Oscillant entre tragédie et optimisme, Aki Kaurismäki n’a eu de cesse d’exprimer un amour profond pour son pays. Alors que sort L’Homme sans passé, portrait d’un cinéaste sans compromis.
Au début de L’Homme sans passé, un ouvrier venu chercher du travail à Helsinki se fait assommer et perd la mémoire. Contraint de reconstruire sa vie à partir de rien, il trouve l’amour et s’emploie à définir les valeurs selon lesquelles il veut agir : L’Homme sans passé, une histoire sur des gens qui savent encore faire preuve de tendresse. Une histoire sur la formation d’un véritable pays du tiers-monde au c’ur d’un Etat-providence, la Finlande, contrée lointaine aux confins de l’Europe. L’histoire aussi d’une farce grossière de la bureaucratie moderne, d’une tragédie éclairée par un humour chaleureux, d’un drame optimiste. Une histoire, et un auteur de 45 ans qui n’a pas oublié certaines choses qui peuvent paraître très simples mais semblent de moins en moins comprises. L’amour de son prochain. La solidarité. Le fait que l’on peut être économiquement faible sans pour autant être idiot.
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Les films d’Aki Kaurismäki sont bien souvent mieux accueillis à l’étranger que dans son pays, ce qui est étonnant. L’homme est en effet on ne peut plus finlandais, et personne n’est plus attaché que lui à la culture de son pays, n’en connaît plus à fond la littérature, n’aime aussi passionnément sa musique. Ses films regorgent de références aux particularités de la civilisation finlandaise et de son univers matériel. Kaurismäki est un homme avec un passé, avec dans les veines l’histoire de son pays tout autant que l’histoire du cinéma, dont les nouveaux réalisateurs finlandais se sont débarrassés, cultivant un réalisme provincial étroit complètement hermétique au spectateur étranger. C’est pourquoi Aki est un oiseau rare et précieux dans son propre pays. Et que, dans la Finlande « bruxellisée », il fait figure d’extraterrestre.
Au point que le succès de ses films est une épreuve pour les diplomates finlandais, effrayés de voir contrecarrer leurs tentatives de vendre à l’étranger des chromos idéalisés de la Finlande. Kaurismäki montre un pays en voie de désertification, s’enfonçant dans l’alcoolisme et l’endettement, miné par une balance des paiements déficitaire. Une Europe des inégalités de classes et des extrêmes, au moment même où la rhétorique officielle tente de l’occulter.
Mais Kaurismäki aime les Finlandais et il leur ouvre ses portes, comme celle du Corona, le bar le plus populaire d’Helsinki, et de son voisin le Moskova, véritable perle dont le décor, le juke-box, les boissons et jusqu’au public sont la copie conforme du style réaliste socialiste incarné par les toilettes de la gare de Leningrad. Aki est aussi le patron de l’hôtel-restaurant Oiva à cinq kilomètres du centre de Karkkila, sa miséreuse ville natale , avec sa piste de danse en plein air, autre lieu emblématique de l’âme des Finlandais, à mi-chemin entre la nature sauvage et la civilisation, qui ne les a finalement jamais complètement rattrapés.
L’établissement dont le nom signifie « l’excellent » est situé en pleine forêt, soigneusement à l’écart de tout. C’est certainement un des plus étranges lieux de pèlerinage de l’Europe d’aujourd’hui, décrit dans le film le plus incompris et le plus détesté de Kaurismäki, Leningrad Cowboys Meet Moses, son second long métrage avec les Leningrad Cowboys. Un dernier regard sur une Europe à des années-lumière du glorieux nouveau monde de Bruxelles et de Strasbourg.
Fidèle à la Finlande, Aki Kaurismäki est également fidèle au Festival du soleil de minuit, où les films sont projetés 24 heures sur 24 dans un cadre naturel exceptionnel, baigné par la lumière de l’été arctique, au nord du cercle polaire. C’est d’ailleurs la lumière aussi intensément présente dans les films de Kaurismäki que dans ceux de Fellini qui a toujours été au c’ur de ce festival, tant sur les écrans que dehors, quand, au sortir de la salle de cinéma, le spectateur se retrouve en plein soleil à trois heures du matin. Chabrol, Sautet, Powell, Fuller, de Toth, Joseph H. Lewis, Fleischer, Demy, Donen, Hellman, Coppola… Aucun réalisateur important n’a encore refusé l’invitation. Et tous se souviennent d’Aki qui, au début, était le « directeur technique » du festival, ne quittant guère sa cabine de projection.
Les films de Kaurismäki, s’ils sont minimalistes, n’en sont pas moins traversés par de plus larges desseins. La situation géopolitique de la Finlande entre l’Est et l’Ouest, par exemple, est montrée avec pertinence, à travers des personnages tels que la délicieuse Tatiana ou les Leningrad Cowboys, extravagants rockeurs coiffés d’une banane, dont le nom résume cette situation si particulière et si profondément inscrite dans l’âme finlandaise, au point d’intersection de deux systèmes cosmogoniques.
