Un émigré gréco-arménien grandit dans la Californie rurale des années 20 et passe par un tas de petits boulots divers. Il se lance dans la littérature avant d’atterrir à Hollywood où il croise Faulkner ou Zanuck et aide à la naissance de chefs-d’ uvre comme En quatrième vitesse. Aujourd’hui, alors que le Festival de cinéma d’Amiens lui a consacré une rétrospective et que son livre Le Marché aux voleurs est publié en France, Al Bezzerides raconte le roman de sa vie.
En France, il y a cent manières d’écrire et de publier des livres. Transpirer des heures sur sa page blanche dans une mansarde monacale, passer par la critique littéraire, poster son manuscrit à droite et à gauche, fréquenter les cocktails du vie arrondissement de Paris, être une vedette médiatique ou politique, copiner avec un éditeur et même posséder un talent littéraire, voire être écrivain. En Amérique, il y a mille manières. Par exemple, on peut commencer par être émigré grec, puis chauffeur routier, étudiant à Berkeley, ingénieur mécanicien comme Albert Issok Bezzerides. Après, on écrit des bouquins précisément taillés dans le matériau de cette existence de bourlingueur tout-terrain. Ensuite, les livres peuvent vous conduire à Hollywood, dans les cales de l’usine à rêves où vous rencontrez un certain William Faulkner, où vous croisez des légendes comme Jack Warner et Darryl Zanuck, où vous passez vos journées à obéir aux ordres des studios, à rafistoler les produits en cours de fabrication, à adapter vos propres romans et à boire des coups pendant la pause déjeuner. Au bout du compte, vous atteignez les 88 ans en pleine forme, vous avez vécu une vie bien remplie, vous avez écrit une petite poignée de bons bouquins, dont Le Marché aux voleurs qui sort en France chez La Noire, vous avez collaboré à quelques films cultes (Une Femme dangereuse, Les Bas-fonds de Frisco, La Maison dans l’ombre, En quatrième vitesse…, tous projetés au dernier Festival d’Amiens) et vous racontez tout cela avec beaucoup de verve dans un anglais constamment fleuri de jurons grecs. Vous êtes l’un des derniers survivants d’un pays mythique et disparu (quoiqu’il reste quand même les films), le Hollywood de l’âge d’or, un de ces soutiers du rêve auquel Philippe Garnier rendait un superbe et nostalgique hommage dans Honni soit qui Malibu.
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Ma mère était un peu l’intellectuelle de sa famille. Elle apprenait l’anglais pour se cultiver et éventuellement pour émigrer plus tard aux Etats-Unis ce que faisaient beaucoup d’Arméniens vivant en Turquie. Puis il y a eu ce Grec qui a débarqué en ville et qui est tombé amoureux d’elle. Il n’était pas amoureux de son intellect ou de son esprit, seulement de son corps ! Mais elle se sentait flattée par ses avances, elle ne se doutait pas qu’il la demanderait en mariage. C’était un homme à femmes, il avait 35 ans, elle seulement 16 ou 17. Finalement, ils ont déménagé à Istanbul et là, elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte. C’est moi qui étais dans le ballon ! A cette époque, ma mère a reçu une lettre d’un membre de la famille émigré à Fresno, Californie, qui disait qu’il y avait une ferme à développer, qu’il fallait qu’elle vienne et se marie là-bas. Elle ne pouvait pas à cause de sa grossesse. Du coup, elle a tout fait pour avorter plus tard, je m’étais toujours demandé pourquoi elle traitait mon frère mieux que moi, lui disant plein de mots tendres en arménien quand il était bébé : « Je te mangerais la queue, je te lécherais les testicules… » Moi, elle ne m’a jamais parlé comme ça. Je n’étais pas un enfant désiré. Mais elle n’a pas réussi à avorter.
Dans quelles circonstances votre famille a-t-elle émigré aux Etats-Unis ?
