Chaque mois, Jean-Marc Lalanne, rédacteur en chef des Inrocks, convie un invité à explorer son rapport aux images dans l’émission « Dans les yeux de… » sur Radio Nova. Et qui de mieux qu’Agnès Varda, dont le film qu’elle a coréalisé avec JR est sorti ce mercredi, pour discuter de ce sujet, elle qui n’a cessé de jouer avec les images, de les sublimer et de poétiser le réel tout au long de sa passionnante carrière.
En 1955, Agnès Varda, jeune photographe et apprentie cinéaste, réalise son premier long métrage La Pointe Courte, tourné sur ses terres d’enfance (Sète), avec Philippe Noiret et Silvia Monfort. A l’époque la Nouvelle Vague n’est qu’à son balbutiement et les jeunes turcs des Cahiers se préparent à réaliser leur premier long métrage. C’est donc avec la sortie en 1962 de Cléo de 5 à 7, récit de vie et de mort de la jeune Cléo (Corinne Marchand) qu’Agnès Varda s’impose comme la (seule) figure féminine de la Nouvelle Vague. Celle qui fut la compagne de Jacques Demy, a depuis construit une carrière passionnante, passant allègrement de son travail de plasticienne et de photographe à son statut de cinéaste.
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Après ses Plages d’Agnès en 2008, couronné du César du documentaire l’année suivante, qui s’annonçait comme son dernier film, la revoilà presque dix ans plus tard, repartie sur les routes de France, avec l’artiste JR comme nouvel acolyte, pour dénicher à nouveau dans l’ordinaire des paysages de France une matière cynégétique faite de rencontres. L’occasion évidente de revenir avec elle sur son lien si particulier aux images de ses films, de ses photos mais aussi à celles des peintres et artistes qu’elle admire tant « comme le travail de Boltanski » qui l’a fascine.
« C’est l’image qui compte »
C’est à l’adolescence qu’Agnès Varda se passionne pour la peinture et se plait à collectionner des reproductions de tableaux qu’elle colle sur les murs de sa chambre :
« J’ai des armoires remplies de livres d’art. J’avais des reproductions quand j’étais jeune fille. Je me rappelle que l’une des images qui m’avait impressionnée c’était les mains de Dürer, des mains de vieux. A l’époque de l’adolescence, on achetait une petite reproduction et on la mettait dans sa chambre. Vers 20 ans j’en ai eu une de Van der Weyden avec ces deux anges très sérieux, très attentifs. J’aime aller voir un vrai Magritte, un vrai Renoir, mais la reproduction ça me va c’est l’image qui compte. »
Autodidacte, Agnès Varda apprend la photographie d’abord, et le cinéma ensuite, toute seule. Elle se nourrit des cours auxquels elle assiste – notamment à l’école du Louvre de Paris – mais en refusant le statut d’étudiant et le système de note qui va avec :
« J’étais très indépendante, je n’ai pas fait d’études enfin j’ai fait des études moi-même en allant à des cours formidables. Je voulais apprendre mais je ne voulais pas être étudiante, je ne voulais pas avoir d’examen. Je n’ai pas plus que le bac mais j’ai beaucoup appris. »
Car chez Varda on apprend en faisant : « Quand je suis devenue photographe j’ai commencé à regarder des photographies, quand je suis devenue cinéaste j’ai commencé à regarder des films. »
« L’image des femmes m’a toujours intéressée«
Jeune elle se définie comme « hardie, indépendante », elle qui à l’âge de 19 ans voyageait seule et allait pêcher sur les bord de Sète. C’est d’ailleurs ce caractère là qui a fait de l’artiste une icône féministe :
« L’évolution des femmes m’a toujours intéressée parce que je ne voyais pas pourquoi elles ne pouvaient pas faire des choses difficiles. Mais moi j’étais rebelle je crois, naturellement rebelle à l’idée qu’on allait me donner un rôle, me suggérer de me marier, de faire un métier calme. »
« L’image n’existe pas pour moi si elle n’est pas regardée ».
Mais ce qui anime par dessus tout celle qui a « toujours été fascinée par les images offertes dans la rue » – qu’elle filmait déjà dans Mur, Murs en 1982 dans les rues de Los Angeles – c’est le regard et son apprentissage.
