Un château décati, un Paris enchanté, des aristocrates qui trinquent avec des clochards, un marabout et quelques chiens : c’est Adieu, plancher des vaches ! d’Otar Iosseliani, sublime farandole polysémique, comédie aussi hilarante qu’élégante. Adieu, plancher des vaches ! procure une joie intense, un sentiment d’euphorie qui persiste longtemps après la projection. Peut-être parce que […]
Un château décati, un Paris enchanté, des aristocrates qui trinquent avec des clochards, un marabout et quelques chiens : c’est Adieu, plancher des vaches ! d’Otar Iosseliani, sublime farandole polysémique, comédie aussi hilarante qu’élégante.
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Adieu, plancher des vaches ! procure une joie intense, un sentiment d’euphorie qui persiste longtemps après la projection. Peut-être parce que ce film oublie d’en imposer et de s’imposer, qu’il laisse son spectateur libre de choisir ce qu’il veut dans la vaste fresque qui lui est proposée, libre de rêver à d’autres raccords et d’autres collisions, d’imaginer à sa guise d’autres possibles et d’autres combinaisons, libre aussi de laisser quelques données pour mieux en prendre d’autres. Adieu, plancher des vaches ! porte bien son titre, plus léger que l’air, d’une grâce aérienne, portée par une virtuosité telle qu’elle a la suprême élégance de se faire oublier et de faire la part belle aux blancs et aux trous qui rendent la lecture plus aisée et plus jouissive. Bien sûr, il y a de la maîtrise chez Iosseliani, beaucoup de soin et de travail, beaucoup de minutie afin d’ordonner les multiples hasards des rencontres et des trajets. Mais cette parfaite maîtrise n’est pas de celles qui s’exhibent. Mieux vaut être traité de « vieux farceur » par les fâcheux et autres sentencieux que risquer de sombrer dans le détestable « esprit de sérieux ».
Meccano ouvert aux quatre vents, Adieu, plancher des vaches ! est un film très peuplé, très mouvant et très mouvementé. Tout y tangue dans un roulispermanent qui mêle aristocrates un peu décatis et affairistes sans scrupules, trafiquants d’icônes et couples mal assortis, chansons à boire et soirées mondaines, accortes soubrettes et commerçants sur le qui-vive, mendiants organisés et vieilles dames rançonnées, faux cheminots et vrais ivrognes. On y trouve de tout, y compris un oiseau long sur pattes qu’on appelle marabout, et le cinéaste lui-même en patriarche indigne, amateur de trains électriques, de chiens de chasse paisibles et d’alambics sophistiqués, Otar le bienheureux. Eux aussi choisiront la liberté, le grand large… Otar sauvé des eaux, comme Boudu l’a été avant lui.
Tout cela pourrait être charmant mais gratuit, comme on dit. Ça l’est d’autant moins que s’il porte sur le monde un regard plus amusé que vindicatif, plus sceptique qu’assuré, Iosseliani dresse un constat social d’une drôlerie d’autant plus impitoyable qu’il n’est jamais assené, comme ici ou là, mais juste soupiré à la fin d’un éclat de rire, en sachant bien que la situation est aussi grave que triste. Avec son Paris révélé à force d’être imaginaire, ses dingos et ses châteaux surgis de nulle part, Adieu, plancher des vaches ! est une comédie sociale qui montre tout sans dénoncer personne.
Autobiographie qu’on imagine à peine arrangée d’un vieux maître venu d’ailleurs, muni de ses seules obsessions onanistes en lieu et place de certitudes politiques, le film joue parfois la désuétude dubitative et paraît flotter hors du temps et de l’espace. Alors qu’il ne parle finalement que de notre bel aujourd’hui, qu’il embrasse toutes nos fictions contemporaines et l’état de notre civilisation. Ces grands mots ronflants, le film ne les prononce jamais, ce n’est pas son genre : il a des thèmes et des motifs, une infinité de personnages et de situations, de détails et de pointillés, mais pas de sujet. Il n’empêche qu’au détour d’un raccord, on peut voir apparaître les scandales et les « affaires », la misère et la dure nécessité de sa mise en scène (« Il te manque un chien », fait remarquer le fils de famille au mendiant), l’odieux saccage de ce qui résiste encore aux marchands et la tristesse trop vite qualifiée de « réactionnaire » de ceux qui ne parviennent pas tout à fait à s’en accommoder.