Mon père ne pouvait pas subvenir à nos besoins. Nous avons finalement émigré, j’avais 8 mois. Ils n’avaient même pas la somme suffisante pour le laissez-passer à Ellis Island, c’est un oncle qui les a dépannés. Puis ils ont traversé le continent pour s’établir à Fresno. Je me souviens qu’à l’âge de 2 ans j’ai vu des travailleurs de chantier grecs, turcs, arméniens se faire payer des clopinettes : très tôt dans ma vie, j’ai compris que les travailleurs se faisaient entuber dans les grandes largeurs. Mon père avait toujours du mal à nous nourrir et cet oncle nous a souvent aidés.
Votre milieu, votre éducation étaient-ils grecs, turcs, arméniens ou américains ?
Ma mère ne voulait pas vivre au sein de la communauté arménienne parce qu’elle était mariée à un Grec. Les Arméniens ne voyaient pas ça d’un bon œil. Mais à la maison, nous mangions souvent de la cuisine arménienne. A un moment, mon père a acquis une ferme qu’il pensait développer sérieusement. Il a acheté une belle maison, dans un beau quartier de Fresno, un quartier américain. Là, je me suis fait plein de copains. Puis la ferme n’a pas marché, mon père a dû revendre la maison et on est retournés du mauvais côté de la voie ferrée. En face de notre bicoque vivait la famille d’un médecin il avait une belle maison, deux filles superbes. Mais je ne pouvais même pas les regarder, elles croyaient que j’allais les violer. Dans La Maison dans l’ombre, j’ai écrit une scène basée sur cette expérience : un garçon sur le point d’être arrêté par un flic au bord d’une falaise et qui lui explique qu’il ne voulait pas faire de mal à la fille. Cette expérience m’a marqué. Je n’étais pas un garçon agressif, mais je devais être un peu fruste à cause de mes relations avec ma mère, et j’effrayais un peu les autres enfants. J’étais certainement un adolescent malheureux.
Vous avez fait des études à Berkeley essentiellement pour échapper à votre père ?
Je jouais assidûment au football parce que je savais qu’avec mes notes je risquais de ne pas obtenir une bourse universitaire. Mais j’étais bon au football et ça m’a permis d’avoir cette bourse. Je désirais vraiment fuir l’emprise de mon père. Pour mes cousins, c’était pareil : la domination exercée par leur père était incroyable. Une fois, il avait battu l’un de ses fils jusqu’au sang. Donc, je voulais ficher le camp, mais pas trop loin de ma famille quand même. De ce point de vue, Berkeley était l’idéal : suffisamment loin de mon père pour ne plus l’avoir sur le dos tous les jours, suffisamment près des miens pour les revoir régulièrement.
Avant vos études, vous avez aussi travaillé comme routier avec votre père. Au milieu de tout ça, quelle place tenait la littérature ?
Ma mère était une lectrice avide. Elle lisait beaucoup de romans : je me souviens notamment de Tess d’Uberville de Thomas Hardy, elle en lisait des passages à voix haute à ma grand-mère. Mais elle les lui traduisait en arménien, alors je ne comprenais rien, mais je voyais à leur visage que c’était formidable. Plus tard, j’ai lu le livre et je l’ai trouvé fascinant. Et je me suis dit que si je devenais écrivain et produisais des uvres aussi fortes que Tess, ma mère m’aimerait. Eh oui : c’est pour plaire enfin à ma mère que j’ai voulu écrire. Mais à mes premiers essais, je ne me trouvais pas bon. Je ne savais pas comment inventer une histoire… Récemment, j’ai relu les premières pages du Marché aux voleurs, je n’en croyais pas mes yeux tellement c’était bon ! Finalement, peut-être que je mésestimais mes talents à mes débuts. Ecrire, c’est merveilleux et c’est pas compliqué de s’y mettre : tout ce qu’il vous faut, c’est un stylo et du papier. Ensuite, il suffit de mettre sur papier ce que vous avez dans la tête. C’est un miracle ! Et dans l’industrie du cinéma, ils ne savent rien de ce miracle. Ils s’imaginent qu’écrire, c’est ce qu’ils pensent, pas ce que vous faites. S’ils avaient apprécié l’écriture à sa juste valeur, ils n’auraient pas tourné Le Marché aux voleurs comme ils l’ont fait ( Les Bas-fonds de Frisco de Jules Dassin, 1949). Le film montre des gangsters ; mon livre ne parlait pas de gangsters, mais de gens ordinaires, des grossistes de fruits et légumes qui arnaquaient tout le monde pour gagner leur croûte. Dans mon livre, l’arnaque n’est pas un truc exceptionnel ou mythologique, c’est la réalité quotidienne.
