Après les biopics de chanteur·euses, de peintres et d’entrepreneur·euses, il faut désormais compter sur les biopics d’objets. Le placement produit à son apogée.
Le placement de produit, on le sait, est contemporain du cinéma. On le trouve dès les origines, chez les frères Lumière – qui filmèrent en 1898 des ménagères nettoyant leur linge avec du savon Sunlight –, ou un peu plus tard chez Fatty Arbuckle et Buster Keaton — qui travaillent dans une station essence de la marque Red Crown dans Le Garage, en 1920. Mais ces derniers mois, le procédé s’est radicalisé à travers une poignée de longs métrages : ce n’est plus le produit qui est placé dans un film, c’est le film qui est placé autour d’un produit. Les titres, de fait, ne trompent pas : Air (bientôt sur Prime Video), Tetris (déjà sur Apple TV+) et BlackBerry (en salle le 12 mai).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Construits comme des biopics classiques, ils racontent respectivement l’histoire d’une paire de baskets emblématique (les Nike Air Jordan), d’un jeu vidéo culte et du premier smartphone, exactement comme on le ferait pour Gandhi, Elvis Presley ou Martin Luther King. On a assisté, ces dix dernières années, à la sortie d’une vague de films portant sur des entrepreneur·euses, qui n’étaient toutefois pas des célébrations béates : The Social Network (Facebook), Steve Jobs (Apple), The Founder (MacDonald’s), Super Pumped (Uber)… La nouveauté, ici, c’est que les bâtisseur·euses d’empire (le PDG de Nike), les visionnaires (l’inventeur russe de Tetris) et les génies (les ingénieurs de Blackberry) sont en retrait. Ce sont des managers ternes mais filous (Matt Damon, Taron Egerton, Glenn Howerton) qui occupent le devant de l’affiche, aux côtés, bien entendu, des produits qu’ils et elles promeuvent. La marchandise est reine, le marchand roi, et Guy Debord n’en peut mais.
La Matrice a gagné
N’attendez pas de ces films le moindre regard critique sur leur sujet. Quelques clins d’œil discrets tout au plus, pour faire croire que l’on n’est pas dupe. L’idée, ici, est véritablement de fétichiser jusqu’à la nausée – et non sans talent, il faut l’admettre – des produits du passé. De nous rappeler ou de nous convaincre, par une forme aussi enrobante que possible, à quel point ces artefacts furent des doudous générationnels (pour les X et les Y, le public visé). Aux mêmes qui se sont nourri·es, surtout dans les années 1990, début 2000, de récits raillant la vie de bureau (Office Space), le fétichisme marchand (Fight Club), les rouages implacables de la machine (The Matrix), la monstruosité des yuppies (American Psycho), on offre aujourd’hui cet opium nostalgique. Et le shoot est puissant. La Matrice a gagné, constatait Lana Wachowski dans le génial Matrix Resurrections, pour qui les bad guys ultimes étaient les managers sournois en sneakers, soit précisément les héros de Air, Tetris ou BlackBerry…
C’est l’aboutissement du “réalisme capitaliste” qu’a si bien décrit Mark Fisher en 2011 : “Le capitalisme est ce qui reste lorsque les croyances se sont effondrées au niveau de l’élaboration rituelle ou symbolique, et qu’il ne reste plus que le consommateur-spectateur, se frayant un chemin à travers les ruines et les reliques.” Game over ? Pas nécessairement.
Rien ne dit d’abord que cette tendance sera pérenne, si le box-office n’est pas au rendez-vous. Surtout, quelque chose, dans le monde réel, pas celui des écrans, semble offrir encore un peu de résistance. En France, on manifeste en ce moment même, massivement, contre cette vision du monde strictement managériale. Aux États-Unis – on en parle peu –, on assiste aussi au plus grand mouvement de contestation sociale d’après-guerre, avec “des grèves par milliers depuis deux ans et demi”, d’où peut-être cet “effort vigoureux, à Hollywood, pour contrer la radicalisation en cours de la classe ouvrière”, analyse sur Twitter le rappeur et cinéaste marxiste Boots Riley. Son Sorry to Bother You reste d’ailleurs l’un des meilleurs antidotes à tous ces films.
Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 19 avril. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
{"type":"Banniere-Basse"}