Adepte du grand écart entre cinéma d’auteur et blockbusters, Adam Driver est en tournage avec Leos Carax. On le verra bientôt au côté de Scarlett Johansson dans Marriage Story de Noah Baumbach, sur Netflix, et dans le prochain Star Wars, réalisé par J. J. Abrams. Rencontre à Londres pour parcourir sa carrière hors normes.
Nous avons rendez-vous avec Adam Driver dans un hôtel branché situé dans une impasse au cœur du Soho londonien. L’acteur de 36 ans débarque de Bruxelles où il tourne actuellement Annette, le prochain film de Leos Carax, une comédie musicale dans laquelle il partage la vedette avec Marion Cotillard.
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Mais c’est sa collaboration avec une autre actrice mondialement connue qui justifie notre rencontre d’aujourd’hui. Dans Marriage Story de Noah Baumbach (film disponible sur Netflix le 6 décembre), il incarne la moitié d’un couple en instance de divorce. Cette autre moitié est jouée par Scarlett Johansson, avec qui il forme un ex-couple terrassant de charme et de fragilité émotionnelle.
Comme Scarlett, tournant Under the Skin entre deux films Marvel, Adam Driver fait partie de ces acteurs dont la filmographie déploie un spectre de cinéma extra-large, allant des blockbusters aux films indés les plus pointus.
Avant le Carax, nous le retrouverons, fin décembre, dans Star Wars, épisode IX : l’ascension de Skywalker de J. J. Abrams. Parmi les acteurs capables d’une telle amplitude de jeu – on pourrait ajouter à ces deux noms ceux de Robert Pattinson, Kristen Stewart et la française Léa Seydoux –, Adam Driver se singularise par un pouvoir de fascination-séduction qu’il exerce auprès de réalisateurs canonisés.
Chez lui, le blockbuster ne prend pas la forme d’un pas de côté. Sa participation à Star Wars ne repose pas sur un désir pour la franchise mais plutôt sur son attirance pour J. J. Abrams ou Rian Johnson. Sa filmographie n’est donc pas un éventail mais une arrête aiguisée sur laquelle il ne cesse d’avancer, mu par l’impérieux désir d’empiler les rôles dans les films de prestigieux réalisateurs, comme s’il s’agissait de collectionner les vignettes d’un album Panini : Clint Eastwood, Steven Spielberg, J. J. Abrams, les frères Coen, Jeff Nichols, Jim Jarmusch, Martin Scorsese, Steven Soderbergh, Terry Gilliam, Spike Lee et prochainement Leos Carax et Ridley Scott.
Si on peut objecter qu’il ne s’agit pas toujours de l’œuvre la plus réussie de son auteur ou qu’il n’y tient souvent pas le premier rôle, avoir tourné avec autant de grands noms en à peine dix ans de carrière est tout simplement ahurissant. Le boyfriend de la série Girls s’est métamorphosé en soldat d’élite du cinéma d’auteur mondial lui dont la carrière d’acteur a débuté lorsuq’il a été démobilisé des Marines à cause d’un accident de vélo seulement trois mois avant que son unité ne parte en Irak.
Son aptitude au grand écart cinématographique se retrouve dans l’ADN de son jeu, mix d’animalité et d’extrême raffinement, de mimiques enfantines et de sagesse, à la fois cool et un peu weird. Il émane de son corps massif et de sa voix caverneuse un sentiment d’imprévisibilité, quelque chose d’éruptif et de tumultueux.
C’est donc un peu inquiet que nous pénétrons dans la chambre où il nous attend. Pour l’amadouer, nous avons apporté un exemplaire des Inrocks datant de décembre 1991. En couverture y figurent, pour la sortie des Amants du Pont-Neuf, Leos Carax et son chien – décédé depuis –, mais dont l’acteur vient d’aider à retrouver le petit-fils (ou la petite-fille) en postant un avis de recherche vidéo sur les réseaux sociaux, le jour où l’animal avait disparu du plateau de tournage. Interpellé, il s’empare du magazine et scrute les noms des artistes présents sur la couverture : Leos Carax en grosses lettres puis, en plus petit, Wim Wenders, Alain Bashung, My Bloody Valentine, Etienne Daho, Paul Auster, Christine Angot. Le jeune homme, cultivé qu’il est, paraît familier d’un bon nombre de ces noms, quand même très indé pour un jeune américain de l’Indiana.