Par quel processus en arrivez-vous à écrire et publier The Long haul (1938) ?
Un jour, ma grand-mère était assise sous le porche et je lui ai tiré avec un lance-pierres dans la jambe. J’avais une dizaine d’années et tirais sur tout ce qui bougeait chat, oiseau, etc. Je ne voulais pas atteindre ma grand-mère, juste lui faire peur. Mais je l’ai eue en plein dans le mollet et elle ne me l’a jamais pardonné. Aujourd’hui, en repensant à The Long haul, je me rends compte que ce n’était pas un simple accident, qu’inconsciemment je vivais mal le fait d’être élevé par ma grand-mère, ma mère se consacrant essentiellement à mon petit frère. Le coup du lance-pierres, c’est comme si j’avais voulu flinguer ma grand-mère pour libérer la place et forcer ma mère à s’occuper de moi. Toujours est-il qu’à Berkeley j’étudiais la mécanique. Pendant un temps, j’ai abandonné mes velléités de devenir écrivain ; en contrepartie, je suivais un cours d’anglais et de littérature pour rester en contact avec la lecture et les livres. J’ai énormément lu : les Russes, les Américains, les Anglais… Un auteur comme Katherine Mansfield m’a beaucoup marqué : elle m’a appris que dans un livre, ce qui se passe au niveau émotionnel est beaucoup plus important que ce qui se passe physiquement. C’est pendant ces années d’université que je me suis remis à écrire et que j’ai rédigé l’histoire sur ma grand-mère et le lance-pierres. Plus tard, alors que je travaillais comme ingénieur mécanicien, je l’ai récrite et elle a été publiée dans Story, l’un des meilleurs magazines de nouvelles de l’époque. Ensuite, j’ai publié plusieurs histoires dans Story, des choses sur ma famille, sur mon père… Le rédacteur en chef m’a dit un jour que mon écriture avait du souffle, que je devrais écrire des romans. Je me suis souvenu de mes années de routier, quand j’aidais mon père à convoyer les fruits et légumes aux marchés de San Francisco ou Los Angeles. The Long haul raconte nos aventures, mes observations et les anecdotes de ce milieu, la façon dont les ouvriers récolteurs se faisaient entuber. Pour ces pauvres gens, le bonheur et le paradis californien étaient encore bien loin…
Les droits de The Long haul ont été vendus à Warner pour la somme de 2 000 dollars.
Je me suis bien fait arnaquer sur ce coup-là. Un pote écrivain m’a appelé et quand je lui ai dit que j’avais vendu mon bouquin pour 2 000 dollars, il en était sur le cul. Selon lui, j’aurais facilement pu en obtenir 15 000. Le truc, c’est que Warner avait prévu un film de boxe avec George Raft, mais il se trouve que Raft avait pris du bide ! Du coup, ils avaient un besoin urgent de scénario de remplacement. Ils ont donc eu le mien pour une poignée de cacahuètes. C’est pour cette raison que Warner m’a ensuite engagé comme scénariste : ils savaient que je n’étais pas scénariste professionnel mais avaient mauvaise conscience.
Finalement, vous êtes resté cinq ans chez Warner.
Ils pensaient peut-être que je ne foutrais rien et qu’ils pourraient me jeter au bout de trois mois. Mais j’ai écrit le scénario de Juke girl. J’ai même composé la chanson du film. A la première du film, Jack Warner avait déclaré « Qui donc aura envie de payer pour voir cette merde ? » Après la sortie du film, j’allais dans les salles pour voir les réactions du public. Je me souviendrai toujours de ce qu’a dit une vieille dame en sortant
de la salle : « Le type qui a écrit cette histoire savait exactement de quoi il parlait. » Ce genre de compliments venant de gens ordinaires m’importaient plus que les remarques de Jack Warner ; c’était pour moi la preuve que je pouvais inventer des histoires crédibles et pas seulement mettre en forme mes propres souvenirs.
