A la veille de la présentation à Venise de Mary, son nouveau film avec Juliette Binoche, promenade au long cours avec Abel Ferrara dans son nouveau lieu de résidence, l’Italie, entre Rome, l’île de Procida et Naples où il est devenu metteur en scène de théâtre. A la fois transformé et tel qu’en lui-même, il se montre tour à tour facétieux, ultraspeed, mystique et soumis à une nouvelle addiction : la consommation effrénée d’eau minérale.
Par Hélène Frappat Photo Vincent Ferrané
Depuis presque deux ans il vit reclus, sortant peu le jour (« Tu as vu quoi de la ville ? (vague) Oh, on se balade, parfois… »), travaillant la nuit dans une maison au pied du Janicule qui fut celle, jusqu’à sa mort, du peintre et cinéaste underground Mario Schifano, hôte de passage de la Factory et amant chevaleresque de Marianne Faithfull, pour laquelle il échangea une toile contre un manteau de fourrure dans un magasin de la très chic via dei Condotti à Rome.
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Depuis presque deux ans, Abel Ferrara a quitté New York pour s’installer en face du Tibre, à cent cinquante mètres de la résidence de Bernardo Bertolucci, et de tout ce que Rome compte d’écrivains et d’artistes, dans une magnifique impasse dominée par les murailles de la prison historique de Regina Coeli, bloc d’obscurité et de silence à quelques mètres d’un des quartiers les plus déchaînés de la capitale, le Trastevere.
« Il y a deux jours la rue était cernée par les flics et les journalistes quand ils ont amené les terroristes des attentats de Londres ici ! » Abel Ferrara semble presque étonné qu’une agitation autre que celle qui anime chaque nuit son loft ait pu parvenir jusqu’à cette impasse, décor idéal pour un repère de vampires ou de fantômes.
DES STRIP-TEASEUSES À LA PUTAIN
C’est dans cette rue qu’a pris forme son nouveau film, Mary, récit de l’identification d’une comédienne (Juliette Binoche) au rôle de Marie-Madeleine. Avant, Ferrara avait subi le renvoi (provisoire, me dit-il) de deux projets, en particulier Go Go Tales (l’histoire de trois filles dans une boîte de strip-tease), pour lesquels il avait été invité en Italie par le producteur italien Andrea De Liberato (qui a récemment coproduit l’adaptation par Brian De Palma du Dahlia noir de James Ellroy). « Au départ, ce n’était pas une décision consciente de venir vivre à Rome. Depuis très longtemps, mes films ont des financements européens, et on est venus ici parce qu’on avait trouvé un producteur. »
Comme souvent, Abel Ferrara laisse alors son designer (scénographe) et alter ego, Frank DeCurtis Italo-Américain élevé à New York dans la croyance que sa famille descendait du grand acteur napolitain Totò (Antonio De Curtis) le soin de rectifier, ou de compléter, ce qu’il vient de dire : « On s’est engagés à rester pour faire Go Go Tales, et une fois à Rome on n’est pas rentré à New York pendant presque un an ! (Frankie a l’air de se demander comment cela est possible…) Rome est devenu notre home-base. »
Moi, je n’y vois aucun hasard, encore moins depuis la nuit, cet hiver, où j’ai découvert un premier montage de Mary dans l’appartement, séparé seulement de celui d’Abel par un numéro de la rue où s’étaient installés ses deux monteurs, un jeune Américain (repéré par Ferrara pour son travail sur le portrait d’Arafat par Oliver Stone) et Fabio Nunziata, monteur, entre autres, des réalisateurs siciliens Daniele Ciprì et Franco Maresco (« Fabio m’a fait voir Le Retour de Cagliostro… J’ai beaucoup aimé… sinon il me tuait ! »). C’était pendant l’agonie interminable du pape Jean Paul II. Rome bruissait jour et nuit du survol des hélicoptères, la RAI suspendait ses programmes de nuit dans l’espoir, sans cesse déçu, de diffuser la mort du « père de la nation » en direct. Entre le début de l’agonie du pape et son enterrement, un mois plus tard, Abel Ferrara allait se livrer, sur la scène du Mercadante à Naples, à sa première mise en scène de théâtre, une adaptation d’une pièce d’Edward Albee dont l’intrigue ésotérique tourne autour des mystères de la croyance catholique (lire encadré p. 46).
DES BOUTEILLES VERTES ET BLEUES
Il n’y a pas de hasard à ce qu’Abel Ferrara soit venu faire ce film-là, Mary, à Rome. « Ici, à Rome, tout le monde te demande de prendre parti pour ou contre la religion, alors qu’à New York le fait d’être catholique n’a aucune importance. En ce sens, le fait de vivre à Rome a beaucoup influé sur un scénario que j’avais écrit il y a cinq ans. » Et qu’est-ce qu’il pense de la relation intime qui existe entre cinéma et religion ? Il est deux heures du matin, par une nuit d’août caniculaire, Abel Ferrara achève le mixage de Mary dans un studio situé en contrebas de la gare Termini (qui sera bientôt rebaptisée gare Jean Paul II par le maire socialiste de Rome ).
