sa vie. C’était un intellectuel qui vendait le journal dans la rue en attendant mieux. Et puis il a été embauché, et il est venu me dire qu’il ne pouvait plus faire le film, que son employeur s’y opposait (c’est du moins ce qu’il a prétendu) alors que le projet était déjà assez avancé.
Cela s’est reproduit plusieurs fois. Un couple d’amis qui a accepté que je raconte et filme leur vraie vie a finalement refusé de tourner. Donc cette illumination, sur le plateau de La Chamade, elle venait de loin. Après La Chamade, je n’ai plus tourné pendant six ans, et quand je m’y suis remis, c’était avec Le Plein de super, coécrit avec quatre jeunes acteurs qui jouaient eux-mêmes leur vie. Dans Martin et Léa, les deux personnages principaux rejouaient leur vie commune… Mais il m’a fallu encore dix ou quinze ans avant de devenir “filmeur”, cet homme seul avec sa caméra qui filme ce qu’il voit. Je dois beaucoup aux ingénieurs japonais dont j’admire énormément l’œuvre (rire) !
Quel regard posez-vous sur la société française d’aujourd’hui ?
Écoutez, je pense que la France est un vieux pays. Je pense que je suis vieux, mais qu’il est encore plus vieux que moi. Accroché à des trucs, discutailleur, sympathique mais difficile, ergoteur. Il me plaît, mais en même temps je le trouve en retard, et je dirais même cinématographiquement en retard. Tout le système de la télévision, du centre du cinéma, des cinémas d’art et d’essai, c’est fondamental, oui, mais en même temps, ça encadre terriblement le cinéma.
Les jeunes cinéastes, je les vois, passent leur temps à faire des dossiers pour aller dans des commissions. Alors qu’aujourd’hui, il suffit de prendre une caméra – merde ! –, il suffit de sortir d’une boutique avec une caméra, comme on sort d’une boutique avec un crayon et un papier pour écrire et l’on est écrivain, et vous êtes cinéaste. Si vous êtes porté, si vous êtes filmeur, metteur en scène, et même si le CNC le veut pas, vous attendez que le café ferme à 20 h et vous projetez vos films. Et vous commencez comme ça ! Vous voyez comment les gens réagissent, et au bout de trois, quatre ans, vous pouvez vous rendre compte que vous êtes un metteur en scène extrêmement moyen. Sympathique mais moyen. Alors c’est dangereux, hein, mais il faut y aller, on peut y aller !
Ces attentes, ces humiliations, le pouvoir économique des acteurs sur les films… L’argent peut être lourd à digérer pour le cinéaste qui veut être libre de filmer ce qu’il veut. Ensuite, je vous dis ça, mais dans les années 1960, j’ai tourné quatre films avec les acteurs les plus charismatiques et les plus chers de l’époque, dans une sorte de rapport quasi-érotique entre eux et le spectateur, et moi je les dirigeais dans mon petit bordel bon marché. Je les habillais même, ces acteurs magnifiques, et j’y trouvais parfois du plaisir !
Vous avez vu l’affiche officielle du Festival de Cannes de cette année ? C’est une photo prise sur le tournage de La Chamade !
Oui, enfin c’est une photo prise par un photographe à l’écart du tournage. Ce n’est ni un photogramme du film, ni une photo de tournage, de plateau. D’ailleurs, Catherine porte des habits qu’elle ne porte pas du tout dans le film. Je ne m’en souviens pas. Mais je suis content que l’on reparle de La Chamade (sourire taquin).
Vous avez tourné La Chamade en plein Mai-68. On raconte que vous tourniez le jour et que vous alliez jeter des pavés le soir au Quartier latin…
Oui, enfin c’est plus compliqué, moins violent. La grève du tournage a été votée sur le plateau par toute l’équipe. Le tournage a été bloqué quatre semaines. Et oui, j’ai participé à Mai-68 avec d’autres cinéastes de ma génération. C’était extraordinaire. On y entendait des choses hallucinantes. Je me souviens de Claude Chabrol, le poing levé, réclamant la gratuité dans toutes les salles de cinéma (rire) ! Ensuite, il a fallu voter la reprise, tout le monde a été augmenté de 13 %, sauf le réalisateur, donc moi (rire).
Est-ce qu’on peut dire qu’il y a toujours eu un insoumis (titre de l’un de vos films, avec Alain Delon), un franc-tireur en vous ?
Oui.
Ce qui est perturbant, chez vous, c’est que l’on sent à la fois un insoumis et un être humain un peu moqueur vis-à-vis de cette insoumission…
À mon âge, je crois qu’on a le droit de regarder sa vie et de la voir comme un roman (rire) !
Propos recueillis par Jean-Baptiste Morain.
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