Aviez-vous été satisfait de la transposition de The Long haul (Une Femme dangereuse de Raoul Walsh, 1940, avec Humphrey Bogart, George Raft, Ida Lupino) ?
Pas vraiment. Ils ont trop changé le bouquin, ils en ont fait une histoire violente. Le sujet du roman n’était pas la violence, c’était les escroqueries quotidiennes, banales, ordinaires dans le milieu des routiers et des marchands fruitiers. Le même sujet que dans Le Marché aux voleurs. Mes escrocs ne sont pas des figures exceptionnelles mais des gens ordinaires.
Vous n’êtes sans doute pas satisfait non plus de l’adaptation du Marché aux voleurs par la Fox (Les Bas-fonds de Frisco de Jules Dassin, 1949, avec Richard Conte, Valentina Cortese) ?
Je viens de le revoir au Festival d’Amiens et j’ai été très déçu. J’ai fait un tas de concessions à Darryl Zanuck et je me rends compte que j’ai cédé essentiellement parce que le studio me payait royalement. J’avais besoin de cet argent pour vivre et je ne voulais pas perdre ce job. Alors voilà, j’ai fait des compromis et nom de Dieu !, le bouquin est bien meilleur que le film. Il est beaucoup plus noir et pessimiste. Le film parle de la mafia, mon bouquin parle de la société. Pratiquement tout le monde essaie de baiser tout le monde pour s’en sortir, c’est la vie et ce n’est pas limité à la mafia.
Quand vous étiez scénariste salarié de Warner, comment se passait une journée type ?
J’arrivais le matin au studio, je me mettais au boulot qui consistait essentiellement à obéir aux directives et aux mémos des patrons du studio. Au déjeuner, il m’est arrivé d’être convié à la table de Jack Warner. Il sortait souvent des vannes, toute la tablée rigolait… sauf moi. Ses blagues étaient vraiment minables. Il se tournait vers moi : « Hey toi, pourquoi tu ne rigoles pas ? Parce que ce n’était pas drôle » (rires)… Tu parles que les autres rigolaient, il fallait bien lécher les bottes de celui qui tenait le chéquier. Les types comme Jack Warner étaient victimes de leur pouvoir, de leur vision du monde. Ils essayaient de forcer le public à apprécier cette vision des choses ; le public l’aurait encore plus appréciée si cette vision avait été proche de la réalité, moins artificielle. En tant que scénaristes, on était constamment sous la pression des producteurs ou des réalisateurs ; on devait tout le temps modifier notre travail original et se conformer à leurs directives.
Chez Warner, vous avez connu Faulkner.
C’était quasiment mon voisin de bureau. Un jour, on a écrit une scène où des soldats américains étaient prisonniers d’un petit groupe de nazis. Pour se sortir de ce mauvais pas, ils capturaient un serpent à sonnettes et le lançaient à la face des Allemands. Jack Warner a refusé cette scène prétextant que les femmes enceintes qui la verraient risqueraient de faire une fausse couche de trouille. Faulkner riait sous cape, il trouvait ça ridicule.
La légende dit que Faulkner passait son temps à picoler.