Adam Driver — Vous aviez interviewé tous ces gens dans le même magazine ?… Cool !
Il le repose, l’interview peut commencer.
Marriage Story est votre quatrième film avec Noah Baumbach. Avec Jim Jarmusch et J. J. Abrams, c’est le seul réalisateur avec qui vous avez tourné plus d’un film. Comment est née cette collaboration ?
J’ai auditionné pour Frances Ha, j’ai eu le rôle, et à partir de là, nous sommes devenus très amis. L’intimité d’un tournage fait que l’on côtoie les gens dans des moments où ils sont très vulnérables, où ils sont soumis à une pression extrême, chaque jour. Sur un tournage, la véritable personnalité de chacun se révèle rapidement. Tout le monde a son rôle à jouer pour que les moments où la caméra enregistre soient les plus parfaits possible.
Vous savez, pour moi, la beauté du cinéma est cet art de capter des instants qui, mis bout à bout, forment un film. J’ai tout de suite compris quel type d’instants Noah voulait. Nous avons immédiatement eu une connexion très intense. Nous partageons une philosophie commune à propos de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, sur le degré d’implication que nous sommes prêts à avoir dans la fabrication d’un film. On a donc commencé à se voir en dehors des tournages. Et la suite de nos collaborations est advenue de façon très organique. Le film est né d’une discussion que nous avons eue à table il y a des années. Et il en va de même sur le nouveau projet que nous avons ensemble.
While We’re Young, votre second film avec Noah Baumbach, était déjà un film sur le couple, en l’occurrence la confrontation de deux couples, l’un jeune et l’autre plus vieux. Voyez-vous une continuité entre les deux films ?
Non, c’est très différent. Ce sont deux exemples d’écriture géniale, deux façons de présenter une narration très épurée – un couple se sépare, un jeune couple et un vieux couple se rencontrent –, mais dont les ramifications sont extrêmement complexes. A part cette proximité de structure, ils sont très différents dans les thèmes abordés. Dans le cas de Marriage Story, il est question d’une séparation certes, mais on embrasse aussi la relation entre un réalisateur et une actrice, la jalousie qui existe entre eux, les rapports homme-femme, le rapport à la famille de son ex-conjoint, le rapport à son enfant, le rapport à la façon dont le droit règle le divorce et, bien sûr, la façon dont on fait le deuil d’une histoire d’amour, dont on transite d’une histoire à une autre. Et puis, à un niveau plus théorique, le pari du film est de jouer avec les spectateurs en les faisant successivement passer du point de vue de l’homme à celui de la femme.
Le degré d’intensité émotionnelle du film est assez impressionnant. Noah Baumbach a-t-il une méthode pour obtenir cela de vous ?
Il cherche toujours à être dans une économie de tournage la plus restreinte possible. Si la présence d’un technicien n’est pas vitale à la fabrication du plan, il va lui demander de quitter le plateau. Cela crée un environnement intime et très stimulant, car chaque personne est concentrée à 100 % sur une tâche qui est primordiale pour la qualité du film. Ses tournages sont très intenses. Surtout sur Marriage Story, où chaque scène semblait prévue trop tôt dans le planning du jour par rapport au degré d’implication émotionnelle qu’elles demandaient.
L’un des plus beaux aspects du film est votre complicité avec Scarlett Johansson…
Oui, nous sommes devenus amis. Nous avions pu répéter deux semaines avant le tournage et je savais que cela se passerait extraordinairement bien. Durant ces deux semaines, on a travaillé mais on a aussi pris le temps de se découvrir en tant qu’êtres humains. Sur ce type de tournage, ce type de récit, ne pas s’ouvrir à son partenaire toucherait négativement le film. J’ai essayé d’être aussi ouvert que possible avec elle.
Il s’agit d’une histoire très personnelle puisque Noah Baumbach s’est inspiré de son divorce avec l’actrice Jennifer Jason Leigh. Quelle place a pris son vécu sur le tournage ?