Adieu, plancher des vaches ! est de ces films trop rares qui murmurent leur colère au milieu du tumulte de leurs doutes. Il y a donc ceux qui sont résolument dans le monde (comme la Mère, avec son amant tapiesque et ses trafics juteux de contrebandière au goût du jour), ceux qui s’en méfient tellement qu’ils ont une nette tendance à s’en absenter (comme le Père/Otar, avec ses photos jaunies de femmes nues et ses bouteilles vides et pleines), et ceux qui sont bien décidés à y entrer (comme le Motard, avec ses combines et ses masques), à s’y faire une place au soleil, comme on dit, coûte que coûte. Et puis, il y a celui qui croit encore que la vie peut être double (le Fils, avec ses assiettes mal lavées et sa propension à la bohème), qu’on peut être héritier la nuit et un moins- que-rien le jour. Enfin, il y a celle qui ouvre et clôt le film, la petite fille qui contemple alternativement son drôle d’univers familial et la pluie qui ruisselle sur la vitre du salon, promesse d’ouverture encore floue vers des ailleurs incertains. Tous veulent s’évader, peu y parviendront. Mais avant que ne retombe la chape de plomb du retour aux affaires et à l’ordre des choses, avant la grande normalisation qui sera fatale aux échappées belles et aux travestissements ludiques, Iosseliani poétise le réel en lui accordant une trame souterraine, une existence clandestine et parallèle, faite de mésalliances momentanées et de rencontres improbables, de liens secrets et de frôlements accidentels, de dérèglements invisibles à l’œil nu et de résistances plus ou moins passives à la connerie et à l’emmerdement. La dissidence paradoxalement la plus efficace restant celle que procure la dive bouteille…
Adieu, plancher des vaches ! fonctionne donc comme un réseau de résistance(s), mis en branle sur le principe narratif du marabout-de-ficelle. Et la présence effective de ce volatile, d’abord pris comme reflet animal d’Otar, constitue aussi une discrète redondance burlesque à la structure du film. Car derrière la nonchalance affichée du récit se cache une mécanique de précision qui n’est que fluidité alors qu’elle ne cesse de jongler avec les histoires, les personnages, les silhouettes, les lieux de leurs exploits et leurs modes de transport(s), les à-coups et les répétitions, les allées et les venues. Si le film est si drôle, c’est qu’il parvient à reculer sans cesse les limites du plan, ouvrant tout un champ de possibles à chaque panoramique, jouant à plein régime de la surprise que recèle chaque portion de territoire.
Comme tous les grands cinéastes burlesques, comme Keaton et comme Tati, Iosseliani sait que tout compte dans le plan, mais que rien ne doit y être trop évident, trop visible, que la véritable grandeur consiste à ne pas faire étalage de la perfection. Alors il passe au lieu d’insister, en prenant le risque de décontenancer le spectateur par tant de générosité frénétique plutôt que de s’appesantir sur ses propres trouvailles. Oscillant constamment entre enchantement du monde et constat désenchanté, explosions de joie de vivre et désespoir qui s’insinue doucement, Adieu, plancher des vaches ! gagne à être revu plusieurs fois, pour apprécier encore davantage ses enchaînements secrets et ses gags à entrées multiples, et tenter d’épuiser peine perdue ! toutes les variations de ce grand art de la fugue conçu par un moraliste du plaisir aussi exigeant que rétif à l’idée même de clôture.
L’air de rien, sur un registre faussement mineur qui ne brasse que du très particulier pour aboutir à quelques lois générales, à quelques constantes de l’espèce en société, mais où chacun n’est traité que pour lui-même sans souci didactique d’exemplarité, Adieu, plancher des vaches ! poursuit et atteint un rêve presque aussi vieux que le cinéma, celui du « film total ». En ce sens, et au risque de faire enrager ce sceptique qui se méfie comme de la peste du dévoiement des utopies, Iosseliani est bien l’héritier forcément rebelle du grand Dziga Vertov. Comme lui, mais sans autre discours idéologique que la part du doute et la revendication du droit à la paresse, il scrute les fictions du réel pour nous révéler le ballet de nos aspirations contraires, sa misère et sa noblesse.
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