Son problème de boisson n’était pas lié au boulot à Warner mais à sa famille. Faulkner était le fils d’un alcoolique. Son grand-père lui avait dit « Tu es l’aîné, tu te dois d’être le meilleur et de donner l’exemple. » Le problème, c’est que Faulkner n’avait pas du tout envie d’être le meilleur. Il a eu une scolarité difficile, n’a pas fait d’études supérieures. Puis il s’est dit que s’il devenait écrivain, comme son oncle, il serait lavé de tous ses péchés, comme son oncle. Ma première femme, Yvonne, avait lu Pendant que j’agonise. Elle m’a tout de suite conseillé de le lire. Elle savait qu’il y avait dans ce livre de quoi me réjouir comme lecteur et de quoi m’apprendre comme aspirant écrivain. C’était la première fois que je lisais du Faulkner et j’ai eu un sentiment très étrange, très fort. Il écrivait de telle manière qu’il amenait le lecteur là où il voulait, sans jamais lui indiquer clairement le point d’arrivée. C’est-à-dire qu’il disposait un tas d’informations sans jamais indiquer de conclusion ou de résolution, mais le lecteur était amené lui-même à cette résolution. Faulkner ne vous dit pas quoi penser mais il aide votre pensée à cheminer. J’étais très impressionné et ça m’a aidé à réfléchir sur mes propres écrits. Ensuite, j’ai lu De bruit et de fureur, un livre encore plus surprenant et exigeant. A côté, Pendant que j’agonise est simplissime. Avec De bruit et de fureur, on n’a pas l’impression de lire un livre, on a le sentiment de le vivre. J’ai découvert tous ces livres de Faulkner pendant mes années d’université et quand j’étais ingénieur mécanicien. Un soir, j’emmenais ma femme au restaurant, Faulkner était assis quelques tables plus loin avec sa compagne. Je suis allé vers lui pour lui dire que j’avais lu tous ses livres et que je l’admirais. Il m’a remercié avec son accent
traînant du Sud puis m’a serré la main. Je déteste jouer les groupies, mais là, il fallait que ça sorte. Quelques années plus tard, je publie The Long haul, puis je suis engagé à Warner. Et qui se trouve dans le bureau voisin du mien ? Faulkner ! Je lui demande « Vous vous souvenez de moi ? » Il me répond « Bien sûr. » Il habitait un hôtel sur Hollywood Bvd. « Vous y allez comment ? En taxi. Ben, plus maintenant. » Désormais, c’est moi qui le raccompagnais en voiture. Warner avait la meilleure écurie d’écrivains et scénaristes, pour rien. Ils ne les faisaient pas beaucoup bosser, ils les engageaient surtout pour le prestige de la maison et pour qu’ils n’aillent pas chez les concurrents.
Vous collaboriez parfois avec lui ?
Oui. Warner voulait qu’on se motive ou s’influence mutuellement. Faulkner écrivait des pages et des pages de dialogues. Je lui disais qu’il fallait raccourcir parce qu’on était dans le cadre d’un film. Alors, il me laissait couper. Jusqu’à son prix Nobel, Faulkner n’avait aucune sécurité, il gagnait tout juste de quoi vivre. Après le Nobel, il est rentré chez lui dans le Sud et je savais que je ne le reverrais plus. Il a vécu en Virginie, il n’était pas heureux, il a même subi un traitement de choc. C’est sans doute pour cette raison que son dernier roman ne fonctionne pas : le traitement de choc efface le passé, la mémoire.
Vous avez aussi travaillé pour Paramount, Fox… Perceviez-vous des différences entre les différents studios ?
Pour moi, tous les studios étaient les mêmes. Ils passaient leur temps à transformer et violer les histoires originales des scénaristes pour les conformer à leur vision des gens. Mais les gens ne sont pas comme ça et pour cause ! Les grands boss des studios n’avaient pas la moindre idée de ce à quoi ressemblaient
vraiment les vraies gens. Je peux vous donner un tas d’exemples où on a modifié mon travail à mon avis pas en mieux. On a ainsi changé la fin de La Maison dans l’ombre (de Nicholas Ray, 1951, avec Robert Ryan, Ida Lupino) : un petit garçon mourait en tombant d’une falaise ; c’est devenu un petit garçon qui glissait dans des pierres et tombait aux pieds d’un flic bullshit ! Cela étant, j’aime quand même beaucoup ce film, Nick Ray était un bon réalisateur. Pour la première partie du film, quand on suit de près les tournées nocturnes des flics, j’avais fait des recherches très documentées, j’avais passé du temps avec les patrouilles de police pour observer le quotidien de leur boulot. Cette partie du travail est fondamentale du point de vue du réalisme et de la crédibilité d’un film. Ce que je préfère, c’est qu’on me fiche la paix, que je puisse travailler comme je veux et qu’on ne touche pas à mes écrits.