Nous étions ouverts à tout. Mais parfois cela rend service au film de garder des choses à l’intérieur. Ce n’est pas que l’histoire de Noah. Nous avons tous amené notre propre relation au divorce, à l’amour ou au mariage. C’est vrai que Noah a vécu un divorce et qu’enfant il a vécu le divorce de ses parents, mais, moi aussi, j’ai grandi avec des parents divorcés. J’avais exactement le même âge que le petit garçon dans le film quand mes parents ont divorcé. Je suis marié. Scarlett est divorcée. Tout le monde trimbale son lot d’expériences sur ces questions. Certains moments ont forcément fait écho avec nos vies mais nous n’avons pas besoin de parler spécifiquement des détails. Et ceci dit, je pense que l’on peut jouer un divorce même sans en avoir été acteur ou témoin un jour. Cela permet juste d’avoir moins de devoirs à faire à la maison.
Dans ce film, vous jouez un réalisateur, dans Paterson de Jim Jarmusch, vous incarniez un poète, dans Inside Llewyn Davis des frères Coen, vous êtes un musicien. Envisagez-vous un jour de cesser de servir la création d’un auteur pour signer vos propres créations ?
Non, à ce stade de ma vie, je n’y pense pas du tout. Je suis ravi d’être acteur et je n’ai aucune curiosité pour la réalisation. J’ai, par contre, une vraie curiosité pour les réalisateurs et j’ai eu la chance de pouvoir travailler avec des auteurs très talentueux.
Il y a certes un facteur chance mais il doit forcément y avoir une forme d’ambition qui l’accompagne chez vous.
Oui, c’est vrai. C’est une combinaison de facteurs. Je ne me sens pas entièrement responsable des belles choses qui m’arrivent. Pour moi, c’est évident de vouloir travailler avec les meilleurs réalisateurs. Mais je peux le vouloir très fort sans que cela se produise. La chance a un rôle à jouer. Aujourd’hui, j’ai le luxe d’avoir plus de contrôle sur cela. Mais dès le début de ma carrière, j’avais en tête une liste de réalisateurs que j’admirais et avec qui je voulais faire un film.
Avez-vous le sentiment de tracer un territoire au travers de vos différents rôles ?
De façon abstraite, je vois ce que vous voulez dire mais, instinctivement, je ne pense pas de cette façon. Que voulez-vous dire par territoire ?
Une œuvre qui affiche une forme de cohérence.
Cohérence… Je ne sais pas (il laisse passer un long silence). Faire un film est une opportunité incroyable, vous créez un document qui durera pour l’éternité, sur une histoire qui, avec un peu de chance, parlera aux gens. Le cinéma est un art démocratique, les films peuvent aller partout dans le monde. Mais c’est très exigeant pour ceux qui travaillent dans cette industrie. Je me sens souvent isolé, loin de mes proches pendant des mois. Je ne ferais pas ça si je ne pensais pas que cela avait un sens profond, pour moi ou pour les autres. J’ai besoin de sentir une forme d’urgence chez les gens avec qui je travaille, une urgence à raconter leur histoire.
Et ce sens profond pour vous, ce serait quoi ?
Je ne sais pas ce qui a du sens. Quelquefois, c’est le personnage. Et au fond, je pense que le sens de ce que je fais, le sens du cinéma, le sens d’un film n’a rien à voir avec moi. Je suis au service du sens. C’est pour cette raison que j’ai tellement envie de travailler avec de grands auteurs, parce que je crois dans leur capacité à insuffler du sens au cinéma.
Quel rapport entretenez-vous avec les images de vous-même à l’écran ?
Je n’aime pas regarder un film dans lequel je joue. Je ne tourne pas dans un film pour me voir ni pour voir la réaction des gens quand ils me regardent. Je le fais pour la collaboration avec les réalisateurs et pour être sur un tournage. Le produit fini, lorsque j’y joue, m’intéresse peu. J’aime travailler avec des gens et résoudre des problèmes, c’est ça mon truc. On pourrait penser qu’il y a un désir de ressentir des choses, de me glisser dans la peau de personnages mais ce n’est pas non plus ça qui m’excite. Mon travail n’est pas de ressentir des choses mais de faire croire que j’en ressens.
https://www.youtube.com/watch?v=nHZH9_lkWTQ
Comment vous êtes-vous intéressé au cinéma d’auteur ?