« J’ai fait une émission qui s’appelait Une minute pour une image qui passait sur FR3 le soir. L’idée était de proposer une photographie à quelqu’un sans dire de qui elle était, et d’en parler durant une minute. Ça pouvait être une image de Robert Doisneau commentée par une boulangère, comme ça pouvait être une autre image commentée par Delphine Seyrig, Marguerite Duras ou un philosophe. L’image n’existe pas pour moi si elle n’est pas regardée. C’est la base de la photographie. Une photographie posée sur une table c’est un bout de papier qui est mort. Le premier regard la fait vivre. Il y’a toujours ce que ça représente et ce que cela suscite. Le commentaire sur l’image m’a toujours fascinée. »
Et cette fascination a toujours infusé son cinéma. Varda n’a cessé de jouer avec les images (et les mots) pour transfigurer le réel, rendre beau le banal, le quotidien : faire d’une main vieillie un tableau, d’une patate germée un coeur. C’est donc en somme rendre visible l’invisible, regarder et ne pas simplement voir ce que l’on ne montre pas (ou peu) : ce sont les commerçants de la rue Daguerre de Daguerréotypes, les glaneurs cherchant la nourriture jetée des Glaneurs et la Glaneuse ou encore ces statues soulevant de leurs robustes bras des édifices tout entier qu’on avait oublié de regarder dans Les dites Cariatides.
« L’image des gens qui sont morts me manque«
Mais paradoxalement cette faiseuse d’image n’a jamais capturé les choses intimes de sa vie :
« Je n’ai pas documenté ma propre vie. Je suis capable de vivre avec intensité sans capter les moments. Je le regrette. Par exemple je connaissais Jim Morrisson et je n’ai pas fait de photographies de lui. Les paparazzis le suivaient tout le temps. Je pensais que c’était un geste d’amitié de passer des soirées avec lui, des après-midis ici dans la cour sans faire de photos. Je continue à croire que c’était gentil mais l’image me manque. L’image des gens qui sont morts me manque et dans le cas de Jim c’est évident. »
« Le souci de netteté est un souci bourgeois«
Il y a chez Agnès Varda, coiffée de son éternelle coupe au bol – « la même depuis que j’ai 19 ans » – désormais bicolore qui lui aura valu le ravissant surnom de « Mamita-Punk » par ses petits enfants, toujours cette même candeur, cette manière de rendre plus gaies les choses les plus douloureuses même lorsqu’elle évoque sa perte de vue progressive, qui hante Visages, Villages :
« Tu sais, maintenant j’ai les yeux esquintés (…) C’est rigolo parce que ça me gêne pas tellement, je vois flou, et toi comme je te connais je te restitue complètement. Cartier Bresson disait que le souci de netteté était un souci bourgeois, ou un syndrome. Et quand on ne voit pas bien, ce qui est mon cas, est-ce que c’est très gênant? Non parce que j’ai bien vu. »
Du haut de ses 89 ans, Varda reste ouverte au monde qui l’entoure, même si la profusion quotidienne d’images l’amène parfois à s’interroger : « Est-ce qu’on prend le temps de les regarder? Les gens passent beaucoup de temps à faire des selfies, pour se prouver qu’ils existent en image » Mais cela ne fait pas d’elle une bougonne fermée aux nouvelles technologies, loin de là. Récemment, encouragée par JR, elle a ouvert son propre compte Instagram qui compte déjà une quinzaine de postes, de photos et courtes vidéos.
« J’ai un compte Agnès Varda officiel et il y a déjà 18 200 personnes ! Alors ça je ne comprends pas, je préfèrerais que les gens viennent voir mes films. La première image est celle d’un chat en métal mexicain. Après, il se trouve que je suis allée cueillir les premières patates Bonnotte de Noirmoutier, qui est une patate spéciale qui pousse dans l’algue. Après il y a une photo de JR où j’ai écrit « on part à Cannes », puis celle de nous deux dans une piscine. L’autre jour j’ai mis une chose jolie : des ouvriers étaient en train de goudronner la rue juste devant ma porte, alors j’ai écrit « attention n’entrez pas aujourd’hui c’est le 5 juin l’anniversaire de Jacques, mon coeur est en goudron » mais la prise de vue n’était pas bonne. J’en ai refait une pour qu’on voit bien les petits portraits où l’on voit la tête de Jacques. Je sais que quand je mets quelque chose avec Jacques, ça fait plaisir aux gens qui aiment Jacques Demy et il y’en a beaucoup. »
« Le plus chéri des morts » n’est jamais bien loin quand Varda parle et surtout de cinéma car « Aimer le cinéma c’est aimer Jacques Demy, la peinture, la famille, les puzzle » disait-elle dans ses Plages d’Agnès.
Pour écouter l’émission en intégralité c’est ici.
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