Vos rapports avec Darryl Zanuck étaient-ils du même ordre qu’avec Jack Warner ?
Zanuck était un homme de petite taille mais un big shot, un caïd. Il donnait des ordres à tout ce qui bougeait. Moi, je me foutais un peu de son autorité. Quand on était dans son bureau, il fumait souvent de gros cigares, sans en offrir évidemment. Alors, je lui demandais « Puis-je avoir un cigare ? » Et il m’en donnait un (rires)… Ensuite, un loufiat lui amenait un Coca. Alors, j’en demandais un aussi, et je l’avais (rires)… C’était ma façon de lui dire « Espèce d’enfoiré de ta mère, tu crois vraiment que t’es le roi des rois ? »
En 1955, vous signez le scénario du cultissime En quatrième vitesse de Robert Aldrich.
C’est Aldrich qui m’a proposé de lire le bouquin de Mickey Spillane pour en tirer un scénario. Je n’aimais pas beaucoup ce livre, je le trouvais banal. J’ai récrit toutes les scènes d’ouverture, la fille perdue dans la nuit, le cadavre, l’imperméable sur la route, les clés. Les clés menaient à ce placard où se trouve « le coffre ». C’est moi qui ai introduit l’histoire sur les essais nucléaires, la bombe atomique, tout l’aspect apocalyptique du film. Dans le bouquin, quand Mike Hammer ouvre le placard, il trouve des boîtes en carton contenant de la dope. Je me souviens avoir pensé « Putain, encore une énième histoire de dope ! » Bon, on était dans les années 50, en pleine guerre froide, la population était encore marquée par les bombes que nous avions lâchées pour raser deux villes japonaises, etc. Je me suis dit qu’il fallait introduire cette dimension contemporaine dans le film. J’ai inventé cette fameuse valise brûlante, le rayon incandescent qu’elle émettait dès qu’on l’entrouvrait… Tout ça, c’est moi. Le petit mécanicien grec qui fait « Vavavaoum » n’était pas non plus dans le livre de Spillane. Deux semaines avant sa mort, Aldrich m’a passé un coup de fil : « Salut Bob, qu’est-ce qui t’amène ? Je faisais du rangement et je suis tombé sur le scénario d’ En quatrième vitesse. Je l’ai relu. Je m’étais toujours demandé comment j’avais pu réaliser un tel film en vingt jours. Maintenant, je sais. Tout était déjà dans le scénario, il n’y avait plus qu’à rouler. » Il exagérait, il a fait un superbe boulot de mise en scène. Mais quand même… Quand Truffaut s’est renseigné sur les tenants et aboutissants de ce film, il en a conclu que j’étais aussi un cinéaste Nouvelle Vague !
Votre dernier travail connu est encore une affaire d’arnaque. Vous avez écrit le pilote du feuilleton Big valley (1963) et vous vous êtes fait gruger par le producteur Lou Edelman.
Oh oui. Et j’ai tué Lou Edelman. Involontairement, certes, mais je l’ai tué. Lou Edelman m’avait fait signer le contrat avec ABC pour écrire cette série. Il a utilisé ce contrat pour vendre les droits et a fini par gagner un paquet de pognon parce que la série a été un gros succès. Moi, j’ai jamais vu la queue d’un centime. Barbara Stanwyck, la vedette du show, a reçu sa part parce qu’elle était prête à aller devant les tribunaux tous crocs dehors. Je ne me suis pas lancé dans un procès parce que ça m’emmerdait et que je voulais concentrer mon énergie et mon temps sur mes travaux d’écriture. Toujours est-il qu’un jour j’ai Edelman au téléphone. Il avait l’air bien embêté et m’a demandé si j’allais le poursuivre. Il s’attendait à ce que je l’insulte, me mette en pétard et lui colle un procès. Mais rien de tout ça. Je lui ai dit très calmement « Lou, pourquoi serais-je en colère contre toi ? » Lui, il savait parfaitement pourquoi, et il savait que je savais. Résultat, il est mort quelques jours plus tard d’une crise cardiaque ! Tué par la culpabilité. Achevé par sa mauvaise conscience.
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