A cet égard, l’enregistrement du concert des Cowboys et de l’armée Rouge (en juin 1993, dans le centre d’Helsinki), Total Balalaika Show, fut considéré comme « un jalon du kitsch postmoderne » par le cinéaste Chris Marker : « Outre son évident aspect pittoresque, (ce concert recèle) des moments d’émotion pure et, quand les historiens chercheront une image emblématique de ce bref automne d’utopie qui a suivi la chute de l’Empire, je doute qu’ils puissent trouver quoi que ce soit de plus significatif et de plus poignant. »
Les uvres de Kaurismäki possèdent une étonnante exactitude sismographique. Sa version de Hamlet, par exemple, donne une image de l’imbécillité tragique de la spéculation boursière et des faillites de banques qui fait froid dans le dos quelques années avant que la Finlande ne sombre dans cette situation. Dans ce film, les intérêts des chantiers navals s’opposent à ceux des canards en plastique. Hamlet, qui possède 51 % de la vieille firme familiale, ressemble à un grand enfant grassouillet, mais il est en même temps l’une des personnalités les plus influentes de la vie économique, et sait par moments taper du poing sur la table (« Le chantier naval ne fermera pas, et on ne vendra pas les scieries. »). Il se contente cependant de gribouiller des dessins bizarres pendant les réunions.
L’ uvre de Kaurismäki est également marquée par de grandes synthèses invisibles. Malgré son esthétique épurée, La Fille aux allumettes en est l’exemple même. C’est à la fois un mélodrame, un récit réaliste et un conte un film pratiquement muet, au langage sonore exceptionnellement riche. Face à la logorrhée des séries télévisées et à la réduction surréaliste des moyens de compréhension de la langue et/ou de la communication, cette attitude a valeur de manifeste.
Que l’on songe un peu à l’un des sujets de fierté de la Finlande moderne, le fabricant de téléphones portables Nokia. Statistiquement, la Finlande est le pays du monde où les portables et Internet sont les plus répandus. Les Finlandais compensent là leur mutisme et se construisent un ersatz d’identité. Et que l’on songe ensuite au semblant de famille de l’héroïne de La Fille aux allumettes, dont l’un des membres est la télévision. Cette dernière est toujours allumée, et même sa mire constitue une nourriture spirituelle suffisante. C’est un « interlocuteur » imaginaire, mais cependant réel, dans une dimension absurde, dont la permanence (le discours ininterrompu) dicte les conditions de la communication moderne (et de son impossibilité de fait).
Au loin s’en vont les nuages met en scène un couple ordinaire. Lui est chauffeur de tramway, elle maître d’hôtel, mais ils perdent tour à tour leur emploi. Mais ce sont des losers kaurismäkiens, donc indomptables, et cette histoire qui nous montre la vie et la manière de passer le temps de petits entrepreneurs et de petites gens prend la dimension d’un panorama ou d’une anthologie des situations fabriquées par le chômage : une crise conjugale, décrite sans exagération ; des pressions à la limite du supportable ; des solutions toujours on ne peut plus individuelles.
Personne n’est catalogué comme l’un de ces « chômeurs » dont le martyre, observé de haut au cinéma ou à la télévision, est l’une des formes de moquerie caractéristiques de la mentalité superficielle de l’industrie du divertissement. Chez Kaurismäki, le concret et l’abstrait s’entremêlent naturellement. On sent souffler dans cette uvre l’esprit de la mythique guerre d’hiver finlandaise. La devise « Pas question d’abandonner un camarade » n’a jamais été aussi magnifiquement exprimée à l’écran que dans la scène d’Au loin s’en vont les nuages où les principaux protagonistes, quand ils se préparent à ouvrir un nouveau restaurant, vont arracher à sa bande de clochards leur ami cuisinier tombé dans la débine. Il est difficile d’imaginer que quiconque d’autre qu’Aki Kaurismäki puisse inventer une telle séquence.
Au début de 1994, le supplément mensuel du plus grand quotidien finlandais, Helsingin Sanomat, a demandé à un certain nombre de personnalités de répondre à la question suivante : « Quel est le sens de la vie ? » L’affaire était sérieuse, car les auteurs de la question étaient des élèves du primaire, et à cet âge on ne joue pas avec de telles choses. Beaucoup restèrent perplexes, mais une réponse se détacha des autres : « Le sens de la vie est de se forger une morale personnelle qui respecte la nature et l’homme, puis de s’y tenir. »
Cette réponse d’Aki Kaurismäki vaut aussi pour sa propre vie, dans laquelle il refuse tout compromis. Il y a un mois, il a renoncé à se rendre à New York parce qu’Abbas Kiarostami n’avait pu obtenir de visa. Il y a deux semaines, à l’occasion d’une Journée des SDF, cent séances gratuites de L’Homme sans passé ont été organisées dans différentes régions de Finlande. Aki Kaurismäki est décidément un oiseau rare.
Par Peter von Bagh
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