J’ai à peine bredouillé ma question qu’il m’attrape par le bras (« You’re very philosophical! ») et m’entraîne hors du studio. « Let’s walk! » Je m’apprêtais déjà à traverser la via Cavour en direction de la volée de marches qui conduisent à la basilique Santa Maria Maggiore lorsque je me retrouve au comptoir d’un pub cerné d’écrans géants braillant des clips. On se croirait dans la version doublée en italien d’une scène new-yorkaise de Ferrara. Lui est en train de dévaliser un frigidaire d’où il extraît plusieurs bouteilles d’eau. Depuis qu’il se concentre sur son mixage, Abel Ferrara a l’air de consommer exclusivement de l’eau minérale, qu’il avale en quantités astronomiques, alternant aqua liscia et leggermente frizzante. Un soir où nous avions rendez-vous, j’ai dû le ravitailler en bouteilles bleues et vertes.
Il m’entraîne à nouveau vers le studio, et tandis qu’en chemin je déroule mes obsessions, expliquant que dans le sourire de Juliette Binoche j’ai retrouvé l’éclat de Marilyn (« You’re absolutely right »), il me ramène brusquement en salle de mixage : « You must see that! It’s beautiful! » Sous l’énorme time-code de l’écran, Heather Graham, nue, au lit, dans les bras de Forest Whitaker, raconte de sa voix enfantine et rauque à quel point il est difficile, pour une actrice, de revenir au monde lorsque son rôle l’en a coupé : « Fucking Tony! C’est la responsabilité du metteur en scène de l’aider. » Sur le dos nu d’Heather Graham commence le ballet des surimpressions où se cache peut-être le sens du film : rues new-yorkaises, désert d’Israël, foules anonymes, déambulation solitaire de l’actrice.
MIRACLE DE LA NEIGE
Passer du temps avec Abel Ferrara, c’est être traversé, exactement comme le spectateur de ses films, par le jeu de ces surimpressions, où des personnages (Abel et sa bande, Frankie et des ravissantes jeunes actrices italiennes et américaines, ou encore les « producteurs » qui ont sauvé Mary, deux industriels bolognais du textile, vitelloni en chemise blanche ultra-ouverte impressionnés de saluer « il maestro »), des sons (Abel improvisant un solo de guitare, ou bien se déchaînant sur la chanson que le Napolitain Nino D’Angelo a composée pour lui, Ammericano, ou bien reprenant avec l’actrice Myriam Mézières, une nuit qu’elle était de passage à Rome, House of the Rising Sun, Barbara Ann et Bob Dylan), des dérives (de la traversée frénétique de son appartement aux déambulations plus rêveuses dans les rues endormies de Rome) sont projetés, fugitivement, sur le noir de la nuit.
Je n’ai d’images d’Abel Ferrara à Rome que la nuit. « Quand on regarde un film projeté en pellicule, à vingt-quatre photogrammes par seconde, il y a ces arrêts les uns après les autres, et à la fin la salle est restée assise dans le noir pendant huit à dix minutes. » Devant Santa Maria Maggiore, le spectacle commémorant le « miracle de la neige » est fini depuis longtemps (Frankie, qui y a assisté, m’explique qu’il y a plusieurs siècles la neige a sauvé Rome de la sécheresse au mois d’août), on se croirait sur le plateau d’un tournage, et Abel Ferrara déambule devant la basilique en racontant qu’il souffre de ne pas avoir encore vu son film en pellicule. « La vidéo supprime tous ces noirs. » De temps en temps il pointe un doigt vers Frankie (« Frankie, check me that! »), désignant une date en caractères romains, le porche d’une église, l’interphone à l’entrée d’un immeuble ou le vide.
Passer du temps avec Abel Ferrara, c’est expérimenter la manière dont, dans sa vie, il surimprime cet abandon au délire nocturne (d’autant plus saisissant dans les rues paisibles et provinciales de Rome) avec une obsession pour la précision de tout ordre. De même que Mary est un manifeste poético-lyrique d’une précision impitoyable sur la forme contemporaine de la violence qui réduit l’être humain en esclavage, de même Abel Ferrara, même au fond du délire nocturne le plus déchaîné, demeure d’une précision implacable. Je me souviens ainsi d’une nuit où il soumit l’un de ses invités à un véritable interrogatoire, exigeant de connaître dans les moindres détails le déroulement de l’accident en Vespa dont il venait d’être la victime, allant jusqu’à demander qu’il lui mime l’accident, puis reconstituant le crash sur la table avec les gestes possédés d’un metteur en scène. « Ça c’est ton Vespa (en disposant un briquet qui figure la moto)… Et maintenant… Montre-moi où était le bus (s’emparant d’un verre)… Tu as été gravement blessé ? »
SON CORPS DE CINÉASTE
Précision et dérive/obsession et divagation : telle est sans doute la manière dont s’est constitué son corps de cinéaste (dans le sens où Jacques Rivette dit qu’« un cinéaste s’invente un corps à chaque tournage » Rivette dont, à l’improviste, je découvre que Ferrara possède la même intensité sombre du regard). La neige avait fini de tomber sur Santa Maria Maggiore lorsqu’il m’a demandé si j’avais d’autres questions. Alors moi, reprenant maladroitement un dialogue entre Juliette Binoche et Forest Whitaker dans Mary : « The question is: what do you believe « Abel Ferrara, le regard fixé sur l’énorme camion à neige trônant devant la basilique solitaire, sans trop hésiter, a répondu : « What do I believe … Religion. » C’était à Rome, la ville aux centaines d’églises, dont peut-être il ne repartirait jamais. « Rome sucks you in… You never leave! » ||
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