Catherine Breillat signe un grand film de manipulation inspiré par ses déboires avec l’arnaqueur de célébrités Christophe Rocancourt. Jusqu’où peut-on aller par pulsion suicidaire ?
De corps sexuel, désirant et désirable, Catherine Breillat est passée sans transition à celui qui traverse le monde sur une béquille. Un corps malade, souffrant, peut-être frigide, privé de vie charnelle et sans accès à l’éros des autres. Un corps qui, peut-être pour la première fois en quatre décennies de réalisation, est le sien, qui se découpe durement sur la toile. Que s’est-il passé ?
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En 2005, la cinéaste est victime d’un AVC qui a pour conséquence la paralysie du côté gauche de son corps. Deux ans plus tard naît le projet d’un film intitulé Bad Love, mettant en scène l’ex-top model Naomi Campbell et Christophe Rocancourt, condamné pour avoir escroqué des stars. En 2009, Breillat révèle avoir été à son tour délestée de plus de 700 000 euros par son “acteur”, dans un livre intitulé Abus de faiblesse paru chez Fayard.
C’est bien un entichement de nature suicidaire que la version filmique de ces aveux met en lumière. Comment une femme lucide, qui a toute sa tête, que son entourage qualifie volontiers de “perverse”, aimant “humilier les hommes”, va-t-elle tomber sous le joug d’un manipulateur lui extorquant des chèques à quatre zéros ?
Abus de faiblesse dessine plusieurs hypothèses, qui frappent toutes par leur justesse, comme autant de pentes irrésistibles où s’engage le personnage prénommé Maud : fragilité posttraumatique, fascination amoureuse, culpabilité sociale, dévotion de l’artiste pour son modèle, masochisme…
La force du cinéma de Breillat consiste à ne disqualifier aucune piste, tout en construisant patiemment le portrait de cette femme. Esquissé touche par touche, à coups de rire enfantin et de regard implacable, de grâce et de handicap, de désinvolture et d’inertie, ce profil féminin révèle une opacité rare dans les films, portés sur la caractérisation
des héroïnes. On ne sait jamais ce que pense celle-ci, quel élan habite la raideur de ce corps, affublé d’un bras rabougri façon capitaine Crochet.
Huppert, dans une immense et géniale intuition de jeu, sait que ce membre est d’or, son meilleur allié, et lui prête toutes les vertus, à la fois burlesques (le bras-phallus dressé comme un obstacle gênant entre elle et son “ami”) et dérangeantes (la pénible scène d’ouverture du paquet de jambon). En face, le rappeur Kool Shen, éblouissant dans son premier grand rôle au cinéma, forme un bloc de virilité, de tendresse et de fourberie, un étalon indomptable maniant à haute dose toutes les armes de la perversion.
Pour tisser cette toile, Breillat ne fait pas dans la dentelle, renouant avec son habituelle sécheresse de mise en scène, montage acéré et coupes au couteau. Une image propre, une lumière quasi clinique pour dire la plus grande froideur, l’exploitation consciente d’un être qui attend sans broncher sa condamnation.
La chute aurait pu être encore plus impitoyable. Maud en vient à camper dans une maison insalubre qu’elle n’a plus les moyens d’aménager. Dans ce bordel monstre, où son tortionnaire s’invite chaque nuit, elle campe une vieille maîtresse sur le point de s’éclipser. Pour toujours.
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