Quand j’étais au lycée, il y avait un magasin de location de VHS dans mon quartier. La ville d’Indiana où j’ai grandi n’était pas un endroit très riche culturellement. Le cinéma a été ma fenêtre vers d’autres cultures que celle de l’Amérique profonde. Je me suis donné une éducation grâce aux films que j’empruntais. Aimer Jim Jarmusch, John Ford et Martin Scorsese m’a mené au cinéma européen, à la Nouvelle Vague, à Bande à part de Jean-Luc Godard, mais aussi au cinéma asiatique, à Akira Kurosawa.
Vous vous êtes intéressé tout seul à ce cinéma ou quelqu’un vous y a initié ?
J’avais un grand-père qui était fan de cinéma et qui enregistrait les films qui passaient à la télévision pour que nous les regardions ma sœur et moi. Il avait même créé une sorte de catalogue où chaque film était décrit par une petite notule qu’il avait écrite. Il est décédé il y a peu et j’ai tout récupéré. Nous avions tous les films avec Eddie Murphy, et puis plein de films d’action comme L’Arme fatale ou Die Hard, et aussi tous les films avec John Wayne.
Des films très virils !
Oui. J’ai découvert une touche plus sensible par la suite. Surtout grâce à la Nouvelle Vague. Mais ces films ont été ma porte d’entrée vers… Midnight Cowboy (John Schlesinger, 1969 – ndlr), qui n’est pas européen mais qui a été mon point de bascule entre le western et le cinéma indépendant.
A part John Wayne, quels autres acteurs admiriez-vous plus jeune ?
J’avais une petite peinture en bois avec le casting du Parrain dans ma chambre. C’était de très mauvais goût, mais j’adorais cet objet. J’avais aussi des posters de Robert De Niro et d’Arnold Schwarzenegger, que j’ai toujours d’ailleurs. Michael Jordan a aussi eu une grande influence sur moi, par sa ténacité.
A quel point avez-vous changé depuis vos débuts dans Girls ?
Je crois que j’essaie d’aller vers plus de dépouillement dans mon jeu. Avec Girls, j’ai pu expérimenter pendant six ans, apprendre à me sentir en confiance sur un plateau et à être efficace.
Vous êtes en plein tournage du film de Leos Carax, ça se passe bien ?
Oui, c’est assez incroyable de tourner avec lui. C’est une comédie musicale, une sorte d’opéra-rock. Le groupe Sparks écrit la musique. Cela fait six ans que j’en parle avec lui, essayant d’accorder nos emplois du temps pour pouvoir tourner ce film. C’est enfin le cas, et j’en suis très heureux. Leos est un réalisateur unique en son genre. C’est un des plus grands réalisateurs vivants.
Vous chantez ?
Tout le monde chante. Mais comme vous le verrez et pouvez déjà l’imaginer, ce n’est pas une comédie musicale conventionnelle. Chanter m’effraie au plus haut point dans la vie, même si je l’ai déjà fait dans des films comme Inside Llewyn Davis ou Marriage Story.
Quand vous jouez dans Star Wars, vous avez l’impression de vous éloigner du cinéma d’auteur ?
Star Wars est un immense blockbuster mais je ne trouve pas le travail très différent à vrai dire. Il est évident que le rythme et le nombre de personnes sur le plateau ne sont pas les mêmes, mais j’essaie de faire de ma performance dans Star Wars quelque chose d’aussi incarné que mes performances dans des films indépendants. Si j’ai accepté de faire les films, ce n’est pas pour la franchise Star Wars, c’est parce que J. J. Abrams ou Rian Johnson en étaient les réalisateurs. Il s’agit de la même ambition : créer des moments forts, vrais et les mettre bout à bout pour faire un film. La seule différence ici est que j’ai un sabre laser dans la main.
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